Une tribune pour les luttes

Trappes : ce que le voile dévoile.

Nicolas Bourgoin

Article mis en ligne le mardi 30 juillet 2013

Les échauffourées récentes du quartier des Merisiers à Trappes, largement médiatisées, sont la énième répétition d’un scénario déjà bien rodé : un contrôle d’identité musclé est effectué par des forces de l’ordre agissant en territoire conquis, les intéressés se rebiffent, certains sont placés en garde à vue, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre, les jeunes attaquent le commissariat du quartier et s’en prennent au mobilier urbain, les renforts de police affluent… et c’est l’escalade. Fait aggravant : la personne contrôlée par la police portait le voile intégral. Symbole du communautarisme islamique et de refus de l’ordre républicain, le voile représente une menace sérieuse pour les élites politiques dominantes qui ont fait de son éradication une priorité expresse. La dernière loi en date, celle du 20 octobre 2010 interdisant le port du voile intégral, à l’origine directe des événements de Trappes, est symptomatique de la vision néo-coloniale qu’elles ont des classes populaires issues de l’immigration.

La communauté musulmane vivant sur le sol français est régulièrement stigmatisée par les élites politiques et les experts et identifiée à une menace associée au terrorisme, aux trafics ou à l’intégrisme religieux. Cette tendance s’est affirmée depuis une vingtaine d’années et aujourd’hui la population maghrébine est érigée au rang d’un véritable ennemi intérieur, stigmatisation qui témoigne de la prévalence des politiques assimilationnistes[1]. Les discours alarmistes et racistes sont relayés par les mass media qui font pression auprès des instances gouvernementales pour le durcissement des mesures de contrôle de l’immigration et pour le renforcement de la protection de la population, parfois en lançant de véritables campagnes pour l’expulsion des immigrés clandestins. Ce rejet de la communauté musulmane prend la forme d’une stigmatisation de ses attributs identitaires religieux, en particulier du voile islamique qui a fait l’objet de nombreuses campagnes médiatiques depuis la fin des années 1980[2] lors de la montée en force du FIS en Algérie.

Les multiples « réflexions » ou « conventions » sur la réglementation du port du voile, dont les conclusions sont invariablement les mêmes, sont l’exemple type du débat-écran dont la fonction est de masquer les problèmes réels (recul des services publics et développement du chômage et de la précarité, en particulier dans les quartiers populaires) en présentant un bouc émissaire parfait c’est-à-dire visible, fragile et isolé. Elles sont a chaque fois l’occasion de réactiver la figure de l’ennemi intérieur socio-ethnique. Cette manipulation politico-médiatique a notamment été utilisée en mars 2004 au moment même où l’État-providence subissait de violentes attaques (démantèlement des services publics, baisse de la protection sociale) et ce tout en divisant les forces progressistes, une partie des organisations politiques ou syndicales de gauche et d’extrême-gauche ayant pris position pour l’interdiction du voile sous couvert de « défense de la laïcité ». A cette occasion, la chasse aux élèves voilées a été pour les enseignants à la fois un exutoire et une revanche contre la défaite du mouvement d’opposition à la réforme des retraites du printemps 2003 et plus généralement contre les politiques d’austérité touchant l’institution scolaire, ainsi qu’un moyen de réaffirmer leur autorité mise à mal par la dégradation continue de leurs conditions de travail.

