Une tribune pour les luttes

Courant Communiste International

Il y a 100 ans, la révolution en Allemagne met fin à la Première Guerre mondiale

Article mis en ligne le samedi 20 octobre 2018

Le 4 novembre 1918, à Kiel, un port sur la Mer Baltique allemande, des milliers de marins se révoltent contre le commandement de l’armée qui leur ordonne de se lancer dans une nouvelle aventure guerrière.

Un point culminant de mécontentement et de rejet de la guerre est atteint. Après quatre années de meurtres de masse totalisant plus de 11 millions de morts et un nombre incalculable de blessés, après l’épuisante guerre d’usure des tranchées, causant des pertes innombrables avec les attaques au gaz dans le Nord de la France et en Belgique, avec la famine dont était atteinte la population ouvrière, après cet immonde carnage sans fin, la classe ouvrière allemande était totalement écœurée par la guerre et n’était plus prête à sacrifier sa vie pour les intérêts de la "nation". Cependant, le commandement militaire veut imposer la poursuite de la guerre avec la répression brutale et il décide de punir impitoyablement les marins qui se sont mutinés.

En réaction, une grande vague de solidarité se développe. Celle-ci se forme à Kiel et se répand immédiatement sur les autres villes d’Allemagne. Les ouvriers posent leurs outils, les soldats refusent de suivre les ordres, et les uns et les autres forment immédiatement - comme ils l’ont déjà fait en janvier 1918 à Berlin - des conseils de soldats et d’ouvriers. Ce mouvement va se répandre rapidement à d’autres villes d’Allemagne. Les 5 et 6 novembre, Hambourg, Brême et Lübeck commencent à bouger  ; Dresde, Leipzig, Magdeburg, Francfort, Cologne, Hanovre, Stuttgart, Nuremberg et Munich sont pris par les conseils ouvriers et de soldats les 7 et 8 novembre. En une semaine, ce sont toutes les grandes villes allemandes qui voient naître des conseils d’ouvriers et de soldats.

Berlin et ses conseils deviennent rapidement le cœur du soulèvement, et, le 9 novembre, des dizaines de milliers d’ouvriers et de soldats sont dans la rue pour manifester de façon massive contre le gouvernement et sa politique d’accentuation de la guerre. Ce dernier, pris de court, ordonne à la hâte aux bataillons "dignes de confiance" d’accourir à Berlin pour sa protection. Mais "le matin du 9 novembre, les usines sont désertées à une vitesse incroyable. Une foule énorme remplit les rues. À la périphérie, où se trouvent les plus grosses usines, de grandes manifestations convergent vers le centre... Partout où les soldats se rassemblent, il n’est habituellement pas nécessaire de lancer un appel spécial  ; tous rejoignent les ouvriers en marche. Hommes, femmes, soldats, un peuple en armes envahit les rues pour se diriger vers les casernes voisines" (R. Müller, Révolution de Novembre).

Sous l’influence des grandes masses rassemblées dans les rues, les derniers restes des troupes fidèles au gouvernement changent de camp, rejoignent les mutins et leur donnent leurs armes. Le quartier général de la police, les grands bureaux d’impression de la presse, les bureaux de télégraphe, les bâtiments du parlement et du gouvernement, tous sont occupés le jour-même par les soldats et les ouvriers armés et les prisonniers sont libérés. Beaucoup d’employés du gouvernement s’enfuient. Quelques heures sont suffisantes pour occuper ces bastions du pouvoir bourgeois. À Berlin, un "conseil d’ouvriers et de soldats" est formé, le Vollzugsrat (conseil exécutif).

Les ouvriers d’Allemagne suivent la trace de leurs frères et sœurs de classe de Russie qui, en février 1917, ont aussi formé des conseils ouvriers et de soldats et qui ont pris avec succès le pouvoir en Octobre 1917. Les ouvriers d’Allemagne sont sur le point de prendre le même chemin que les ouvriers de Russie, en triomphant du système capitaliste par la prise du pouvoir par les conseils ouvriers et de soldats, la paralysie de l’appareil du pouvoir bourgeois, la formation d’un gouvernement ouvrier... La perspective est à l’ouverture de la porte vers la révolution mondiale, après que les ouvriers de Russie ont franchi la première étape dans cette direction.

