Une tribune pour les luttes

Covid à Marseille : un coup de chance

« Blouses blanches, colère noire »

Article mis en ligne le vendredi 5 juin 2020

Retour avec Greg, infirmier et syndicaliste au Centre hospitalier universitaire (CHU) de la Timone, sur la façon dont les équipes soignantes ont affronté les deux mois d’épidémie de Covid-19 à Marseille. Et sur sa vision sans illusion de ce qu’on peut attendre (ou non) du « grand Ségur » de la santé.

« Si on jette un coup d’œil en arrière, on peut s’estimer chanceux qu’à la manière d’un tremblement de terre, les ondes de l’épidémie aient touché Marseille en décalé par rapport à l’épicentre alsacien. Cela a permis de profiter à plein des mesures de confinement pour freiner la circulation du virus. Au final, nous nous sommes trouvés en position intermédiaire entre les zones de l’Ouest presqu’intégralement épargnées et celles de l’Est plus durement frappées.

Bien sûr, l’action des équipes soignantes sur le terrain a aussi été déterminante. Ce sont elles qui ont pris les bonnes initiatives pour réorganiser les services et ouvrir des lits supplémentaires alors que les pontes de l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille (AP-HM) continuaient à déverser en interne un flot de messages contradictoires et communiquaient en externe sur l’air du “tout est sous contrôle”. Pour le 1er mai, nous avons hissé sur la façade du CHU une banderole au slogan évocateur des sentiments partagés par une grande majorité des personnels : “Ni médaille ni charité”. Et qu’a fait le directeur général de l’AP-HM dans un de ces déplacements extérieurs ? Il s’est affiché en visitant un local dans lequel s’activaient des couturières bénévoles pour confectionner des surblouses de protection [1]. Qu’a promis Emmanuel Macron,via la porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye, le 13 mai ? Une médaille et une place pour les soignants lors du défilé du 14 juillet. On s’y attendait mais on n’est jamais complètement armé contre un foutage de gueule à ce point décomplexé.

On a pu prendre le pouls de l’ensemble du personnel dès que les “cellules Covid” nous ont autorisés à nous réunir physiquement en respectant les mesures de sécurité sanitaire. Tous et toutes, administratifs compris, ont parlé de l’intensité de la mobilisation surtout dans la mise en place des tests, du poids de la fatigue et de l’angoisse face au manque de matériel, de la colère aussi, qui s’était déjà beaucoup exprimée sur les réseaux sociaux. Tous et toutes ont dit s’être sentis abandonnés par des employeurs incapables de les protéger même dans une crise aussi grave. La défiance encore vis-à-vis du gouvernement, du directeur général du ministère de la Santé, des responsables de l’Agence régionale de santé (ARS) et de leurs discours remplis de héros, de sacrifices et de vide.

Bien sûr, il y a la fameuse prime de 1 500 €. Mais si on regarde la mesure de plus près,on s’aperçoit vite qu’il s’agit surtout d’une opération de communication du gouvernement pour faire taire les revendications et diviser les soignants. Tout d’abord, une distinction macabre est faite entre les départements en fonction du nombre de morts. Les plus “létaux” seront bien dotés tandis que les autres n’auront rien alors qu’ils ont peut-être tout simplement bien géré la crise. Ensuite, l’enveloppe budgétaire est insuffisamment provisionnée au niveau national et ce sont aux dirigeants locaux de la compléter. Mais comme ils savent que l’État leur demandera de rendre des comptes sur leurs dépenses, que leur carrière reste étroitement liée aux économies budgétaires, ils essayent de gratter sur le montant de la prime en multipliant les critères d’exclusion et de réduction. Toutefois, cette prime n’endort personne même si elle va mettre pas mal de beurre dans les épinards de celles et ceux ayant les rémunérations les plus faibles.

Les réunions reprenant entre nous et la direction, on s’est attelé à faire le bilan de la crise. On a aussi suivi ce qui s’était passé à Nancy et Saint-Étienne,deux cas emblématiques de la poursuite du “toujours plus d’exigences avec toujours moins de moyens” [2]. Dans notre ligne de mire, le comité interministériel de performance et de la modernisation de l’offre de soins (Copermo) qui prévoit la suppression de 1 000 postes (soignants et administratifs) et la fermeture de 400 lits à Marseille. Pour l’instant, nous n’avons obtenu que sa suspension.

