Une tribune pour les luttes

Mut Vitz 13

Vierge indienne et Christ noir - I à X

Georges Lapierre - Vierge indienne et Christ noir

Article mis en ligne le lundi 13 novembre 2017

I. La Morena
Nous avons pu avoir le sentiment que, pendant les trois siècles de la colonie, les créoles avaient gardé le contrôle de la pensée et, par là même, du contenu donné à la Vierge de Guadalupe, faisant en sorte que le contenu apporté par les peuples indiens restât confiné dans la clandestinité, dans l’intimité d’une pensée opprimée. En 1810, ce contenu leur échappe brusquement, l’initiative appartient au petit peuple des campagnes du Michoacán, ou plutôt aux Purépecha qui se soulèvent pour rejoindre, sous l’étendard de la Vierge, Miguel Hidalgo, le curé messie et le général en chef de « l’armée de la liberté ». Ce peuple en armes donne, dès le départ, un contenu messianique à l’image de la Vierge : elle est comme l’image d’une liberté recouvrée, annonciatrice d’un nouveau soleil ou Âge cosmique, et elle va les soutenir dans leur lutte contre l’oppresseur. Pour ces paysans indigènes armés, l’oppresseur n’est pas uniquement le bureaucrate espagnol (« mort aux gachupines ! »), il a un visage beaucoup plus proche d’eux : celui du riche colon, du propriétaire des mines ou du grand propriétaire terrien...
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II. La Vierge indienne et le Christ noir
Avec la Morena, la Vierge à la fois indienne et métisse, nous touchons à une subtile continuité derrière la différence plus ou moins affichée des croyances. Au XVIe, XVIIe et même au XVIIIe siècle, les pèlerins qui visitaient le sanctuaire du Tepeyac rendaient un culte à deux divinités bien différentes ; ils suivaient des chemins parallèles qui ne pouvaient pas se rencontrer. Les uns faisaient dévotion à la Vierge chrétienne, dont la figure s’est enrichie de contenus différents au cours de l’histoire de la colonie ; les autres continuaient à rendre un culte à Tonantzin, la déesse Mère des Mexica. Les métis de luxe devaient tirer leur foi du côté créole ; quant aux métis pauvres, leur penchant devait les tirer du côté indien. Peu à peu cette population métisse va prendre de plus en plus d’importance aux dépens de la population créole proprement dite et de la population indienne...
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III. La Guadalupe des barricadas
En 2006, au cours de l’insurrection de la population de l’État d’Oaxaca, la Vierge de Guadalupe était représentée sur les barricades portant un masque à gaz, c’était la Vierge métisse des insurgés dans les quartiers populaires de la ville, la virgen de la barricada. De 1994 à nos jours, les insurgés indiens et zapatistes du Chiapas représentent la Vierge de Guadalupe le visage en partie dissimulé par un paliacate, le foulard rouge des zapatistes. C’est la Vierge indienne des peuples insurgés. La Vierge au masque à gaz et la Vierge au foulard rouge ne se sont pas encore vraiment rencontrées, et pourtant…
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IV. La liturgie du sacrifice
La conquête du Mexique a consisté à mettre fin à une organisation sociale complexe en étroite relation avec un système de pensée tout aussi complexe pour lui substituer l’ordre du vainqueur, lui-même intimement lié à tout un système de pensée, le christianisme. Hernán Cortés s’est avéré un diplomate redoutable, sachant conclure des alliances circonstancielles tout en poursuivant une fin terrible : la soumission absolue ou l’anéantissement. Les conquistadores étaient des prédateurs, le bras armé et impitoyable de l’Empire chrétien d’Occident. Quand il ne leur était pas possible de soumettre entièrement les peuples, ce qui a pu se passer avec les tribus nomades du Nord ou les tribus caraïbes du Sud, les conquérants ne voyaient pas d’autres alternatives que l’élimination physique pure et simple ; c’est ce qu’écrivait un conquistador de la côte caraïbe qui, jugeant les peuples de cette région trop « sauvages » et indisciplinés pour se plier au travail, prit la décision de les tuer tous. Partout ailleurs, le macehual ou paysan indigène fut réduit à travailler pour le vainqueur après avoir travaillé pour l’aristocratie aztèque ou maya. Dans ce passage d’une domination à l’autre, la condition du macehual a pourtant changé de façon draconienne, la civilisation chrétienne étant par « nature » et par conviction fondamentalement esclavagiste...
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V. Je suis celui qui vient accomplir vos propres prophéties