Par ce mouvement insurrectionnel, les ouvriers démarrent les plus grandes luttes de masse en Allemagne. Tous les "accords de paix sociale" convenus par les syndicats pendant la guerre sont brisés par les luttes ouvrières. Par leur soulèvement, les ouvriers d’Allemagne se libèrent des effets de la défaite d’août 1914. Le mythe d’une classe ouvrière allemande paralysée par le réformisme est cassé. Les ouvriers d’Allemagne utilisent les mêmes armes que celles qui vont marquer la période d’entrée dans la décadence du capitalisme et qui ont précédemment été déjà expérimentées par les ouvriers de Russie en 1905 et 1917 : grèves de masse, assemblées générales, formation des conseils ouvriers, en bref, l’auto-initiative de la classe ouvrière. À côté des ouvriers de Russie, les ouvriers d’Allemagne forment le fer de lance de la première grande vague révolutionnaire internationale des luttes qui ont émergé de la guerre. En Hongrie et en Autriche en 1918, les ouvriers se sont aussi déjà soulevés et ont commencé à former des conseils ouvriers.

La Social-démocratie, fer de lance contre le prolétariat
Tandis que des initiatives prolétariennes se développent, la classe dominante ne reste pas passive. Les exploiteurs et l’armée ont besoin d’une force capable de saboter et de limiter le mouvement. Après avoir appris de l’expérience en Russie, la bourgeoisie allemande, avec les chefs du commandement militaire, sait tirer les ficelles. Le général Groener, commandant suprême de l’armée, admettra plus tard : "Il n’y a actuellement en Allemagne aucun parti qui ait assez d’influence sur les masses pour rétablir le pouvoir du gouvernement avec le commandement militaire suprême. Les partis [traditionnels] de la droite s’étaient effondrés et, naturellement, il était impensable de former une alliance avec l’extrême gauche. Le commandement militaire suprême n’a pas eu d’autre choix que de former une alliance avec la Social-démocratie. Nous nous sommes unis dans un combat commun contre la révolution, contre le Bolchevisme. Il était impensable de viser la restauration de la monarchie. Le but de l’alliance que nous avons formée le soir du 10 novembre était le combat total contre la révolution, pour la restauration d’un gouvernement d’ordre, pour le soutien du gouvernement par la puissance des troupes et la formation, le plus tôt possible, de l’assemblée nationale" (W. Groener sur l’Accord entre le commandement militaire suprême et F. Ebert du 10 novembre 1918).

Le manteau de "l’unité" pour masquer les antagonismes de classe
Afin d’éviter l’erreur de la classe dominante russe - c’est-à-dire le fait qu’après Février 1917 le gouvernement provisoire russe ait continué la guerre impérialiste et ainsi aiguisé la résistance des ouvriers, des paysans et des soldats contre le régime, préparant l’insurrection victorieuse d’octobre 1917 - la classe capitaliste d’Allemagne réagit rapidement et d’une manière plus adroite. Le 9 novembre, l’empereur est contraint d’abdiquer, il est envoyé à l’étranger  ; le 11 novembre un armistice est signé, qui contribue à retirer l’épine de la guerre de la chair de la classe ouvrière, le premier facteur qui a obligé les ouvriers et les soldats à combattre. La bourgeoisie allemande parvient ainsi à couper l’herbe sous le pied de son ennemi de classe. Mais, indépendamment de l’abdication forcée de l’empereur et de la signature de l’armistice, la remise du pouvoir gouvernemental à la social-démocratie est une étape décisive dans le sabotage des luttes.

Le 9 novembre toujours, trois chefs du SPD (Ebert, Scheidemann, Landsberg) ainsi que trois chefs de l’USPD (Parti social-démocrate indépendant) (1) forment le Conseil des commissaires des peuples, le gouvernement bourgeois fidèle au capital.

