Une tribune pour les luttes

Vu de loin

Jean de Vienne

Article mis en ligne le samedi 11 avril 2020

Depuis début janvier, je suis l’actualité concernant ce nouveau virus ainsi que le scandale social et sanitaire l’accompagnant.

Peut-être vais-je parler ici de quelque chose d’inessentiel, de périphérique, on pourra qualifier ce propos de vue par le petit bout de la lorgnette et certainement grossis-je ce que je ressens. Mais comme ça m’obsède un peu dans mon confinement relaxé, je souhaite vous la faire partager, cette tentative d’analyse très partielle. Elle concerne l’attestation de déplacement en vigueur en France.

La première fois où j’ai entendu parler de cette autorisation de sortie à télécharger et remplir soi-même, je suis resté stupéfait : il y avait là quelque chose de loufoque, d’illogique et somme toute – eu égard à l’urgence de la situation – parfaitement scurille.

La critique d’actions ou, plus justement dans le cas de cette épidémie, d’inactions criminelles devrait prendre a priori un avantage hiérarchique sur celle de la simple malveillance bureaucratique. Pourtant, je crois discerner dans cette attestation de sortie un signe intensément hostile.

Ainsi avons-nous tous noté et certainement avec effarement qu’à cette occasion le domaine de la coercition était nouvellement en libre-service sur internet, comme un ticket de train, une opération bancaire etc. On pourrait bien sûr philosopher sur le fait que s’acheter un ticket est souvent une torture et qu’ainsi finalement, ce n’est pas si étrange comme ça en a l’air.

Et nous avons aussi tous compris qu’un cocktail de débilité et d’autorité infantilisante était à l’œuvre. Cette modernité apparente a au fond pour aïeux les brimades crétines des casernes. Mais quand même !

Quand même, aurait-on pu penser il y a seulement quelques années ou mois, qu’une telle chose serait possible ? … Une telle épidémie certainement, mais une mesure de ce genre !

J’habite à l’étranger et on nous recommande aussi et assez fermement de rester chez soi. Vendredi, au cours ma promenade quotidienne, je voyais mes voisins jardiner, prendre l’apéritif sur la terrasse, se promener à pied ou en vélo, pêcher… Tout ça sous un ciel bleu, vidé de ces traces blanches dont on dit qu’elles sont vaporisées pour nous abrutir. Peu de circulation, peu de bruit : tout ça ressemblait à des vacances et – je l’avoue volontiers – en avait un peu la couleur.

En effet, même si il n’y a pas de raisons de se réjouir outre mesure de cette épidémie, on pourrait bien apprécier ce ralentissement général, cet air soudainement plus pur, il y a pas d’école, pas de travail, et en plus il fait beau.

Au même instant, en France, cette contrainte agressive, bornée, bête et méchante. Et oui, c’est peut-être d’abord de ça dont il s’agit : un autoritarisme inversement proportionné à la compétence de ces gens par qui ce malheur arrive et qui (très théoriquement et pour les plus – disons – naïfs) seraient censés nous en prémunir.

Une des vraies raisons de cette ubuesque autorisation de sortie en libre-service, c’est que la populace ne doit en aucun cas se sentir en vacances, mais toujours sous tension. Il fait beau certes, mais il a fallu qu’ils ferment les plages et les fassent contrôler comme une manif de Gilets jaunes ! Avec hélicos svp !

Le confinement, ça doit être dur, inconfortable, désagréable comme ce que subissent les sdf ’s, les migrants, les prisonniers, les demandeurs d’asile, les chômeurs, ça doit faire mal comme un coup de matraque sur un gilet jaune, ça doit être triste comme une fin de vie sans oxygène en Ephad : pas de répit pour le précaire ! Arbitraire policier pour (presque) tous !

Le plan, c’est qu’au bout du sombre tunnel, la reprise du travail soit vue comme un salut, une promesse de liberté. Redevenir cet hamster actionnant sa roue devra nous paraître enviable, paradisiaque même. Si l’on pâtit du confinement, de l’isolation, c’est que certains veulent nous réduire à en réclamer à tout prix de la «  normalité  ». Depuis le début de cette crise ils en préparent l’après avec un arsenal bien rôdé et une réthorique de guerre.

Cette attestation, c’est un curieux et monstrueux mélange, le pire de deux mondes. Il n’y a pas que de la pédagogie méchante et autoritaire, il y a aussi de l’éducation moderne, participative. Un genre de dressage contemporain : d’abord tu prends l’habitude d’avoir une autorisation, tu dois l’imprimer ou la recopier toi-même, c’est agaçant, mais risible – après tout, tu peux tricher : ils sont vraiment débiles … elle sera de plus en plus souvent contrôlée, chicanée … tu auras peut-être une amende … des recidivistes vont en prison (c’est grave et scandaleux dans ce contexte, mais ça peut plaire : c’est martial comme les 12 balles dans la peau du petit voleur d’un temps de crise) … cette attestation, elle t’occupe et te préoccupe : tu n’es plus vraiment sûr de ce qui est autorisé ou non … et puis un jour, tu dois la faire tamponner à la kommandantur. Après tout, c’est la guerre.

Effectivement, c’est la guerre et elle n’a pas commencée avec le virus. En France, ils ont eu besoin de mois et d’un terrorisme étatique sanglant pour mater – provisoirement – les courageux gilets jaunes, et maintenant ça. Ces mauvais traitements continuels sont liés évidemment … Tout comme il y a un lien direct entre cette crise et le capitalisme. Ce fanatisme qu’on appelle néo-libéralisme, c’est au fond une maltraitance en soi.

