Une tribune pour les luttes

Témoignage : lorsque l’indépendance énergétique fut l’alibi créé de toute pièce par des intrigants et intérêts financiers pour lancer le nucléaire

Article mis en ligne le vendredi 21 juin 2013

Suite à l’intervention de Jacques Rey le 11 juin à Mille Babords autour du nucléaire français organisée par le groupe des Amis de la Terre des Bouches du Rhône (du nucléaire militaire au nucléaire civil, les organismes d’Etat et les filières industrielles, le choix d’une programmation massive de centrales à eau pressurisée, le fonctionnement des centrales et leur dangerosité avérée)

L’idéologie et la propagande officielle font croire au peuple français que c’est au nom de l’indépendance nationale que la filière nucléaire française civile fut lancée. Faux évidement : outre son interdépendance au nucléaire militaire et à la bombe atomique qui a besoin des radio-contaminants des centrales civiles pour sa fabrication et son entretien, le choix fut guidé aussi par des groupes d’intérêts financiers au coeur même de l’Etat français mêlant intimement politiciens et patronat. Retour sur l’Histoire. Témoignage au sein même de l’appareil et du dispositif...

" En tant qu’ancien ingénieur au département théorie et service neutronique d’EDF dans lequel j’ai été embauché en 1967, je souhaite vous livrer mon témoignage concernant le lancement du nucléaire en France et le pseudo argument d’indépendance énergétique." Jacques Rey, docteur en physique nucléaire, ancien chercheur au commissariat à l’Energie atomique, ancien ingénieur au service d’études générales nucléaires d’EDF

En 1967, le cœur du réacteur nucléaire graphite-gaz est en cours de conception pour réalisation à Bugey dans l’Ain. Des expériences de neutronique sont en cours sur les installations de Cadarache (pile César) dans les Boûches-du-Rhône. Une commission EDF-CEA (Commissariat à l’énergie atomique) est chargée de faire le point régulièrement sur l’avancée des études et sur la politique nucléaire civile en cours. Parce que le CEA ne veut pas donner à EDF la théorie permettant l’interprétation des expériences en vue de définir les caractéristiques neutroniques du cœur réalisées sur la pile César, il m’est demandé de retrouver cette théorie (trois mois de calculs). Je suis ensuite détaché au Service des Piles atomiques à Cadarache pour suivre les expériences en vue de définir les caractéristiques neutroniques du cœur graphite-gaz prévu pour Bugey.

Options politiques du développement de l’énergie nucléaire

Plusieurs raisons, non liées, vont orienter le développement des choix de la filière nucléaire.

Du fait des relations « à couteaux tirés » entre EDF et le CEA, EDF cherche à changer de filière pour se débarrasser de la tutelle pesante du CEA. Mais elle n’a pas a priori de choix de filière arrêté, et le choix reste ouvert. L’industrie française pense qu’il y a des profits à faire avec le développement du nucléaire, dont on pense qu’il va se développer massivement dans le monde. Il faut donc construire une centrale qui serait une vitrine exemplaire de l’énergie nucléaire. Ici interviennent deux personnalités majeures à l’époque, à savoir Georges Pompidou (ndlr : parti UNR, RPR devenu depuis UMP), Premier ministre et Valéry Giscard d’Estaing (ndlr : parti UDF-PR devenu Modem et UDI), ministre de l’Économie et des Finances. Ces deux hommes sont respectivement les chefs de file de deux groupes financiers et industriels : Pompidou avec le groupe Compagnie Générale d’Electricité (CGE) et Giscard avec le groupe Creusot-Loire, en association avec Jeumont-Schneider, et une banque dont le frère de Giscard est le Directeur (lien ici). Le groupe lié à Pompidou crée, pour lancer le développement nucléaire, la filiale SOGERCA, avec l’achat de la licence états-unienne General Electric (réacteur à eau bouillante). Le groupe lié à Giscard crée, lui, le groupe Framatome, avec l’achat de la licence américaine Westinghouse (réacteur à eau pressurisée).

Le choix de la filière nucléaire

EDF, qui cherche à se débarrasser du CEA, s’oriente dans un premier temps vers la filière anglaise des réacteurs à haute température, qui peuvent être considérés comme une technologie prolongeant la filière graphite-gaz. Mais le CEA réussit à s’infiltrer dans cette voie, qui est rapidement abandonnée. Pour EDF, la seule voie possible pour se défaire du CEA est d’une part de changer de filière, et d’autre part, d’aller se faire la main sur une nouvelle filière à l’étranger. Dès 1970, il est prévu qu’un réacteur prototype de la filière à eau pressurisée sera construit à Feissenheim, en Alsace, et qu’un réacteur à eau bouillante sera construit à Bugey dans l’Ain. Les groupes Pompidou et Giscard se neutralisent.

