Une tribune pour les luttes

Formation et déformation des journalistes (2)

Franz Durupt

Article mis en ligne le jeudi 1er août 2013

le 1er août 2013

Jeudi 25 avril 2013 se tenait à la Bourse du travail à Paris un « jeudi d’Acrimed » consacré à la formation des journalistes. Y participaient Jean Stern, directeur pédagogique de l’EMI-CFD [1], dont un résumé du propos est disponible ici-même (http://www.acrimed.org/article4102.html), et Franz Durupt, journaliste, ancien élève de l’École supérieure de journalisme (ESJ) de Lille, l’un des établissements les plus anciens et les plus cotés du secteur. Nous publions ci-dessous les principaux points de son intervention.

Depuis que je suis sorti de l’ESJ de Lille en mai 2011, je n’ai pas vraiment tiré le bilan de mes deux années de formation. Les quelques fois où j’ai voulu y réfléchir, où je me suis demandé "mais au fond, qu’en retiens-tu ?" j’y ai pensé un instant puis je suis retourné à la cuisson de mes pâtes. Mais il a bien fallu que je me concentre un instant pour pouvoir vous intéresser, d’où cette intervention construite en trois grands axes : 1/ il y a trop de fantasmes autour des écoles de journalisme 2/ mais quand même et 3 / perspectives sociologiques

Il y a trop de fantasmes : j’y insiste. J’ai moi-même souffert de ces fantasmes avant d’intégrer l’ESJ de Lille. Par exemple, j’ai pensé que si je prononçais le mot Acrimed lors d’un oral je signais assurément mon échec. Je me permettrai de paraphraser Bourdieu, qui disait qu’on ne pouvait pas expliquer le fonctionnement des médias sans considérer leurs propriétaires, mais que cela ne suffisait pas à le comprendre. Il en va de même avec les écoles qui sont autant formées par les médias qu’elle forment les journalistes qui composeront les médias. Si l’on se place du point de vue d’une école, les choses sont assez évidentes : il faut avoir des élèves pour exister, et pour avoir des élèves, il faut garantir la meilleure insertion possible dans un monde professionnel par ailleurs extrêmement précarisé, c’est un point qui va bien sûr émailler l’ensemble de la réflexion.

Le but de base de l’école, c’est donc de former des élèves correspondant plus ou moins exactement aux désirs des rédactions, donc prêts à servir en l’état dès leur sortie. En ce sens, elles forment bien, comme l’a écrit François Ruffin, des "petits soldats du journalisme". En réalité, elles se contentent, je pense, d’apporter un apprentissage technique qui vient s’ajouter à une culture déjà plus ou moins fixée.

Je crois en fait que l’école accomplit une part assez faible de la formation / déformation des journalistes, et que l’essentiel est fait encore avant. À l’intérieur de l’école, et ce dès le départ, mes camarades étudiants et moi-même n’étions pas très différents les uns des autres. Car tout le système de sélection avant l’école, les concours et les formations que nous suivons pour passer ces concours, et les choses intimes qui nous ont mus vers ce métier dont nous nous sommes fait une certaine représentation, tout ceci fait en sorte que s’y retrouvent en définitive des gens relativement proches, avec quelques nuances, pour former une sorte de casting plus ou moins divers.

Politiquement, donc, nos idées allaient de la social-démocratie au Front de gauche, je dirais, avec tout de même un ou deux éléments de droite presque assumée. Quant aux goûts culturels, ils étaient effroyablement similaires. À quelques nuances près, nous allions voir les mêmes films, lisions les mêmes livres. C’est anecdotique mais tout de même : longtemps, au lycée, j’ai cru être l’une des seules personnes au monde à connaître et admirer Pierre Desproges. Je me sentais exceptionnel. Et je me suis d’un coup retrouvé dans un endroit, et par extension un milieu (celui du journalisme) ou pratiquement tout le monde le connait et l’aime (dont certains pensaient aussi être seuls dans ce cas).

Je pense que tout cela tient pour partie à des raisons sociologiques qui paraissent évidentes, mais je signale au passage que contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, presque aucun de mes camarades, à ma connaissance en tout cas, n’était issu d’une famille immensément riche. Dans l’ensemble, nous faisions tous partie de la classe moyenne supérieure, les CSP+, c’est-à-dire pour schématiser cette catégorie de gens qui adhère au système libéral en pensant faire partie de ceux qui le contrôlent, mais qui sont en fait, fondamentalement, dans la même situation que n’importe quel travailleur. C’est très important et je vais donc y revenir. Bref, je pense que la personne que l’on est à la sortie de l’école n’est pas très différente de celle que l’on était avant d’y entrer.

