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Trouble dans le Net

Article mis en ligne le mercredi 22 avril 2015

Le Net apparait comme une vaste décharge sauvage, où l’on trouve à peu près tout et n’importe quoi. Mais Internet se représente lui-même comme la gigantesque vitrine mondiale des apparences. Le débordement d’informations disparates provoque la précipitation des visites, la fièvre d’une consommation gratuite, la frénésie du surf pour trouver le truc à ne pas manquer, l’affolement du clic trop facile par peur de passer à côté. C’est le règne de la consommation à la va-vite, de la récupération à tout va, l’hystérie du copier-coller, le survolé volé. Les internautes sont spectateurs, la consommation passive est en vedette, les vidéos l’emportent sur les bibliothèques. Et tôt ou tard, tous les surfeurs se perdent dans la surabondance d’informations hétéroclites et superficielles, en devenant consommateurs volontaires de clichés et d’apparences mises en représentation.

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Dans ce vaste dépotoir démocratique de marchandises déréalisées, tout est à vendre parce que tout est publicitaire. Le commerce est maître du lieu. Il faut à tout prix s’y montrer pour y être vu, s’y représenter comme une marque pour s’y faire remarquer. Chacun y devient son propre publicitaire, et s’y vautre comme camelote de consommation rapide, noyé dans la profusion sans fin. Seuls les gros commerçants restent toujours visibles. La gratuité et le partage se laissent submerger par cette pathologie de toujours vouloir en foutre plein la vue. Et chacun se laisse prendre par ce grand bazar pour tous, sans contraintes et sans limites, pour peu que l’on reste soumis à la nécessité irrépressible de toujours rester branché.

Explorer le monde de l’internet fait écran au monde réel. En s’interposant, il accapare notre appréhension sensible de notre environnement en le médiatisant dans sa matrice. La pratique continue de la navigation rapide génère un trouble de la compréhension par accumulation d’informations décontextées, séparées dans une suite sans fin d’éléments juxtaposés. La cohérence de l’ensemble se désagrège dans l’addition addictive. Nos facultés de compréhension liées à l’histoire de nos expériences personnelles nous lâchent, emportées dans le flux des connexions déconnectées de notre existence particulière. Notre autonomie critique s’estompe dans la consommation passive d’une succession de représentations impersonnelles.

L’internet est un mass-média publicitaire, contrôlé par les moteurs de recherche qui en donnent l’accès. La conformité d’un référencement de plus en plus complexe donne l’accès à la visibilité. Payer cher des experts pour ce travail permet d’exister sur la toile, où la richesse et le pouvoir créent le sens. Un site Web est en permanence évalué et noté par des moteurs calculateurs qui ne tiennent compte ni du sens ni de la pertinence, sans discernements ni contexte, dans l’abstraction numérique. Le nombre de clics est juge de l’évaluation, la quantité définit la qualité. Est excellent celui qui est le plus normal. N’apparait que ce qui est conforme aux règles imposées par Google et les autres, qui ont tout le pouvoir de sélectionner à leur convenance ce qui sera vu et de rendre pratiquement inaccessible tout ce qui est non conforme à leurs calculs de ce qui doit convenir pour être présentable.

Comme dans tout média de masse, la liberté de s’exprimer et l’égalité de la visibilité des publications n’y sont qu’écran de fumée. Pour donner l’impression d’une liberté d’expression, il suffit de restreindre considérablement les sujets à discussion autorisés à apparaître, bien cadrer les mots clés, et multiplier à l’infini ces débats bipolaires contradictoires, par oppositions inconciliables, tout en occultant les autres questions, faisant disparaître tous les sujets importants pour notre survie quotidienne.

La propagande se diffuse sur internet par propagation de la confusion à grande échelle. La confusion des repères a toujours profité au système dominant, ainsi qu’à sa version autoritaire fascisante. Les prétendues vérités y sont montées par oppositions contradictoires. Les confrontations permanentes entre islamistes et racistes, conspirationnistes sectaires et conformistes soumis, rendent insaisissable la complexité du réel, et inintelligible la critique de l’information dominante. Les critiques globales radicales y sont discréditées et amalgamées dans la catégorie du complot avec les fidèles des Illuminati et des martiens. Il est tout aussi stupide de croire que les affairistes n’influencent pas les décisions politiques à l’ombre des médias, que de s’imaginer un gouvernement mondial surpuissant et mystérieux, alors que les dominants ne défendent que leurs propres intérêts contradictoires dans une concurrence guerrière, ne se réunissant temporairement que pour développer des positions dominantes qu’ils ont momentanément en commun pour accroître leurs profits respectifs. Ne voir qu’un complot général centralisé maintenu dans l’obscurité, là où se dissimule seulement des trafics lucratifs et spéculatifs, le secret d’affaires plus ou moins légales, où prolifèrent surveillance et espionnage, infiltrations et manipulations, serait aussi idiot que de croire, sans aucun doute, ce conformisme bien-pensant que nous rabâchent tous les médias à longueur de temps.

Ce qui rassemble les complotistes et les croyants des versions médiatiquement admises, c’est l’omission omniprésente de l’exploitation des populations par une caste de privilégiés, la disparition de l’esclavage du travail et de l’aliénation par la consommation. Derrière ces affrontements spectaculaires, limités et stérilisés, disparaît le fonctionnement réel d’une domination dont les explications deviennent apparemment inconcevables et la compréhension inaccessible.

Le trouble du Net isole dans la confusion. Les réseaux de communication déversent leurs messages à sens unique, le partage n’est qu’illusoire. Plus nous sommes connectés à distance de manière restrictive et impersonnelle, moins nous sommes reliés entre nous, impliqués personnellement. Plus on se représente dans nos prothèses communicantes, moins la communication est présente et partagée dans la vie réelle.

Dirigé par les propositions de la machine, soumis au programme qui grave ses présupposés dans le mental, emporté par ses réflexes conditionnés, le surfeur perd toute pensée autonome, toute possibilité d’imaginer d’autres choix librement consentis. Le Net donne l’illusion d’appartenir au monde, d’être dans le mouv’. L’internaute est d’abord spectateur soumis, possédé par sa consommation contemplative de la toile, et quand il croit s’y afficher, il tombe dans son propre panneau publicitaire qui le dépossède de sa personnalité. L’image de soi prêt à consommer, transférée sur le Net, compose le spectacle de la marchandise mis en ligne. Les machines à diffuser des apparences séparent les personnes dans des représentations publicitaires, et intoxiquent la vie sociale qui parait impossible.

Lukas Stella, avril 2015.
Les inventeurs d’incroyances

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