Le tun, pour les Mayas, est une année de 18 mois de 20 jours chacun (360 jours), le haab correspond à notre année solaire (365 jours) ; vingt tunes forment un katún ; treize retours d’un katún correspondent à 256 années. Ce calendrier solaire est complété par un calendrier rituel, le tzolkin de 260 jours, chaque jour possède un numéro de 1 à 13 et un nom d’une liste de vingt noms. Le travail de prédiction joue sur la correspondance entre ces calendriers et sur le retour cyclique des mêmes occurrences. Au calendrier lunaire et au calendrier solaire s’ajoute un troisième calendrier, qui est le calendrier vénusien, ce qui reporte les chances du retour d’une même occurrence tous les treize katunes ou 256 ans, c’est le cycle le plus long. Cette roue des temps où s’emboîtent et s’imbriquent dans un système d’une grande complexité les dents des différents cycles détermine et écrit le destin des êtres, des civilisations et des dieux. Les Mayas croient à la réitération constante de l’histoire. Dans ce poème tiré du livre prophétique du Chilam Balam de Chumayel, à la date du 8 Ahau du grand cycle de treize katunes, correspond une période de dévastation, la ville est détruite et occupée et ainsi de suite tous les 256 ans...
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VI. L’aigle et la pucelle
Nous pouvons nous interroger sur la disproportion qui existe entre la relation que donnent les Espagnols de cette bataille, qui ne mérite que quelques lignes dans le compte rendu qu’en fit Alvarado, et l’épopée indienne. Ce qui n’est pour les conquistadores qu’une péripétie prend pour les Indiens la dimension d’une tragédie comparable à l’exode des Juifs au VIe siècle avant J.-C. Nous pouvons supposer que cette déportation, qui a pris une dimension apocalyptique pour le peuple juif, marquant un tournant décisif dans son histoire, impressionnant d’une manière indélébile la mémoire collective, n’aura donné lieu qu’à quelques commentaires du côté de Babylone, où cette affaire a dû se présenter pour Nabuchodonosor comme une banale décision entrant dans la logique de la conquête. Du côté hébreux comme du côté quiché, il s’agit de prendre date pour ne pas entrer dans un fatal processus de décomposition.
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VII. L’être et ses autres
Pour le chrétien, l’individu est séparé entre l’esprit (l’âme) et le corps (le physique), entre une entité immortelle, l’âme, ou l’être ; et une part mortelle, perçue comme naturelle, c’est-à-dire comme une réalité non spirituelle. Et l’âme, ou l’esprit, commande et domine le corps comme l’homme domine la nature. La mort libère l’âme prisonnière ou enfermée dans le corps. Pour la pensée mésoaméricaine, le corps-physique tel que nous l’entendons n’existe tout simplement pas, seul existe un corps métaphysique, un corps qui se présente comme une actualisation de l’être, comme une modalité de l’être. El ch’ulel está en nuestros brazos, en nuestras piernas, en todo nuestro cuerpo (le ch’ulel est dans nos bras, dans nos jambes, dans tout le corps) disent les Indiens chols du Chiapas ou encore : El ch’ulel puede residir al mismo tiempo en el cuerpo humano y en un lugar mítico, o al cielo o una montaña sagrada denominaba Ch’ubal (le ch’ulel peut résider en même temps dans le corps humain et dans un lieu mythique, au ciel ou dans une montagne sacrée appelée Ch’ubal) précisent les Indiens tzeltals et tzotzils du Chiapas. El ch’ulel est un concept difficilement traduisible, dans la mesure même où c’est un concept maya, lié à un mode de vie, à une civilisation et à son histoire, et qui ne reçoit donc pas tout à fait le même contenu que celui que nous donnons au mot âme ou au mot être...
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VIII. Des miracles à gogo
Au tout début du XVIIIe siècle, entre 1708 et 1713, les hautes montagnes du Chiapas dominant la vallée du Jovel, où s’élevait la ville coloniale de Ciudad Real, furent le théâtre d’une série de miracles. Les saints catholiques semblaient montrer un intérêt grandissant pour le monde indigène au point de s’adresser directement aux Indiens sans passer par la médiation de l’Église. La hiérarchie catholique s’est vite inquiétée de cette surprenante et rapide dévotion des indigènes envers la Vierge ou de l’intérêt manifestée par la Vierge pour les peuples indiens. Toute cette passion religieuse pour les saints catholiques, et en particulier pour la Sainte Vierge, devait culminer en 1712 dans la ville indienne de Cancuc pour déboucher, suite à l’opiniâtre hostilité de l’Église, sur une insurrection armée. Cette insurrection allait vite s’étendre pour couvrir une vaste région et tenir en échec, pendant presque un an, les troupes espagnoles de la Province du Guatemala...
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IX. Le soulèvement des Zendales