Certes, une situation de crise n’est pas nécessairement révolutionnaire et être un damné sur la terre ne prédestine pas nécessairement à le devenir. Mais, alors que tout semble organisé pour que nous ne puissions profiter de cet arrêt, transformer ce lockout en grève générale, c’est peut-être juste une question de perspective, de déplacement du regard et de formulations d’exigences. Et comme rien d’autre ne fonctionne vraiment, il n’y a que le risque de la parole, de la pensée, de l’imagination…

Il est urgent de donner un contenu offensif à cette inaction contrainte. En ces temps cauchemardesques, se resaisir de ses rêves est certainement salutaire. Des occasions comme ça, où l’essentiel devient visible pour le plus grand nombre, il n’y en a pas souvent dans une vie.

Certes, chaque jour apporte son lot de sujets qui fâchent, révoltent et attristent, ça fait couler la sueur ces arguments, ça occupe aussi, on tombe de Charybde en Scylla. Ça maintient la tension et c’est sans fin.
On est trop gentils : on cherche à accumuler les preuves, à entendre les parties, on enquête, on recoupe, on singe la justice, c’est un vrai boulot en vérité. Surtout qu’on doit le faire avec des lambeaux d’information journalistique.
Combien de temps encore à vouloir démontrer que ce sont des salauds et des criminels ?
Espère-t-on vraiment entendre un jour de ces coupables «  mea-culpa, vous nous avez convaincu  », «  je regrette  » ? On va entendre «  reconstruire  !  », «  au boulot  !  », «  fini les vacances !  »

Eux, ils préparent déjà l’après et ce sera bien vicieux (à moins qu’il n’y ait pas d’après, seulement un prolongement de cet état d’exception). J’ai bien peur qu’on ne se laisse distancer, nous les gens communs tant cet état d’urgence nous renvoie
à la plus triviale immédiateté.

Pourquoi ne pas plutôt continuer la réflexion, les discussions et l’organisation qu’ont initiées les gilets jaunes ? A-t-on vraiment envie de remettre en marche cette machine qui a causé tant de dégâts ? Comment garantir que nous serons bien traités à l’avenir ? Que voulons-nous ? Qu’est ce qu’une bonne et belle vie ? Comment y arriver ?

Et puisqu’il a été possible de stopper la machine pour une épidémie, pourquoi ne serait-il pas possible dans la foulée de prendre le temps et les moyens nécessaires pour la guérison suivie de la convalescence ? Ce serait la moindre des choses.

Et de toutes façons, quand ce sera fini, on aura bien envie de se changer les idées, de se reposer et d’agir, de se défouler les jambes comme on dit.

Ça prendra le temps qu’il faudra et on en demandera pas l’autorisation.
Évidemment.

Un peu d’humour :
https://peertube.gegeweb.eu/videos/watch/755d0a1c-2fe8-4839-b802-912c9fd6fe83

L’auteur, Jean de Vienne, vit en Autriche.

C’est un pays fédéral dans lequel les régions ont une grande autonomie. Après que des restaurateurs et hôteliers de la région du Tyrol aient contaminé avec la complicité du gouvernement local de très nombreux vacanciers allemands, néerlandais, danois par avarice et apreté au gain (saison de ski), l’État fédéral a pris, a dû prendre les choses en main et face à ce scandale et vu la proximité avec l’Italie, imposé des mesures de confinement (Il était temps : d’après l’agence officielle de la santé, il semblerait que 57% des cas de corona en Autriche proviennent de cette station de ski (Ischgl).

Ces restrictions de sortie sont assez bien suivies et ne font pas vraiment appel à la coercition, c’est un genre de volontariat fermement proposé. Ce manque de coercition n’empêche pas que les autrichiens dans leur ensemble suivent les recommandations, les gens sont ici plutôt conservateurs et obéissants. Néanmoins, l’Autriche étant un État de Droit et ses habitants très à cheval sur les Droits fondamentaux, il semblerait que l’État ait surtout recherché la collaboration : on peut se promener, voir des amis – soit avec 1m de distance dans les lieux publics, ou bien chez soi, ce qui n’est pas recommandé, mais ne peux être interdit vu qu’il s’agit là d’un droit fondamental.

Évidemment, les lieux recevant du public sont fermés, sauf les grands magasins alimentaires. On fait plus appel au bon sens. Il y a évidemment des amendes (chères) et là, on voit vraiment le clivage ville/campagne, conservatisme/guerre sociale. Vienne est considérée comme une ville rouge depuis environ 100 ans et les policiers viennois, 1- venant de la campagne, 2- complètement infiltrés par le parti d’extrême-droite FPÖ, s’en donnent à cœur-joie surtout et essentiellement contre les jeunes et les immigrés : ainsi, la situation ressemble à la France, sauf qu’en France toutes les couches sociales sont touchées.

Le but de ces mesures est, comme vous le savez, de lisser la courbe de l’infection afin qu’il n’y ait pas d’embouteillage dans les hôpitaux.
À la page https://www.google.com/covid19/mobility/ on peut comparer les données issues de l’espionnage des smartphones par google, la France est indubitablement plus restreinte que l’Autriche, très significativement dans le domaine des promenades dans l‘espace public. L’Autriche semble avoir moins de difficultés pour cette gestion de lits d’hôpitaux dans la crise, vu qu’elle en a beaucoup plus.

Nombre de lits d’urgence pour 100 000 habitants



Autrement-dit mes amis, nous voyons une fois de plus comment le néolibéralisme présuppose la mise à l’arrêt des Droits fondamentaux. Ce n’est pas le virus qui crée l’état d’urgence, mais la confiscation de l’argent public.

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