Une tribune pour les luttes

Le ventre de Marseille crie famine

CQFD

Article mis en ligne le jeudi 1er mars 2018

Toujours pas d’école à Noailles. Ce quartier aura un centre social et une « micro-crèche », mais pas avant la prochaine mandature. Résorber l’habitat indigne ? Un diagnostic est en cours, entravé par les propriétaires. En attendant, la mairie et les spéculateurs placent leurs billes.

À Noailles, qu’on appelait autrefois le ventre de Marseille à cause de son intense activité alimentaire, c’est le chantier. L’éternel chantier de la reconquête urbaine. «  Y a beaucoup de bruits qui courent qu’on ne reviendra plus  », lâche Antoine, l’un des 17 maraîchers du marché qu’on a envoyés se faire voir en haut de La Canebière pendant la rénovation de la place des Capucins. « Ils disent que ça va durer six mois, mais avec eux, on ne sait jamais…  » La méfiance règne, malgré les promesses. Il faut dire qu’ici, un chantier peut devenir une arme de destruction massive : une fois le tramway installé sur la rue de Rome, la chambre de commerce a constaté la faillite de 67 boutiques. Là, sitôt les maraîchers partis, les ouvriers ont arraché quatre arbres sur cinq. «  Ils déplument le quartier  », a râlé une mémé déboussolée, qui ne croyait pas si bien dire.

Autre puce à l’oreille, la déclaration du représentant de Fondeville, promoteur chargé de construire un hôtel 4 étoiles dans l’îlot Feuillants, en bordure de la place : « Le haut de gamme cohabite mal avec le bon marché.  » Lors de l’assemblée générale du Comité d’intérêt de quartier, aux mains des quatre ou cinq commerçants sédentaires « blancs », une dame bien mise a mis la pression sur les élus : « C’est l’opportunité. Si ce chantier n’apporte pas les changements que nous espérons depuis si longtemps, ça n’aura servi à rien. » Yves Baussens, charcutier et président du CIQ, par ailleurs propriétaire d’appartements rue Pollack, connaît la leçon par cœur : «  Il faut qu’on fasse une trame touristique pour essayer de relever le niveau. » Lors de cette AG, la misère de la démocratie locale se donne en spectacle. Les critiques se font couper la chique : «  Taisez-vous, vous n’habitez même pas le quartier !  » Un opposant se voit barrer l’accès au conseil d’administration sous prétexte de ne pas avoir cotisé pendant trois ans, mais on ouvre grande la porte à la patronne de l’épicerie fine L’Idéale, installée depuis à peine plus d’un an – mais protégée de Solange Biaggi, adjointe au maire chargée du commerce.

À Marseille comme partout, on ne prête qu’aux riches. Le nouveau dada des élus, c’est la préemption de fonds de commerce, pour bouter kebabs, épiceries arabes et télé-boutiques loin des regards et loin du cœur. Jean-Claude Gondard, directeur des services de la ville, l’avoue sans ambages : «  La préemption sert à dire ce qu’on ne veut pas et aider ce qu’on veut. » [1] Lors de la présentation du plan « Ambition centre-ville », le 1er décembre, la présidente du conseil départemental, Martine Vassal, affirmait sa « volonté d’être aux côtés de la Soleam [2] pour préempter des pas d’immeubles et les confier à des commerces en facilitant leur installation avec des loyers modérés » [3]. Ce qui veut dire que l’épicerie L’Idéale, que Solange Biaggi se vante d’avoir aidé à s’installer et qui vend des jambons à plus de 200 € le kilo, bénéficie sans doute d’un bail aux petits oignons grâce à l’argent public. Yacine appréciera, lui qui offre son couscous à prix très populaire sur le trottoir d’en face, mais paie son loyer plein pot.

Ce volontarisme est à l’œuvre depuis des lustres. On a évincé le florissant bazar méditerranéen de Belsunce parce qu’il n’était pas assez provençal, mais surtout parce qu’il faisait de l’ombre au centre commercial du Centre-Bourse. Telles des coquilles vides sur un plateau de Monopoly, on a placé des ateliers de peintres subventionnés rue Thubaneau, pour éloigner les prostituées. Après avoir expulsé habitants et commerces de proximité de la rue de la République pour en faire un décor en trompe-l’œil, les pas-de-porte sont aujourd’hui offerts gratuitement pendant trois ans à des start-ups et des galeristes, histoire de créer une illusion de dynamisme. Mais la pompe ne s’amorce toujours pas et le désert avance. Ce ne sont pas les kebabs et les taxiphones qui font du tort à la vitalité des quartiers, mais la guerre commerciale sans merci que se livrent les grands centres commerciaux à la périphérie de la ville, mais aussi, depuis une dizaine d’années, intra-muros.