Par ailleurs, si les mots ont changé avec la crise sanitaire et ses conséquences sur l’organisation du travail – retour d’expérience, télétravail, téléconsultation, coordination avec le privé –, les objectifs demeurent. Ils peuvent même connaître une nouvelle ardeur quant à leur réalisation avec le grand Ségur de la santé lancé le 25 mai dernier. Là aussi le lexique employé nécessite un décodeur : promotion de la souplesse des équipes ou de la mobilité des agents pour ne pas dire flexibilité désormais trop connotée. Comme le gouvernement l’avait fait avec les instituteurs précédemment, on sent pointer à l’horizon une vieille lune des technocrates néolibéraux : en finir avec les 35 heures en conditionnant une augmentation des salaires à un assouplissement du temps de travail. En revanche, sur le concret, l’évolution de la grille indiciaire qui permettrait une véritable revalorisation des traitements dans la fonction publique hospitalière, pas un mot. Sur l’arrêt des fermetures de lits et des fusions de services, nada. À la place un discours ahurissant sur des réformes qui n’ont pas été assez rapides ! À 20h05, un assaut de bonnes intentions pour renforcer l’État-providence. Dans les coulisses, une note de la Caisse des dépôts et consignation [3] débordant de propositions favorables à la privatisation du système de santé : du développement des partenariats public-privé au rapprochement entre médecine de ville (libérale) et hôpital public en passant par la place grandissante accordée aux soins ambulatoires.

Mais le carton plein pour le pouvoir actuel serait le démantèlement du statut de la fonction publique déjà très partiellement engagé avec le plan de réformes “Action publique 2022” qui facilite le recours aux contractuels. Concernant l’hôpital, ils ont déjà un cheval de Troie idéal : le statut d’établissement privé à but non lucratif lequel a déjà été adopté par l’hôpital européen et l’hôpital Saint-Joseph à Marseille. Les salariés y sont sous contrat comme dans une clinique et ne disposent plus d’aucun des droits protecteurs associés au statut de la fonction publique.

Dans les médias, un discours se fait de plus en plus insistant sur le poids de la bureaucratie dans le système de soins français. Il est aussi porté par certains membres du collectif inter-hôpitaux composé principalement de médecins, certains très bons comme le pédiatre Jean-Luc Jouve, d’autres plus à droite. Beaucoup sont nostalgiques du système de soins en place avant la loi Bachelot de 2009 qui reposait sur une direction bicéphale entre médecins et hauts fonctionnaires mais sans les représentants des patients, des paramédicaux. Pour nous, la différence se fait entre les administratifs, des agents de catégorie C ou B très mal payés en comparaison de leur rôle important dans le fonctionnement de l’hôpital public et l’administration peuplée de managers, de sous-directeurs et de directeurs assujettis à un système de primes parfois opaque. En fait, pour gérer les tensions, les épuisements professionnels consécutifs à la nouvelle organisation du travail, les pouvoirs publics ont créé quantité de nouvelles strates administratives en démultipliant les nouveaux postes de gestion des ressources humaines.

La mobilisation est en train de monter et devrait culminer lors de la manifestation intersyndicale du 16 juin. Malgré la fatigue, la crainte d’être réprimé, les divisions traditionnelles qui peuvent ressortir à tout moment. Mais, pendant que la direction ne cesse de dire “On a bien géré la situation”, les collègues savent qu’ils ont été les seuls à devoir faire face à cette crise sanitaire. Ils ont pris conscience massivement de leur rôle essentiel et se réapproprient leurs revendications à l’image de l’action que nous avons menée à plusieurs centaines dans l’enceinte de la Timone le 26 mai dernier lors du premier “mardi de la colère”. Pas sûr que nous ayons autant de chance la prochaine fois…

Propos recueillis par Iffik Le Guen

[1] Plusieurs vidéos montraient le 5 avril dernier des infirmières de la Timone équipées de surblouses se déchirant lorsqu’on essayait de les enfiler. Niant toute convocation disciplinaire de ces soignantes, la direction a préféré parler de “l’organisation d’un retour d’expérience par la cellule qualité ».

[2] Début avril, le directeur de l’ARS Grand Est Christophe Lannelongue annonçait la poursuite des suppressions de postes au CHRU de Nancy tandis que mi-mai la direction du CHU de Saint-Étienne lançait un plan de restructuration de certains services.

[3] Lire « Hôpital public : la note explosive de la Caisse des dépôts », Mediapart (01/04/2020)

CQFD, De l’autre côté du papier, le 3 juin 2020

D’autres paroles de soignants et soignantes en colère sont à retrouver dans le prochain CQFD (n°188), qui sort en kiosque ce vendredi 5 juin.

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