Ces attaques sont révélatrices du regard que portent les élites politiques en particulier et la bourgeoisie en général sur les populations issues de l’immigration post-coloniale[3]. De ce point de vue, les multiples « débats » sur le voile ou la laïcité ont eu pour effet de normaliser l’islamophobie et de marquer l’avènement d’un racisme d’État[4] qui s’est institutionnalisé avec les lois interdisant le port du foulard[5] et celui de la burqa (dans ce dernier cas, la contrevenante s’expose à une amende de 150 euros et se voit soumise à l’obligation de suivre un stage de citoyenneté). Cet impérialisme culturel est facteur de stigmatisation des anciens peuples colonisés considérés comme sous-humanisés, réduits au statut de serviteurs dociles et « invisibles » devant renoncer à leurs attributs identitaires et sommés de se soumettre aux lois de la République. Cette violence symbolique ne manque pas d’évoquer la fameuse cérémonie du dévoilement à Alger[6]. La réaffirmation légale des « principes républicains » conduit au rejet des musulmans récalcitrants – « se dissimuler le visage, c’est porter atteinte aux exigences minimales de la vie en société[7] » – par un processus raciste de normalisation de l’espace public qui tend à exclure les manifestations visibles de la religion musulmane d’un nombre croissant de lieux : pour le port du voile : les écoles (y compris devant les établissements), les cantines publiques, les piscines, les services publics, et même l’espace para-familial avec le proposition de loi visant à étendre l’obligation de neutralité des professionnels de la petite enfance adopté par le Sénat le 17 janvier 2012 ; pour celui de la burqa : la totalité de l’espace public… Cette politique répressive qui tranche avec la relative tolérance dont bénéficiaient les populations maghrébines au début des années 1980 est le symptôme parmi d’autres d’une fascisation rampante de notre société[8]. Les attaques gouvernementales contre la pratique religieuse des musulmans sous prétexte de défense des « valeurs républicaines », d’affirmation des « racines juives de la France[9] » ou « d’héritage de la chrétienté[10] » se sont encore intensifiées depuis 2007 à tel point qu’une partie de la droite a fait sécession sur cette question en refusant de participer au dernier débat en date sur la laïcité. Cette dernière convention sur l’islam et la laïcité s’est tenue à Paris en avril 2011, au moment même où le gouvernement français envoyait des troupes en Lybie – intervention militaire crûment qualifiée de croisade par le ministre Claude Guéant[11], lequel récidivera d’ailleurs moins d’un an plus tard en affirmant que « toutes les civilisations ne se valent pas »[12]… Elle a débouché sur 26 propositions regroupées dans un « code de la laïcité » encadrant les tenues, les signes et les pratiques religieuses et visant à faire respecter la neutralité des services publics vis-à-vis des religions, plus généralement à faire prévaloir les lois « républicaines » sur les lois religieuses. Étaient visées en particulier les pratiques religieuses des musulmans considérées comme menaçantes pour l’ordre public (prières de rue, abattage rituel, port de signes religieux, refus de soins dans les hôpitaux,..). Ces campagnes idéologiques ont pour effet d’exacerber le racisme anti-musulman dans la population française dont l’intensité progresse nettement depuis une dizaine d’années[13]. Selon le rapport du Collectif Contre l’Islamophobie en France, les agressions physiques ou verbales contre les musulmans ont augmenté de 72 % en 2011 par rapport à l’année précédente. Depuis 2005, leur fréquence a été multiplié par 6 dans un contexte, il est vrai, d’amélioration technique de leur dépistage[14].

Le rôle de bouc émissaire endossé par le musulman a une triple fonction : resserrer symboliquement le tissu social autour du rejet d’une victime de substitution, minimisant les clivages de classe au profit de « différences culturelles » séparant les « Français musulmans » des « Français de souche », affaiblir la combativité de la classe dominée en la divisant et produire un écran idéologique occultant le fonctionnement réel de la société, notamment le parasitisme de la grande bourgeoisie et la politique de classe de l’État, tout en offrant un défouloir aux frustrations sociales. Le racisme qui, selon les mots de Sartre, « permet aux serviteurs de communier avec leurs maîtres » en masquant la question sociale par la question ethnique, est un auxiliaire indéfectible de la classe dominante.

[1] Voir V. Geisser, La nouvelle islamophobie, Éditions La Découverte, 2003.

[2] Voir P. Bourdieu, « Un problème peut en cacher un autre. Sur l’affaire du foulard islamique » in Interventions 1961-2001, p.304.

[3] P. Bourdieu, « Un problème peut en cacher un autre. Sur l’affaire du foulard islamique », op.cit.

[4] Voir P. Tévanian, Le racisme républicain. Réflexions sur le modèle français de discrimination, L’esprit frappeur, 2002.

[5] Loi encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics du 3 mars 2004.

[6] Voir H. Bouteldja, De la cérémonie du dévoilement à Alger (1958) à Ni putes, ni soumises : l’instrumentalisation coloniale et néo-coloniale de la cause des femmes, lmsi.net, 20 juin 2007.

[7] Circulaire relative à la loi n° 2010-1192 du octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public.

[8] Voir « Voile islamique » in P. Tévanian et S. Tissot, Dictionnaire de la lepénisation des esprits, L’esprit frappeur, 2002, pp.327-339.

[9] Sarkozy au dîner du CRIF, 10 février 2011.

[10] Sarkozy au Puy-en –Velay, 3 mars 2011.

[11] Le Figaro, 22 mars 2011.

[12] AFP, 5 février 2012.

[13] Perception du racisme dans l’opinion publique, CNDH, Institut TNS/Sofres, 2011.

[14] Rapport sur l’islamophobie en France, CCIF, 11 avril 2012.

Nicolas Bourgoin est démographe, maître de conférences à l’Université de Franche-Comté, membre du Laboratoire de Sociologie et d’Anthropologie de l’Université de Franche-Comté (LASA-UFC). Il est l’auteur de trois ouvrages : La révolution sécuritaire aux Éditions Champ Social (2013), Le suicide en prison (Paris, L’Harmattan, 1994) et Les chiffres du crime. Statistiques criminelles et contrôle social (Paris, L’Harmattan, 2008).

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