Une tribune pour les luttes

De Charlie à Kobané

Philippe Pelletier

Article mis en ligne le dimanche 11 janvier 2015

Les fanatiques ont donc frappé. La population est indignée : non seulement par l’horreur, mais aussi parce que les caricaturistes de Charlie Hebdo faisaient partie de notre vie. Ils se seraient d’ailleurs probablement gaussés de tant de soudaine attention, puisque leur journal connaissait des difficultés financières. En outre, ils auraient probablement dénoncé l’hypocrisie de beaucoup. Mais ne parlons pas à la place des morts, et le peuple a raison de défendre l’impertinence ainsi que le rire.

En rester uniquement sur le terrain de la défense, certes incontournable, de la liberté d’expression ne suffit cependant pas. L’émotionnel ne doit pas brouiller le jugement en occultant un contexte politique et géopolitique qui va bien au-delà d’une vengeance contre des iconoclastes ayant osé dessiner, et caricaturer, un supposé prophète.

Le 7 janvier 2015 n’a que quelques similitudes avec le 11 septembre 2001 américain : brutalité des actes, réaction populaire, dimension symbolique, contexte géopolitique… Mais les différences sont majeures. Les avoir en tête est utile pour éviter le chemin pris ensuite par les États-Unis : généralisation de la surveillance policière, paranoïa et hystérie de la société, tortures et non droit dans la prison de Guantanamo, guerre en Irak, bourbier et chaos au Moyen-Orient…

Comme en 2001, les actes ont été commis au nom d’une religion, et avec une revendication politique contre une présence militaire dans les pays musulmans. Mais les bâtiments de caricaturistes ne sont pas ceux du World Trade Center, épicentre du capitalisme globalisé. Quant à Ben Laden et consorts, bien qu’aidés par la CIA et le pouvoir états-unien du temps de la guerre en Afghanistan contre l’ennemi soviétique au nom d’Allah, ce n’étaient pas des citoyens américains.

À Paris, les tueurs sont français. Les frères Kouachi, deux orphelins, ont grandi dans un foyer. Bien qu’étant en Corrèze, ce ne devait pas être la joie tous les jours, mais ce n’était pas non plus le bidonville. Le cadet était titulaire d’un BEP en conseil audio-visuel électronique, l’aîné d’un CAP d’hôtellerie. Ahmedy Coulibaly, le troisième homme, a rencontré le précédent président de la République comme exemple d’intégration.

Les trois tueurs sont donc nés dans un pays dit civilisé et ont été scolarisés par la République. Leur langue maternelle était le français. Ce ne sont pas des barbares venus d’ailleurs ou de nulle part qui seraient radicalement distincts d’une supposée civilisation pure, propre et blanche, mais des concitoyens.

Au début de l’âge adulte, ils rencontrent des fondamentalistes musulmans. La spirale qui les amène jusqu’en prison ne fait que renforcer, durcir, cette relation. Mais qui ira réclamer sinon l’abolition de la prison du moins sa réforme : prison, école du crime ou de l’endoctrinement au lieu de la réinsertion ? Personne n’a donc vu le film intitulé Le Prophète ?

Quant à Ahmed Merabet, le policier d’origine tunisienne abattu par l’un des frères Kouachi à quelques pas des locaux de Charlie Hebdo, avait-il été mieux ou moins bien « intégré » que ses tueurs par la même société française ? Quel est ce pays qui fabrique des tueurs et des policiers ?

La religion : une question également politique et post-coloniale

Outrepassant l’analyse purement socio-psychologique, importante mais insuffisante, certaines voix ont ré-enclenché la rhétorique du « choc des civilisations » qui, concoctée depuis une vingtaine d’années par les experts du Pentagone, met en scène un affrontement entre l’Occident et l’islam. En désignant la France ou bien les mécréants français comme un ennemi en bloc, les fondamentalistes musulmans se situent sur le même registre, même s’il n’est pas sûr que leur calcul de déstabilisation de la société française soit le bon.

Mais cette grille de lecture, qui remplace parfois chez les plus habiles le mot de « civilisation » par « culture », édulcore la question sociale, économique et politique : c’est-à-dire la situation des jeunes prolétaires français issus du prolétariat immigré, lui-même issu des anciennes colonies françaises.

Il ne s’agit pas de nier les problèmes posés par telle ou telle religion, y compris dans les comportements sociaux. Il est d’ailleurs possible que l’évolution des trois tueurs soit une réaction vis-à-vis de leurs aînés : ces immigrés qui ont bossé en France dans les dures conditions du prolétariat, mais en courbant la tête, rabroués, en se niant quelque part ou en se faisant discrets, trop. S’y ajoute le souvenir d’une guerre d’Algérie mal digérée des deux côtés.