Lors d’un simulacre de concertation publique au théâtre Mazenod, le 24 janvier, Gérard Chenoz pour la Soléam et Sabine Bernasconi pour la mairie de secteur ont parlé de « respecter l’âme de Noailles  », dont « les odeurs d’épices nous ravissent ». Mais rien de tangible n’a été avancé pour résorber « l’habitat indécent ou dégradé », qui représente 48 % du parc existant. « Un diagnostic est en cours, mais les propriétaires rechignent », a déclaré un technicien, qui voit dans les taudis des marchands de sommeil « des logements sociaux de fait »… Il n’y a toujours pas d’école, alors que l’ancien collège privé Saint-Thomas-d’Aquin, qui occupait tout un pâté de maison sur plus d’un hectare, a été vendu à un promoteur immobilier, au lieu d’être préempté. Il paraît que le quartier aura enfin un centre social (logé dans le passage Ventre) et « une micro-crèche de dix berceaux », mais pas avant la prochaine mandature. Et quand on s’inquiète du peu de cas qui est fait des activités existantes autant que des besoins criants de la population actuelle, Marie-Louise Lota, élue chargée des marchés, déclare tout à trac : « Hé, c’est qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ! » Il est vrai qu’au quartier du Rouet, sur les rues de Rome et de la République, on a cassé beaucoup d’œufs… Mais où est l’omelette ?

Carnivore fin de règne

Tel Saturne dévorant ses propres rejetons, le vieux maire Gaudin, au pouvoir depuis 23 ans, se plaît à savonner la planche de ses dauphins. Le premier des sacrifiés fut l’actuel président de région, Renaud Muselier, qui vient d’accuser son ancien mentor d’avoir mené une gestion « politico-mafieuse » en pactisant avec l’ex-patron socialiste du département, le repris de justice Jean-Noël Guérini. Le premier adjoint du maire, Dominique Tian, vient, lui, d’être condamné à 1,45 millions d’euros d’amende, à un an de prison avec sursis et à trois ans d’inéligibilité pour « blanchiment de fraude fiscale ». De son côté, Bruno Gilles, avant-dernier chouchou de Gaudin, a déclaré forfait pour raison de santé. Et Yves Moraine, maire des quartiers riches et avocat du géant du BTP Vinci, a trébuché aux législatives de juin 2017, éjecté par deux inconnus, candidats de La France insoumise et d’En marche.

Cette fin de règne va tout déchirer. Côté vieille garde, on a du mal à intégrer les codes du politiquement correct, habitué qu’on est aux formules à l’emporte-pièce où se mêlent paresse intellectuelle et populisme pagnolesque. Dernière saillie en date de l’ineffable Gérard Chenoz, délégué aux Grands projets d’attractivité : « Les touristes, ils ne veulent pas qu’on enlève les Arabes, mais qu’on balaye plus souvent les rues. Je vais piétonniser la rue d’Aubagne, comme ça elle deviendra branchée. » Même quand il tente de faire moderne, le grigou ne peut s’empêcher d’étaler ses préjugés les plus crasses. Il y a quelques années, il avait défini sa conception de la mixité sociale par une litote d’anthologie : « Pour que les gens se mélangent, il faut que certains partent. » Dans le même registre, sa collègue Marie-Louise Lota, déléguée aux emplacements, qui aurait accusé les forains de La Plaine d’attirer « une population qu’on ne veut plus voir en ville », tente d’adoucir le ton en qualifiant le marché de Noailles de « bijou ». Mais son naturel revient au galop lorsque des habitants s’inquiètent des effets gentrificateurs de l’implantation d’un hôtel 4 étoiles juste à côté. « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs !  », a-t-elle tranché. Un forain de La Plaine croit avoir trouvé une explication à autant de désinvolture : « Gaudin, c’est comme une vieille aristo qui s’entourerait de singes pour avoir encore l’air belle et intelligente. »

Une nouvelle génération pousse pourtant au portillon, maniant un langage plus lisse. Sabine Bernasconi, maire du 1er secteur, gère un centre-ville qui penche à gauche – c’est là où Mélenchon a assuré son siège à l’Assemblée. Elle œuvre à la « reconquête du cœur de ville » et dépeint avec des trémolos dans la voix un avenir à la Broadway pour sa Canebière. Pour cela, elle drague une clientèle de cultureux, d’associatifs, de bobos, d’écolos en vélo, s’attachant à bien manier les éléments de langage de Richard Florida, l’apôtre US de la creative class. Sabine sera-t-elle l’Anne Hidalgo de la droite marseillaise ? Il faudra d’abord qu’elle accepte de graviter dans l’ombre de Martine Vassal, présidente du conseil départemental et nouvelle préférée de Saturne. À moins que la nouvelle star ne file chez Jupiter ?

Bruno Le Dantec
CQFD n°162 février 2018

[1] « Marseille va reprendre le contrôle sur les commerces du centre », article publié sur le site Made in Marseille le 20 juin 2017.

[2] Société publique locale d’aménagement de l’aire métropolitaine, aux manettes de tous les projets de requalification du centre de Marseille.

[3] La Provence, 29 janvier 2018.

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