EDF n’a aucune expérience des réacteurs à eau pressurisée et à eau bouillante et n’a aucun code de calcul de cœur relatif à ces technologies. Il se trouve que le groupe américain Westinghouse installe à la fin des années 60 une tête de pont à Bruxelles pour envahir l’Europe avec ses propres réacteurs nucléaires. Pour se débarrasser du CEA, EDF va avec Electrabel, l’électricien belge, monter une filiale franco-belge qui va construire le premier prototype à eau pressurisé en Belgique sur le site de Tihange.

En 1970, il m’est demandé d’établir la théorie de calcul de réacteur à eau. Puis, je suis détaché après ce travail, en 1971, au service de physique mathématique du CEA à Saclay, en région parisienne, pour mettre au point avec une équipe du CEA, le code de calcul d’un cœur à eau pressurisée. Fin 1971, ce travail est terminé et je vais être muté à la région d’équipement basée à Lyon.

Cette région a pour mission de terminer la construction et la mise en route du réacteur graphite-gaz, le dernier de la filière française, et de concevoir et construire le réacteur à eau bouillante prévu pour le site de Bugey. Le constructeur de la partie nucléaire est SOGERCA, du groupe Pompidou. Cette mission va être brutalement arrêtée au bout de quelques mois. L’ordre m’est donné à 8 heures du matin par la Direction d’EDF d’arrêter toute discussion avec SOGERCA, que nous devions rencontrer à 9 heures dans nos bureaux : on ne reparlera plus jamais des réacteurs à eau bouillante.

Il y a tout lieu de penser que la découverte du cancer de Pompidou a ruiné les espoirs du groupe industriel qui lui était lié à la CGE. Le groupe lié à Giscard va donc rester seul en lice et sans concurrent. La filière à eau pressurisée va pouvoir se développer à bride abattue pour le plus grand profit possible.

Le nucléaire et l’indépendance énergétique

Ce qui précède montre qu’à aucun moment ce ne sont pas des considérations de politique énergétique qui auront orienté les choix de filière nucléaire mais des considérations de politique industrielle (chaudronnerie, tuyauteries, pompes, génie civil). En principe, au début des années 70, c’était la commission Péon (lien ici), nommée par le gouvernement, qui devait décider du programme électronucléaire mais cette commission par sa composition était largement influencée par les industriels qui y siègaient. Le choix du nombre de réacteurs à construire n’a rien à voir avec les impératifs de fourniture d’énergie électrique. La crise pétrolière va simplement être un bon alibi pour justifier des choix industriels déjà décidés.

Valéry Giscard d’Estaing : quel réseau d’influence ?<:b>

- Valéry Giscard d’Estaing a épousé en 1952, Anne-Aymone Schneider, la petite-fille du baron Charles Schneider, et se trouve ainsi lié à l’un des plus gros groupes industriels européens de l’époque : le groupe Empain-Schneider. C’est ce groupe à travers sa filiale Framatome-Creusot-Loire, qui en France détient le brevet des réacteurs PWR (brevet américain Westinghouse), la seule filière technologique qui sera développée pour le parc de centrales nucléaires d’EDF quand VGE sera président de la république.

- Jacques Giscard d’Estaing, cousin de Valéry Giscard d’Estaing. a été directeur, en 1975, de la SOMAIR (la société des mines d’uranium de l’Aïr) au Niger. Il est aussi au Conseil d’administration de la COMUF (compagnie des mines d’uranium de Franceville) au Gabon, et développe des relations avec le Centre-Afrique de Bokassa. En 1976, quand Westinghouse sort de Framatome, c’est Jacques Giscard d’Estaing qui est chargé de lier les activités du Commissariat à l’énergie atomique et de Framatome.

- Philippe Giscard d’Estaing, frère de Jacques : il est administrateur de Thomson-CSF qui travaille pour le nucléaire.

- Enfin, François Giscard d’Estaing, frère de Jacques et Philippe : il est PDG de la Banque française du commerce extérieur (BFCE). Dans ces années là, la France est l’un des pays les plus proliférant et vend du nucléaire partout. Valéry est alors le représentant de commerce du nucléaire et toute les ventes passent par la BFCE.

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Source : Nucléaire : la démocratie bafouée – La Hague au cœur du débat » de Didier Anger ( 280 pages)

en savoir plus : http://www.dissidentmedia.org/
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