La religion devient alors pour toute une génération d’hommes et de femmes issus de l’immigration autant une profession de foi qu’une affirmation identitaire, individuelle et collective. C’est même une double réaction : contre les anciens, soumis, mais aussi contre une société qui n’offre guère d’avenir et qui les humilie souvent. La dignité compte parfois plus que telle ou telle situation économique.

C’est aussi une triple réaction pour les femmes qui, bien souvent, lors du passage à l’âge adulte, prennent le voile par un mélange complexe de conviction, d’affirmation de soi et de protection.

Une quadruple réaction, enfin, contre le paternalisme : contre tous ces essayistes ou irresponsables politiques qui, sur les plateaux de télévision, demandent aux « musulmans de France » de clamer leur protestation « contre la barbarie », de dire que « ce n’est pas le vrai islam » et de « se rendre à la manifestation ». L’imam présent hoche alors la tête, acquiesce, fait tout comme il faut poliment…

Comment les descendants des colonisés ne se sentiraient-ils pas humiliés, même inconsciemment ? Comment n’éprouveraient-ils pas de la pitié ou du mépris vis-à-vis de leurs soi-disant représentants qui, comme l’esclave ou le domestique d’autrefois, dit docilement « oui sahib, oui missié, bien sahib, bien missié » ?

À chaque fois que les apôtres auto-proclamés de la « civilisation » exercent ce paternalisme, c’est autant de futurs djihadistes qu’ils procréent, alors que, dans leur prétention, ils pensent lutter contre. À moins que, justement, le paternalisme n’arrive à cette perversité que de susciter ses ennemis pour mieux asseoir son pouvoir. Et les journalistes laissent passer sans broncher…

Tous ces bien-pensants pratiquent en outre une injonction contradictoire mortifère. D’un côté, ils s’alarment contre un communautarisme musulman dont les risques et les dérives existent, et qu’il ne faut pas cacher. De l’autre, ils demandent quand même à cette prétendue communauté, fantasmée comme étant homogène et unie, de se positionner : en leur faveur qui plus est…

Peu importe quel est le dosage entre les différents facteurs dans la réaction identitaire, aucun scientifique, aucun pseudo-expert ne pourra décomposer cette alchimie. Mais une chose est sûre : il n’est pas possible de critiquer la religion mobilisée dans ces circonstances, l’islam, comme une partie de la bourgeoisie et du prolétariat ont critiqué le christianisme en France depuis les Lumières, la Révolution française et la séparation, en 1905, de l’Église et de l’État.

Une émancipation complexe

Au début du siècle dernier en France, il était coutume de croasser à la vue de prêtres en soutanes noires. De nos jours, il serait tentant de faire de même à la vue des niqabs, tchador et autres tenues symboliques d’obscurantisme. Mais la situation n’est pas la même. Il y a des différences majeures.

La réaction contre le christianisme a pris plusieurs siècles, et elle est partie de l’intérieur du pays. Marx disait que « la religion est l’opium du peuple », mais il ne faut pas oublier, comme l’a souligné Madeleine Pelletier un siècle plus tard, que « la religion console de la mort dans une certaine mesure » et que cette « inquiétude humaine est une réalité ». Il faut aussi en tenir compte.

La réaction contre l’islam à l’intérieur des pays musulmans ne se déploie vraiment que de nos jours, à l’exception de la Turquie d’Atatürk et de quelques autres situations antérieures. Comble de la confusion, des intellectuels comme Foucault avaient même apporté leur soutien à Khomeiny et à la révolution des mollahs iraniens au nom d’une commune dénonciation du supposé rationalisme occidental, discours que l’on retrouve d’ailleurs chez les écologistes profonds ou moins profonds.

Comment demander aux peuples tunisiens et égyptiens, où le mirage de l’islam politique commence à se dissiper, de faire en quelques mois ce qui a demandé plusieurs siècles de l’autre côté de la Méditerranée.

Enfin, l’islam en France provient d’une situation post-coloniale qu’on ne peut pas occulter sous peine de se fourvoyer. Il est porté par des anciens colonisés, par leurs descendants, et il l’est au cœur de l’ancienne métropole dominatrice.

Une dimension théocratique

Les régimes théocratiques ne sont-ils pas tous oppresseurs ? En Iran, en Afghanistan, mais aussi au Vatican, en Pologne ou en Israël (qui devient de moins en moins laïc) ? Les partis politiques qui se réclament d’une religion aux élections n’existent pas seulement dans les pays musulmans. Après tout, il y a aussi la démocratie-chrétienne en Allemagne et le président états-unien prête serment sur la Bible.

Le fanatisme fondamentaliste ne se trouve pas seulement du côté des musulmans, on le voit aussi chez les chrétiens homophobes ou traditionalistes. Le déchirement fratricide n’est pas consubstantiel aux Chiites et aux Sunnites : en Irlande, il oppose catholiques et protestants.