J’irais même jusqu’à dire que l’école a été une phase de stagnation intellectuelle, comparée aux années très fastes que je venais de passer à la faculté de lettres de Nancy. Est-ce que l’école m’a changé ? Je me suis beaucoup posé la question pendant la formation et après. Je me suis inquiété de perdre le regard critique que m’avait apporté Acrimed. Je me suis inquiété de perdre toute inventivité dans l’écriture en m’adaptant aux standards habituels. Je me suis inquiété de perdre toute imagination, tout simplement. Et je crois que oui, j’ai perdu un peu de tout cela à l’école. Mais fondamentalement, je suis le même.

Il y a donc trop de fantasmes autour des écoles de journalisme mais quand même : je crois que leur enseignement peut et doit faire l’objet d’une analyse critique. Pour résumer, et pour parler de l’ESJ Lille qui est la seule école que je connaisse vraiment, je dirais que notre formation a été marquée par une sorte de tension entre la préparation aux dures lois du marché et l’entretien d’une vision idéalisée du journalisme. On a donc eu des interventions de journalistes, souvent en amphithéâtre mais pas seulement, qui nous livraient un discours très critique sur les médias, un discours que ne renierait pas Acrimed, et d’un autre côté des enseignements techniques qui nous apprenaient à appliquer les consignes de nos futurs supérieurs sans rechigner, voire sans qu’ils aient à nous donner la moindre consigne, ce qui est pire.

D’un côté, nous avons eu des gens qui nous ont dit "résistez aux pressions", qui nous ont appris à ne pas nous laisser berner par l’utilisation parfois malhabile, pour ne pas dire malhonnête, de chiffres et d’études scientifiques, qui nous ont appris, par exemple, à refuser les sondages... Nous avons eu des gens qui nous ont dit que c’est bien d’enquêter, de prendre son temps, de simplement flâner dehors pour humer l’air du temps. Je citerai par exemple Stéphane Alliès, de Mediapart, qui a insisté sur le fait qu’il ne fallait pas craindre de refuser de traiter les sondages politiques. Je citerai aussi Luc Bronner, du Monde, qui nous a donné plusieurs jours pour travailler en banlieue et livrer autre chose qu’un catalogue de clichés.

Et de l’autre côté, nous avons eu des journalistes formateurs qui nous ont appris à ne pas dépasser 50 secondes dans nos reportages radio et à savoir à l’avance ce que dirait chacun des interlocuteurs du pour / contre que l’on allait faire, comme pour chaque sujet. Je parle ici des enseignements radio et télé, car c’est vraiment ce que j’y ai ressenti, et qui m’a conforté dans l’idée que je ne voulais travailler ni pour l’un, ni pour l’autre de ces médias.

C’est là que je précise mon propos de tout à l’heure sur le fait que l’école n’apporte qu’un apprentissage technique sur un capital culturel déjà plus ou moins fixé. Car on ne peut évidemment pas séparer la technique et la politique. Et force est d’admettre que dans certains médias, la puissance du format est si forte qu’elle conditionne, et rend impossible selon moi, tout développement de pensée, qu’il s’agisse de la sienne ou de celle des autres. C’est dans ce cadre-là que se renforce de façon pernicieuse l’emprise des idées libérales sur la production de l’information. L’école ne nous apprend pas à aimer le libéralisme économique et à le promouvoir ; elle nous apprend à travailler dans le cadre qui est celui dans lequel les idées libérales se perpétuent et s’épanouissent. Car tout occupés à bien faire nos reportages pour qu’ils soient diffusables, donc à recueillir des phrases courtes de gens qui savent parler et dire une idée simple en 15 secondes, nous ne pouvons pas penser à ce que ces gens disent, ni à ce que l’on peut dire. En télévision, j’ai été un bien piètre élève tant que j’ai voulu réfléchir à ce que diraient et montreraient mes reportages. Puis je me suis retrouvé en binôme avec un camarade qui aime beaucoup la télévision ; j’ai cessé de réfléchir, et tout s’est bien mieux passé.

Finissons par un semblant d’analyse sociologique : je crois que pour comprendre ce que produisent les écoles de journalisme, ce qu’elles font de nous, il faut s’intéresser, au-delà de leurs enseignements, à nous, journalistes en devenir, et à ce qui nous a poussés à faire ce métier.

