Une tribune pour les luttes

Madame, les pleurs, c’est dans la salle des pas perdus

RESF

Article mis en ligne le mercredi 19 février 2014

19 février 2014

Audience le 17 février à la 23e chambre du Palais de justice à Paris, les comparutions immédiates. Portes capitonnées, fresques au plafond d’une hauteur vertigineuse, boiseries aux murs, bancs recouverts de cuir, pupitres et table immense sur l’estrade où trône le tribunal, la Justice dans tout son décorum pour régler leur compte à de petits délinquants, jeunes de quartiers populaires, Roumains sortis des bidonvilles, mineurs isolés étrangers sans papiers décrétés majeurs, un public miséreux, une délinquance de survie. Ce lundi après-midi, presque uniquement des affaires de vol à la tire et un vol à l’arraché. Le Président se plaît à éplucher les casiers judiciaires de ces « multirécidivistes  » avec cinq, huit, quatorze condamnations à des mois, parfois une année de prison et à compter à haute voix les interpellations mentionnées sur les fiches de police. A noter, concernant les jeunes des cités, que plus de la moitié de leurs condamnations sont des affaires d’outrage à agent, de rébellion, de menaces aux forces de l’ordre, de refus d’obtempérer.

Presque la moitié des bancs est occupée par une dizaine de personnes ayant répondu à l’appel du Réseau Education sans frontières à soutenir deux sans papiers retenus au Centre de rétention de Vincennes et par une vingtaine d’amis et de membres de la famille de l’un d’eux, Mostapha Bentaher. Ils sont là depuis 13h30, il est plus de 20 heures quand commence l’examen de mis en examen du centre de rétention.

Alors que 51 retenus se trouvaient au CRA 1 dans la nuit du 13 au 14 février, seuls Issam Belhadj et Mostapha Bentaher sont poursuivis suite aux incidents —la mutinerie ! dit le Président— de cette nuit là. Belhadj a été reconnu à cause de sa coiffure en forme de crête, malgré le dentifrice dont l’objectif des caméras avait été enduit pour les neutraliser. Quant à Mostafa, considéré comme le «  meneur  » par les policiers, il a été « reconnu  », forcément.

A 3 heures du matin ce 13 février, une brigade d’expulseurs se présente au CRA 1 pour conduire à Roissy un sans papiers algérien qui avait déjà refusé une première fois d’embarquer. Les autres retenus se solidarisent avec lui et se révoltent. Les policiers battent en retraite. Le président du tribunal lit avec complaisance le rapport de police, insiste sur les portes arrachées de leurs gonds et jetées dans l’escalier, les matelas éventrés, les extincteurs vidés, commente complaisamment les photos. C’est ignorer le désespoir auquel sont réduits les 51 hommes présents, certains emprisonnés depuis presque six semaines, tous minés par l’ennui et l’angoisse. 13 800 € de dégâts, s’indigne le président. C’est oublier que cette somme ne représente qu’un peu plus de la moitié du coût moyen d’une expulsion ! L’expulsion des 51 retenus de Vincennes reviendrait à un million d’€ !

On sent la déposition de Belhadj –qui en plus n’est pas francophone—très orientée : il reconnaît entièrement sa participation à la «  mutinerie  », s’excuse d’avoir jeté trois portes dans l’escalier et assure que non seulement Mostapha a jeté des portes avec lui mais qu’il a joué un rôle de meneur. Une thèse que reprend le président après le rapport de police qui lui impute un rôle moteur dans l’explosion du 17 février et lui attribue une « autorité morale  » sur les retenus, voire un rôle d’imam !

L’avocat signale la présence de Caroline, la compagne de Mostapha, venue de Bordeaux. Elle prend la parole et renverse la vapeur : elle parle de son couple, de sa vie avec Mostapha, dit qu’il est croyant et rien de plus, signale sa grossesse. Un beau témoignage qui secoue toute la salle et le tribunal.

On sent le procureur, une jeune femme, touchée. Elle requiert quatre mois de prison dont deux mois avec sursis pour Belhadj, sanction de sa participation aux dégradations et de son refus de donner ses empreintes digitales et son ADN. Concernant Mostapha Bentaher, elle demande aussi une peine de deux mois de prison ferme mais sans incarcération immédiate et avec un aménagement de peine.

Les prévenus ont chacun leur avocat dans la mesure où la déposition de l’un peut être utilisée contre l’autre. Mais les deux avocats demandent une application indulgente de la loi, au minimum des peines avec sursis.

Concernant Mostapha, tout le monde, avocats compris, a le sentiment que c’est gagné, qu’il va être libéré. « Je le ramène à Bordeaux avec moi  » se prend à rêver Caroline.

Après quelques minutes à peine de délibéré, le verdict tombe : deux mois ferme pour Mostapha et quatre mois ferme pour Belhadj, des peines qui vont au-delà de ce qu’avait demandé le procureur, c’est la stupeur puis une clameur. Mostapha est évacué par les gendarmes, il crie et se débat, direction Fleury-Mérogis. Caroline éclate en sanglots. Le Président l’interpelle et la vire avec une formule qui lui fait honneur : "Madame, les pleurs, c’est dans la salle des pas perdus".

Richard Moyon

URL source : http://blogs.mediapart.fr/blog/resf/190214/madame-les-pleurs-cest-dans-la-salle-des-pas-perdus

Historique :
http://www.millebabords.org/spip.php?article25517

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