Le même jour, Liebknecht, le plus prestigieux représentant de la fraction spartakiste, devant des milliers d’ouvriers, proclame la "République socialiste" d’Allemagne, appelant à une unification des ouvriers d’Allemagne avec les ouvriers de Russie, le leader du SPD, tandis que le leader du SOD, Ebert, proclame une "République allemande libre" avec le nouveau "Conseil des commissaires des peuples" à sa tête. Ce gouvernement (bourgeois) autoproclamé s’installe pour saboter le mouvement. "En rejoignant le gouvernement, la social-démocratie vient au secours du capitalisme, en se confrontant à la révolution prolétarienne qui arrive. La révolution prolétarienne devra marcher sur son cadavre" . Ces propos de, Rosa Luxemburg dans ses "Lettres de Spartacus" d’octobre 1918, montraient déjà où se trouvait le principal danger. Et le 10 novembre, le Rote Fahne (le Drapeau rouge), journal des Spartakistes, avertit : "Pendant quatre années, le gouvernement Scheidemann, le gouvernement des socialistes, vous a poussé dans les horreurs de la guerre  ; il vous a dit qu’il était nécessaire de défendre la "patrie", alors que ce n’était qu’une lutte pour de purs intérêts impérialistes. Maintenant que l’impérialisme allemand s’effondre, il essaye de sauver pour la bourgeoisie ce qui peut encore être sauvé et il essaie d’écraser l’énergie révolutionnaire des masses. Aucune unité avec ceux qui vous ont trahi pendant quatre années. A bas le capitalisme et ses agents".

Mais le SPD essaie maintenant de masquer le véritable front. Il avance le slogan : "Il ne devrait y avoir rien de "fratricide" si un groupe lutte contre un autre groupe, si une secte lutte contre une autre secte, alors nous aurons le chaos russe, le déclin général, la misère au lieu du bonheur. Le monde, après un triomphe si fantastique qui a vu l’abdication de l’empereur, devrait-il maintenant être témoin du spectacle de l’auto-mutilation de la classe ouvrière dans un fratricide injustifié  ? Hier a montré la nécessité de l’unité intérieure au sein de la classe ouvrière. De presque toutes les villes nous entendons l’appel pour le rétablissement de l’unité entre le vieux SPD et l’USPD nouvellement fondé (....)" (Vorwärts, 10 novembre 1918) A partir de ces illusions d’unité entre le SPD et l’USPD, le SPD insiste auprès du Conseil ouvrier et de soldats de Berlin sur le fait que, puisque le "Conseil des commissaires des peuples" est composé de trois membres du SPD et de l’USPD, les délégués du Conseil ouvrier de Berlin devraient se trouver dans les mêmes proportions. Il est même parvenu à recevoir un mandat du Conseil ouvrier et de soldats de Berlin "pour qu’il dirige le gouvernement provisoire", ce dernier étant en réalité une force qui s’opposait directement aux conseils ouvriers. Rosa Luxemburg, plus tard, a tiré un bilan des luttes dans cette période : "Nous pourrions à peine compter que dans l’Allemagne qui avait connu le spectacle terrible du 4 Août, et qui pendant plus de quatre années avait récolté la moisson semée ce jour-là, il devait soudainement se produire le 9 Novembre 1918, une glorieuse révolution, inspirée directement par la conscience de classe, et orientée vers un objectif clairement conçu. Ce qui s’est produit le 9 Novembre était, dans une très faible mesure, la victoire de principes nouveaux ; c’était un peu plus qu’un effondrement du système impérialiste existant. Le moment était venu pour l’effondrement de l’impérialisme, un colosse aux pieds d’argile, s’émiettant de l’intérieur. La suite de cet effondrement était un mouvement plus ou moins chaotique, un mouvement pratiquement dénué de plan motivé. La seule source d’union, le seul principe persistant et salvateur était le mot d’ordre "former des conseils ouvriers et de soldats." (Congrès de Fondation du KPD 1918/19)