Dans les vieilles sociétés industrialisées où les populations sont en apparence laïcisées, Jésus a bien souvent été remplacé par Gaïa ou Dame nature. L’intégrisme de certains écologistes, leur intolérance ou leur sectarisme relèvent souvent d’une posture fondamentalement religieuse, à bien y réfléchir. L’idée que Dieu, le sacré ou la transcendance aurait disparu des sociétés occidentales contrairement aux pays musulmans n’est qu’une nouvelle forme de paternalisme post-colonial.

La lutte anti-théocratique ne se confond pas avec l’islamophobie qui se développe en France depuis quelques années, et qui se durcira par une instrumentalisation des massacres à droite comme à gauche. En outre, l’islamophobie recouvre en réalité une xénophobie anti-arabe. Xénophobie et non racisme au sens strict car il n’y a pas — sauf groupuscules marginaux — de théories racialistes sous-jacentes, contrairement au nazisme.

La xénophobie vise non pas l’ethnie mais l’étranger, c’est-à-dire l’immigré, prêt à être jeté après avoir été embauché. Elle surdimensionne la question de l’immigration alors que, à l’échelle mondiale, les mouvements migratoires ne représentent que trois pour cent de la population mondiale. Trois pour cent !

Certes, localement, ce chiffre peut devenir relativement plus important. Mais quelles sont les causes des émigrations de la misère ou de la guerre ? Qui proteste contre la dictature syrienne tout en étant prêt à accueillir les réfugiés syriens ?

Une dimension impérialiste

D’autre part, il faut souligner la dimension impérialiste des conflits actuels. Ce sont des guerres menées par les anciens États du centre impérialiste, comme la France, mais aussi par les candidats à la reprise des nouveaux États nationaux décolonisés.

Le tiers-mondisme qui masquait un alignement soit sur le totalitarisme soviétique, soit sur la démocratie impérialiste américaine, en couvrant des dictatures ignobles parfois plus sanguinaires que l’ancienne puissance coloniale, a fait faillite. Le socialisme étatique dont se parait certains de ces pays du Tiers-Monde a sombré. Le pan-arabisme prôné par des régimes qui se proclamaient laïcs, tiers-mondistes et socialisants s’est transformé en de sordides dictatures et en nationalismes outranciers (Irak, Syrie, Égypte, Libye…). Les interventions armées de l’Occident dans ces différents pays ont créé un chaos interminable. Les frontières tracées au cordeau par les anciennes puissances coloniales au beau milieu de peuples et de territoires sont en train d’exploser. De nouveaux candidats à de nouveaux États apparaissent, comme Daech.

Les États existants, que ce soient les anciens colonisateurs (France, Royaume-Uni…), les anciens occupants (la Turquie ex-empire Ottoman) ou le grand shérif (les États-Unis d’Amérique) leur contestent cette prétention qui menace le savant échafaudage, et qui légitimerait la naissance d’un nouvel État dans la région comme la Palestine — dont Israël et ses soutiens occidentaux ne veulent pas : autre problème en suspens qui contribue à pourrir la situation.

Au Mali et au Tchad, le peuple touareg, par la stupidité des frontières hérités de la colonisation, a été divisé puis il a été poussé dans les bras islamistes par les politiques françaises avec un régime malien complètement corrompu. Au prétexte des droits de l’homme, argument récurrent de toute l’histoire coloniale, l’État français y défend surtout, comme au Niger, les mines d’uranium pour alimenter le poison nucléaire. Les interventions militaires de l’Occident dans les pays musulmans visent en réalité la défense du pétrole et des richesses minières.

L’enjeu de Kobané et du Rojava

Pour Daech et pour Al-Qaida, dont se revendiquaient les trois tueurs fanatiques, comme pour leurs concurrents, c’est la guerre, car ce sont des États ou apprentis États. Leurs dirigeants manipulent les jeunes djihadistes jusqu’à la mort pour asseoir leur pouvoir, bien vivant.

Mais l’énergie de la révolte se lève aussi dans les pays musulmans où le peuple doit se battre sur tous les fronts politiques, économiques, sociaux et religieux. Et l’une de ces luttes mériterait autant de minutes d’information médiatique que les événements récents : celle que le peuple du Rojava, à Kobané ou ailleurs, mène à la fois contre les islamistes et la dictature d’Assad, sur des bases libertaires.

Bien sûr, on peut être prudent vis-à-vis de l’évolution de forces politiques kurdes. Mais des témoignages nous permettent de penser qu’il existe dans le fonctionnement et les objectifs du peuple du Rojava des dynamiques émancipatrices, à commencer par la place des femmes, l’importance de l’instruction et le rôle des organismes de base. Les soutenir paraît aussi important que défiler sur les places publiques en France.

Philippe Pelletier

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