Une tribune pour les luttes

« Personne n’est dupe de l’héroïsation de la profession »

Crise hospitalière et Covid-19

Article mis en ligne le mardi 7 avril 2020

Centre hospitalier de la Timone à Marseille. Quatre bâtiments, plus de 5 000 agents tous métiers et statuts confondus, un millier de lits. Un colosse régional, national et européen aux pieds d’argile en ces temps de crise sanitaire. Greg y exerce la profession d’infirmier et le mandat de syndicaliste CGT. Il ne décolère plus.

« Aujourd’hui, même les plus tièdes, qui disaient comprendre les arguments du gouvernement et de la direction de l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille (AP-HM) sur la nécessité des économies budgétaires ne veulent plus repartir comme avant. Sur le plan sanitaire, tout évolue trop vite et aucun décompte précis n’est disponible. Seuls quelques médecins qui assurent un suivi au plus près en savent peut-être davantage, mais il n’y a aucune remontée en temps réel. Je peux quand même dire qu’à Marseille, on a la chance d’être en décalé par rapport à l’œil du cyclone qui est en train de frapper Paris et l’Île-de-France. On s’attend néanmoins à une grosse pression dans le courant de la semaine prochaine avec aucune idée de l’ampleur que ça prendra. Tout le monde espère que Marseille sera relativement préservée.

Et contrairement à ce qui s’est produit à Mulhouse et dans le Grand Est, on a pu anticiper, s’organiser, se préparer. Deux bâtiments ont été réservés aux patients touchés par le Covid-19 : 300 lits en plus des places en réanimation sont prévus pour les cas les plus graves. Les services y sont correctement équipés et le personnel dépisté, doté de masques et de gants en nombre suffisant. Tout a été fait pour que ces bâtiments soient placés en procédure étanche par rapport aux autres parties où ont été regroupés les malades non atteints par le Covid-19, mais pour certains dans un état déjà très fragile.

Panique à bord !

Rien à voir avec ce qu’on a pu observer du côté de l’administration. Là c’est l’impréparation la plus scandaleuse qui règne depuis deux semaines. En complet décalage avec leur discours de communication externe, c’est la panique à bord ! Elle nous a abreuvés au quotidien d’un déluge d’informations, de notes, de mails tous plus contradictoires les uns que les autres. Comme s’ils avaient voulu ajouter encore plus de stress alors que les soignants vivent déjà dans la crainte de contracter le virus et de le transmettre aux collègues ou aux patients ! Il y a aussi beaucoup de colère face au manque de matériel comme partout en France. Par exemple, les masques ont une date de péremption variable en fonction de l’état des stocks. Un matin, ils doivent durer huit ou dix heures. Le lendemain, après une providentielle livraison, il ne faut plus les utiliser que pendant deux ou trois heures maxi. Le dépistage est pratiqué avec parcimonie et le risque est grand d’une contamination transmise par les soignants aux patients des unités conventionnelles.

Compétence et motivation ne sont pas en cause, mais les soignants ressentent une intense frustration face au manque de moyens. Face au choix à faire entre ceux qu’on pourra sauver et ceux qu’on devra laisser mourir seulement parce qu’il n’y pas assez de place ou d’équipements. On n’en veut plus de cette transformation de l’hôpital en usine rentable et tout le monde s’est retrouvé dans la tribune “J’ai la rage”. Il y a trois mois de cela, lors d’une réunion entre les gestionnaires de l’AP-HM et les technocrates de l’Agence régionale de santé autour de la définition de nouveaux objectifs d’économies budgétaires, une phrase m’a particulièrement frappé : “On n’a plus forcément besoin de lits pour bien soigner à l’hôpital.” Traduction : il faut encore davantage tailler dans les effectifs et les capacités d’accueil pour développer les soins en ambulatoire, hors de l’hôpital, renvoyer les patients au plus vite chez eux même au prix de la maltraitance, de l’animosité grandissante entre les soignants et les malades ainsi que leurs familles. »

« On demandera des comptes »

« Et personne n’est dupe de la soudaine sollicitude de l’administration après des années de mépris. Le soutien actuel ne peut pas nous faire oublier l’époque où la moindre critique était suivie d’une sanction. Les discours vantant une unité de façade – tous unis contre la maladie – ne peuvent dissimuler qu’en première ligne on trouve les soignants tandis que les cadres gestionnaires continuent leur sale besogne en télétravail. Personne n’est dupe de l’héroïsation de la profession : ils peuvent se les garder leurs médailles ! Nous voulons des moyens pour travailler et des salaires décents pour tous et toutes ! Même sentiment mélangé par rapport aux applaudissements tous les soirs à 20 heures. C’est un soutien apprécié, mais on ne s’en contentera pas. On demandera des comptes au gouvernement, massivement, pas seulement les syndicats car pour beaucoup le temps de la résignation est révolu. Cela nous fait chaud au cœur, mais c’est tellement dérisoire !

Quant à la débauche de moyens technologiques – TGV, avions, hélicoptères médicalisés parcourant la France pour évacuer les malades - mise en scène par le gouvernement avec la complicité des chaînes de télévision, elle n’est qu’un écran de fumée supplémentaire pour minimiser la gravité de la situation et contre-attaquer face aux critiques de plus en plus fortes sur la gestion calamiteuse de la crise. Ce barnum va concerner une partie infime de malades, vingt personnes par-ci, trente par-là, alors qu’à Mulhouse il y a déjà bien longtemps que les équipes médicales sont obligés de faire le tri parmi ceux qu’ils pourront sauver. De plus, les établissements dans les régions moins touchées par l’épidémie doivent aussi se préparer au pic. C’est la même chose avec le pathétique appel au secours lancé dans les médias par Martin Hirsch. Le même patron de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris qui appliquait hier consciencieusement les directives gouvernementales de démantèlement de l’hôpital public. Pire encore, le recours à la charité, cagnottes, Fondation de France, etc., est la preuve ultime de l’abandon de la santé publique en France. Qui peut croire que cela suffira à combler l’énorme manque de moyens ? C’est se donner bonne conscience à peu de frais. »

Ni Dieu, ni sauveur, ni Raoult ?

« Et notre sauveur suprême, le professeur Didier Raoult ? La communauté des soignants à Marseille a pu ressentir un profond respect voire une certaine fierté par rapport à une personne et ses équipes à la pointe des recherches mondiales en infectiologie. On lui doit cet Institut hospitalo-universitaire (IHU) qui est un outil de première classe. On ne peut qu’approuver ce qu’il a dit sur l’organisation d’une prise en charge efficace notamment en pratiquant un dépistage massif. Concernant son traitement, il est difficile pour nous, humbles soldats du soin, de juger sur le fond. C’est plutôt un débat entre experts de la question. En revanche, sur la forme, on n’a pas compris son message convoquant à l’IHU la population pour test coronavirus et administration de chloroquine. Résultat : rassemblement d’une foule de personnes devant le bâtiment au risque d’une contamination générale. Quand on est soignant, on ne peut se passer d’une réflexion sur les conséquences de nos actes. »

Iffik Le Guen

CQFD, De l’autre côté du papier, le 3 avril 2020

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