Une tribune pour les luttes

Dernier verre

L’Equitable Café

Article mis en ligne le dimanche 24 février 2019

Coupons court aux rumeurs, aux précautions et scrupules de tous poils. Il n’y a de toute façon pas de bonne manière de vous l’annoncer : l’Équitable Café c’est terminé. Il nous reste un peu plus d’un mois pour en profiter, jusqu’à la dernière fermeture, quelque part dans la nuit du 30 au 31 mars...

Ça fait un moment qu’elles vous arrivent aux oreilles, qu’elles circulent, qu’on les commente. Les nouvelles de l’Équitable Café ne sont pas bonnes. Depuis des semaines, des mois, des années peut-être, les moments difficiles et les mauvaises passes s’enchaînent sans que les multiples tentatives de rallumer la flamme ne fassent d’étincelles.

Nous sonnons le dernier verre, conscient·es du poids de notre responsabilité face à une histoire qui vous appartient autant qu’à nous, un tantinet impressionné·es par la gravité d’une telle décision… Impensable, trop gros, trop précieux ! Presque sacré ce Café, avec son histoire, ses adhérent·es, ses centaines de bénévoles et les quelques services civiques, salarié·es et stagiaires qui s’y sont succédé·es. Peut-on raisonnablement mettre un terme à cette aventure ? La question a été tranchée lors du conseil d’administration réuni le 28 janvier dernier : oui, on peut et on doit le faire, avec comme priorité l’horizon d’une sortie de crise par le haut. Par le haut… Vraiment ? Vraiment. Si nous prenons aujourd’hui, humblement, cette décision libératrice et douloureuse, c’est parce que...

... Parce qu’à force de remettre une pièce dans la machine, au gré des arrivées, des nouvelles énergies, nous pensons que nous avons épuisé les possibilités de continuer cette aventure sous le même nom, à l’ombre de ces 15 années d’histoire(s).

... Parce que mille locaux associatifs aux vocations familières mais toujours différentes ont ouvert depuis à Marseille et dans les alentours : là où l’Équitable était unique, l’émergence de nouveaux collectifs et le renouvellement des équipes nous poussait à chercher ce qui faisait commun, à le préciser, à être plus affûté·es. Face à cet enjeu, et même en chérissant cet espace et tout ce qu’il rendait possible, nous n’avons pas su articuler son histoire à un manifeste renouvelé, des désirs réaffirmés, un modèle économique repensé pour nous projeter sereinement dans les 15 années suivantes.

... Parce que notre modèle économique à base de concerts hebdomadaires, de bières artisanales et de contrats aidés a montré ses limites face à des enjeux et changements politiques "externes", avec l’arrivée de la droite au pouvoir dans les collectivités territoriales et d’En Marche à l’Elysée comme à l’Assemblée, la fin des contrats aidés, et l’intensification d’une ère d’austérité sur le plan économique, touchant particulièrement le monde associatif.

... Parce que nos activités s’intègrent dans un écosystème local, impliquant aussi le voisinage, la co-propriété, la municipalité. Lorsque nos programmations festives ont bousculé cette cohabitation fragile, notre activité la plus lucrative est paradoxalement devenue une menace pour notre lieu.

... Parce que, confronté·es comme bien d’autres à l’enjeu de la pérennité, nous avons joué le jeu du salariat. Comme bien d’autres associations, nous avons tenté d’avancer sur un fil tendu entre la préservation farouche de notre autonomie, de nos dynamiques internes, et la recherche de financements et autres appuis institutionnels, la gestion quotidienne d’un Café ouvert 6 jours sur 7. Nous avons au fil des dernières années perdu deux emplois, accueilli et vu partir de nombreux·ses bénévoles, cherché sans le trouver le liant, ce petit supplément d’âme ou d’huile dans les rouages qui nous aurait permis de continuer dans la joie. Nous nous sommes même surpris·es à reproduire un fonctionnement qui générait plus de contrainte, d’urgence, de fatigue, de tension que d’enthousiasmes, de connexions, d’émulations, de solidarités. Des signaux plus ou moins faibles, que nous n’avons pas toujours perçus, ou pas considérés, pris·es dans le quotidien d’un bar à faire tourner. Si le désir n’y est plus, combien de temps faut-il se forcer ? Au nom de quelles valeurs supérieures ? De quelles fins qui justifieraient les moyens ? C’est si rapide d’oublier pourquoi on est là, de s’asseoir sur ses valeurs, de négliger ses fondations, de se mentir quand on se retrouve pris dans l’économie et la gestion d’une machine aussi complexe et exigeante. Et le collectif qui aspire à l’émancipation de chacun·e devient négligeant, génère de la souffrance au travail - bénévole, volontaire ou salarié -, tourne à vide, s’engourdit et s’abîme.

Alors nous nous le devons, de finir en beauté, sans amertume, avec reconnaissance pour le chemin parcouru. D’abord à nous-mêmes, et bien sûr à tous les cercles concentriques successifs qui font ou ont fait la trame de cette histoire, les adhérent·es, les ancien·nes, les habitué·es, les partenaires plus ou moins régulier·es, les fêtard·es, les voyageur·ses, les militant·es, les touristes, les badaud·es, les poète·sses, les gens du coin (liste non exhaustive)...

Et pour le futur, pour croire encore que les luttes et que d’autres mondes sont possibles, ou existent déjà, pour contribuer à l’ouverture ou à l’approfondissement des brèches partout où c’est possible. Et particulièrement à Marseille où nous vivons et où, d’effondrements mortels d’immeubles insalubres en rénovations de La Plaine, en passant par la répression féroce du mouvement social, les tensions ont rarement été aussi fortes entre la ville vivante, populaire, ombragée, auto-gérée et nourricière dont nous voulons, et le futur stérile, monochrome, minéral, métallique, croisiériste et pacifié, aux normes ISO, auquel rêvent les milieux d’affaires comme la classe politique.

Alors même si en entrant dans le Café il était encore possible de sentir la magie opérer, les rencontres improbables, les programmations singulières, les réunions improvisées, et la porte d’entrée sur mille aspects et dynamiques d’une ville qui ne se laisse pas facilement apprivoiser, même si la déception, la colère, la révolte, l’incompréhension vont immanquablement s’emparer de certain·es d’entre vous, nous baisserons le rideau définitivement après une fête de tous·tes les diables·ses, dans la nuit du 30 au 31 mars - sans doute bien tard, ému·es et titubant·es. Il nous reste six semaines encore, de belles programmations et cette fête de fermeture comme un bouquet final pour se réjouir, s’engueuler, se souvenir sans nostalgie et se projeter sans faire table rase du passé !

Avant de conclure, nous adressons de puissants, amples et chaleureux remerciements à toutes celles et ceux-là qui ont apporté leur(s) pierre(s) à l’édifice, à la fresque collective, à la mosaïque du Café au fil de ces presque 16 années… Cette histoire compte et nous vous invitons, de près ou de loin, sur place ou à distance, à participer à votre manière à la célébration de ces mille histoires qui ont tissé l’odyssée de l’Équitable Café.
Nous espérons que ce texte nous permettra d’engager avec vous, entre nous, des échanges nourrissants, vifs et toniques (n’hésitez donc pas à entamer la discussion !). Il est le fruit d’un travail collectif et ne se veut pas exhaustif, ni amer ou pessimiste.

Nous croyons encore à l’importance de faire exister là où nous vivons des espaces d’expérimentation sociale, de recherches, de partages, d’engagements, de luttes et d’éducation populaire à but non-lucratif - et même plus que jamais, alors.... Que mille cafés, communes et printemps refleurissent !

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