À mon sens, il y a pour schématiser deux façons de voir le journalisme. Soit l’on considère que ce métier n’est qu’un métier : il nécessite des connaissances, des techniques, il a ses particularités mais il n’est pas plus extraordinaire qu’un autre. Soit l’on considère que ce n’est pas un métier comme les autres, plus précisément une vocation, une passion, presque un mode de vie plus qu’une profession. Combien de journalistes racontent-ils qu’ils ont toujours voulu être journaliste ? Combien relatent-ils, avec un plaisir vaguement dissimulé derrière leur air fatigué, qu’ils ont fait une journée de douze heures et qu’ils ne survivraient pas sans café ? "Notre régime, c’est café-clopes", c’est quelque chose que l’on entend très souvent. Et cette conception du journalisme comme une vocation pour laquelle on veut bien se ruiner la santé est entretenue par les médias, par le discours que les journalistes entretiennent sur eux-mêmes, et bien évidemment par les écoles.

Tout en nous apportant les connaissances techniques nécessaires à la réalisation d’un travail correct, elles nous maintiennent dans l’idée que notre métier est merveilleux, qu’il n’est pas comme les autres, et que s’il est dur, s’il faut trimer, cela fait partie de sa beauté. Nous avons eu un jour une intervenante, par exemple, qui nous a expliqué que "le midi on mange un sandwich et on se retrouve dans une demie-heure parce qu’on n’est pas à La Poste ici". Vision du journaliste comme un être perpétuellement pressé ; mépris du fonctionnaire comme symbole de la paresse. Pour un magazine de fin d’année à l’école, j’ai écrit un article là-dessus, qui a ensuite été publié sur Acrimed. Dans le cadre de cet article, je me suis entretenu par mail avec le sociologue Alain Accardo, qui a dirigé le livre Journalistes précaires, journalistes au quotidien, qui m’a répondu ceci :

« Il n’est pas de corps de métier qui ne se préoccupe peu ou prou d’optimiser l’image de la corporation, non seulement aux yeux du public extérieur mais aussi à ses propres yeux. [...] Les journalistes sont évidemment bien placés pour se livrer à ce travail d’auto-célébration, c’est-à-dire pour imposer le plus largement possible, à eux-mêmes comme aux autres, cette conviction qu’ils sont « le sel de la Terre », conviction beaucoup plus difficile à acquérir et à communiquer quand on est éboueur ou manœuvre dans le Bâtiment.

Ajoutons à cela que la corporation est très majoritairement composée de membres des diverses fractions de la classe moyenne, secteur de l’espace social où la concurrence distinctive s’est particulièrement déchaînée au cours des dernières décennies. Or, la finalité de la compétition sociale, c’est de permettre aux winners (l’élite des moyens) de s’agréger aux fractions immédiatement supérieures de la bourgeoisie, en tout cas de s’en rapprocher le plus possible en s’emparant de tous les marqueurs (pratiques, consommations, propriétés de toute nature, authentiques ou en simili) de l’intégration à la bourgeoisie.

Il se trouve que la composante la plus dynamique, la plus riche, la plus influente des classes dominantes (et possédantes), c’est la fraction entrepreneuriale et managériale, c’est-à-dire des hommes et des femmes qui sont l’incarnation exemplaire de la logique du pouvoir, de ce monde des affaires qui impose sa loi au reste de la société. D’où la véritable fascination des classes moyennes et singulièrement des journalistes pour cet univers patronal et gestionnaire. [...] Bien entendu cette mentalité élitiste de petits-bourgeois parvenus implique une adhésion totale à un des articles de foi de la bourgeoisie dominante, que celle-ci a réussi à faire inculquer jusqu’à la base de la pyramide sociale : la croyance typiquement républicaine et méritocratique que seul le travail acharné est couronné par la réussite, qu’il ne faut pas pleurer sa peine, qu’il faut « s’investir à fond » pour gagner. [...]. »

Je crois que tout ce qui est écrit ci-dessus est capital pour comprendre la production médiatique dans son ensemble. Les journalistes et la vision qu’ils ont d’eux-mêmes sont un de leurs principaux problèmes, et les écoles, dans leur entretien d’une vision totalement surestimée de ce métier, sont une partie de ce problème.

Notes

[1] L’École des métiers de l’information, sise à Paris, a la particularité d’être une Société coopérative et participative (SCOP) ; elle intervient essentiellement dans le domaine de la formation continue.

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