Une tribune pour les luttes

" Dans le contexte de la mondialisation, les Roms, ou plutôt ceux qui sont désignés comme tels, sont utiles au pouvoir."
(...)"Expulser des Roms est une manière de produire de la nationalité"

Propos de Michel Agier (ethnologue et anthropologue), auteur de "La condition cosmopolite", extraits d’un interview de Caroline Fouteau pour Médiapart le 9 juillet 2013.

Article mis en ligne le vendredi 2 août 2013

« Les ethnies n’existent plus nulle part comme formes d’organisation sociale, économique, culturelle ou cultuelle autonome comme elles ont pu l’être au moment où ce terme a été créé. Ce qui existe aujourd’hui ce sont des identités ethniques dans des contextes complexes, de plus en plus individualisés. Les gens se déplacent, la migration est généralisée, tous les endroits du monde sont connectables. C’est à ce moment, paradoxalement, que l’identité ethnique est instrumentalisée. Les Roms ne sont plus nomades depuis des décennies. Ils migrent parce qu’ils ont perdu leur travail et sont discriminés dans leur pays d’origine. L’une des spécificités de cette population est d’être marginalisée économiquement et socialement. La question rom est liée à la crise post-guerre froide. Ces personnes ont été laissées pour compte de la transition dans les pays de l’Est et ont cherché à s’installer ailleurs que dans leur pays d’origine. En ce sens, elles symbolisent l’échec de l’Union européenne à constituer un espace de libre circulation. Mais ces migrants ne peuvent pas être confondus avec les personnes qu’on appelle “gens du voyage” et qui sont d’ailleurs pour la plupart de nationalité française. »

« Dans le contexte de la mondialisation, les Roms, ou plutôt ceux qui sont désignés comme tels, sont utiles au pouvoir. Au moment où les États-nations périclitent, où la crise économique fragilise les sociétés “occidentales”, les gouvernants ont besoin de ce nom pour créer un dehors. Ils ont besoin de faire croire à leur altérité absolue, de les constituer en étranger ennemi, pour faire exister leurs frontières. Expulser des Roms est une manière de produire de la nationalité, tout comme expulser des Afghans ou reconduire à la frontière des migrants venus d’Afrique. »

« Gouverner, aujourd’hui, consiste à assigner des places à des personnes selon la catégorie de population à laquelle elles sont identifiées. L’assignation identitaire est non seulement un acte de domination et une violence qui nie les subjectivités. Mais cela constitue aussi une mise à l’écart. En désignant “les Roms”, le pouvoir énonce deux décrets de ségrégation, il les nomme et les met à l’écart de la société, des droits. D’une certaine manière, l’État les place hors-État pour se décharger de sa responsabilité en matière d’intégration. »

"Il suffit de peu de mots, il suffit qu’un ministre ou qu’un président montre l’ennemi pour que partout chacun s’empare de cette figure. Le peuple, les riverains, les voisins, reconnaissent cet ennemi comme leur ennemi. Il suffirait que les élites aillent dans l’autre sens, fassent la pédagogie de l’altérité plutôt que de l’identité, pour renverser la tendance. Comme les gens circulent de plus en plus, ces questions se poseront avec de plus en plus d’insistance. Il y a une responsabilité des élites à s’occuper de cela. À l’ère de la mondialisation et de l’Europe, l’État-nation ne correspond plus qu’à une toute petite partie de notre cadre de vie. En se repliant de manière un peu pathétique sur elle-même, la France prend du retard par rapport à d’autres pays qui font attention à accueillir les étrangers. "

« Il est intéressant de noter que l’on a cessé de parler de bidonville pour parler de campement rom. La notion de bidonville inclut la reconnaissance d’être dans la ville, son usage met en évidence la responsabilité des pouvoirs urbains et politiques. Avec le camp, on bascule dans l’exception. Outre son poids historique évident, ce terme place les personnes qui y vivent en dehors de la ville, de la responsabilité urbaine et donc de l’État. »


Source : http://npaherault.blogspot.fr/2013/07/roms-manuel-valls-tend-le-piege.html

Michel Agier est ethnologue et anthropologue, Directeur de recherche à l’IRD et Directeur d’études à l’EHESS. Ses recherches portent sur les relations entre la mondialisation humaine, les conditions et lieux de l’exil et la formation de nouveaux contextes urbains.

La Condition cosmopolite par Michel Agier

La mondialisation libère les uns et oppresse les autres. Et dans cette partition du monde, chacun est renvoyé à une identité prétendument essentielle et « vraie ». D’où un véritable « piège identitaire », négation de l’autre et de sa subjectivité, parfois justifié par l’anthropologie - à l’opposé de sa vocation humaniste et critique. Face à ce défi, le regard contemporain sur le monde doit être repensé, en dépassant le relativisme culturel et ses « ontologies » identitaires.
Dans ce livre, Michel Agier prend une position résolument « décentrée », invitant le lecteur à reconsidérer les sens et les usages de la frontière : lieu de passage, instable et sans cesse négociée, elle nous fait humains en instituant la place et l’existence sociale de chacun tout en reconnaissant celles des autres. Le mur est son contraire : il incarne le piège identitaire contre l’altérité.
Cette enquête sur l’état du monde et sa violence, sur les frontières et les murs, sur le sens des mots (« identité », « civilisation », « race », « culture ») propose ainsi une réflexion originale sur la condition cosmopolite, figure à double face : d’un côté, l’étranger absolu, global et anonyme, que dessinent les politiques identitaires sous des traits effrayants ; de l’autre, le sujet-autre, celui qui venant de l’extérieur de « mon identité », m’oblige à penser tout à la fois au monde, à moi et aux autres. En plaidant pour la validité de l’approche anthropologique, Michel Agier cherche ici à dépasser le piège identitaire, à montrer que d’autres manières de penser sont possibles. Réapprendre à passer les frontières où se trouve l’autre, à les reconnaître et à les fréquenter, est devenu l’un des enjeux majeurs de notre temps.

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