Sabotage politique des conseils ouvriers par le SPD

En novembre et décembre, au moment où l’élan révolutionnaire des soldats retombe, il commence à se produire plus de grèves dans les usines. Mais cette dynamique n’en est qu’à son début. Et, à ce moment, le mouvement des conseils est encore fortement et de façon inévitable divisé. Saisissant sa chance, le SPD prend l’initiative d’appeler à un congrès national des conseils ouvriers et de soldats à Berlin le 16 décembre. Ainsi, alors que le mouvement des usines n’est pas encore en plein essor, et que le temps pour la centralisation est encore prématuré, le SPD veut mettre à profit l’occasion d’un tel congrès national des conseils pour les désarmer politiquement. En outre, il met l’accent sur l’illusion largement répandue à l’époque selon laquelle le conseil devrait travailler selon les principes du parlementarisme bourgeois. À l’ouverture du congrès, la délégation forme des fractions (sur les 490 délégués, 298 sont des membres du SPD, 101 de l’USPD - parmi eux 10 Spartakistes -, 100 appartiennent à d’autres groupes). Ainsi, la classe ouvrière doit se confronter à un congrès auto-proclamé des conseils qui prétend parler au nom de la classe ouvrière mais qui laisse immédiatement tout le pouvoir entre les mains du gouvernement provisoire nouvellement "auto-proclamé".

Le présidium utilise la ruse pour empêcher des leaders Spartakistes tels que Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg de participer aux travaux du congrès et les empêche même de parler, sous le prétexte qu’ils ne sont pas des ouvriers des usines de Berlin (2).

Le congrès prononce la "sentence de mort" quand il décide de soutenir l’appel pour la formation d’une "assemblée nationale". Abdiquer ainsi le pouvoir face à un parlement bourgeois, c’est se désarmer soi-même.

Les Spartakistes qui veulent faire pression sur le congrès organisent une manifestation de rue massive de 250 000 ouvriers seulement à Berlin le 16 décembre.

Le congrès national permet à la classe dominante de marquer un point important. Les Spartakistes concluent : "Ce premier congrès détruit finalement le seul acquis, la formation des conseils ouvriers et de soldats, en arrachant de cette façon le pouvoir à la classe ouvrière, en rejetant le processus de la révolution. Le congrès, en condamnant les conseils ouvriers et de soldats à l’impuissance (par la décision de remettre le pouvoir à une circonscription nationale) a violé et a trahi son mandat (...) Les conseils ouvriers et de soldats doivent déclarer les résultats de ce congrès comme nuls et non avenus." (Rosa Luxemburg, 20 décembre 1918) Dans quelques villes, les conseils ouvriers et de soldats protestent contre les décisions du congrès national.

Encouragé et renforcé par les résultats du congrès, le gouvernement provisoire commence à lancer des provocations militaires. Dans une attaque du Freikorps à Berlin (troupe contre-révolutionnaire mise en place par le SPD), plusieurs douzaines d’ouvriers sont tués le 24 décembre. Ceci provoque l’indignation des ouvriers de Berlin. Le 25 décembre, des milliers d’ouvriers sont dans la rue en protestation. Devant l’attitude ouvertement contre-révolutionnaire du SPD, les commissaires de l’USPD se retirent du Conseil des Commissaires le 29 décembre.

Les 30 décembre et le 1er janvier, les Spartakistes fondent, dans le feu de l’action, avec les Communistes internationaux d’Allemagne (IKD), le Parti communiste allemand (KPD). Traçant un premier bilan et indiquant les perspectives, Rosa Luxemburg, le 3 janvier 1919, insiste : "La transformation d’une révolution du 9 novembre essentiellement de "soldats" en une révolution clairement ouvrière, la transformation d’un changement simplement, superficiellement politique superficiel de régime en un long processus de confrontation générale économique entre le capital et le travail exige de la classe ouvrière un niveau différent de maturité politique, de formation, de ténacité, (d’acharnement) que ce que nous avons vu dans cette première phase des luttes." (3 janvier 1919, le Drapeau rouge). Le mouvement devait alors entrer dans une étape cruciale en janvier 1919 - dont nous parlerons dans un prochain article.

Dino

1) L’USPD était un parti centriste, composé au moins de deux ailes combattant l’une contre l’autre : une aile droite, qui a essayé de réintégrer le vieux parti, passé dans le camp de la bourgeoisie, et une autre aile, qui s’efforçait de rejoindre le camp de la révolution. Les Spartakistes ont rejoint l’USPD afin de toucher plus d’ouvriers et de les faire aller de l’avant. En décembre 1918 les Spartakistes rompent avec l’USPD pour fonder le KPD.

2) Afin de parfaire l’isolement des ouvriers allemands et celui des révolutionnaires d’Allemagne, une délégation d’ouvriers russes venue pour assister au congrès sera même retenue à la frontière sur les instructions des forces du SPD.

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