« Une jeune Indienne de Cancuc appelée María de la Candelaria âgée de treize ou de quatorze ans, mariée à Sebastián Sánchez, Indien de cette ville, a dit à une femme indigène appelée Magdalena, aujourd’hui décédée, que la très sainte Vierge lui a parlé près de sa maison, qui se trouve hors de la ville ; elle lui a dit qu’elle devait ériger une croix avec une bougie dans le hameau et que tous devaient l’encenser, ensuite ils devaient lui construire une chapelle. Leur ayant fait cette révélation et ceux-ci l’ayant crue, Sebastián Sánchez, Agustín López, le père de María et Nicolasa Gómez, son épouse, ont élevé la croix et tout le monde venait pour l’encenser. »
(Déclaration de Juan García le 12 décembre 1712.)

Quand le curé de la paroisse, frère Simón de Lara, apprit cette nouvelle, il fit fouetter la mère, le père et la fille, et transporter la croix dans l’église du village. Pourtant devant la sourde hostilité des gens du village, le curé s’est vite trouvé isolé et les indigènes, passant outre à l’opposition de frère Simón de Lara entreprirent d’élever une petite chapelle sur le lieu de l’apparition de la Vierge...
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X. Le catholicisme indien ou les revers de la colonisation
En choisissant d’apparaître à une Indienne dans le voisinage du village de Cancuc ce mois de juin de l’année 1712, la Vierge place d’emblée les Indiens sur le même pied d’égalité que les Espagnols quant à leur relation au sacré. Elle choisit son camp, qui est celui de l’universalité : tous les humains sont égaux devant elle, les Indiens comme les Espagnols. Au départ, il ne s’agit pas tant de se rebeller que de mettre les Espagnols et l’Église face à leur contradiction entre enseignement et réalité. D’un côté l’Église espagnole enseigne que tous les hommes sont égaux en Jésus-Christ, de l’autre elle cherche à garder le monopole du divin (ou le monopole de la relation au divin, ce qui revient au même), qui consacre l’inégalité entre Espagnols et Indiens. C’est donc en toute bonne foi qu’une délégation des autorités indiennes de Cancuc se rend le 23 juin à Ciudad Real auprès de l’évêque pour lui demander l’autorisation d’élever, sur les lieux de l’apparition, une petite chapelle dédiée à la Vierge. Les membres de la délégation sont aussitôt emprisonnés. La réaction espagnole et en particulier celle de l’Église ne se font pas attendre : il s’agit pour l’Église de préserver l’ordre colonial dont elle est partie prenante et le garant jusque dans les hameaux les plus reculés : les Indiens n’ont plus la pensée de leur activité sociale, ils travaillent désormais sous le joug de la civilisation occidentale et chrétienne, sous le joug de l’Empire chrétien d’Occident, point final. Le pouvoir de la pensée est confisqué par l’autorité coloniale qui, à travers le tribut et le travail forcé, maîtrise l’ensemble de l’activité sociale au Mexique. Les Indiens voient leur vie sociale réduite à la communauté villageoise dans les terres de mission et leur vie politique limitée à ce que l’on a appelé « la République des Indiens », espaces bien circonscrits et sous tutelle des autorités ecclésiastiques et laïques...
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