Une tribune pour les luttes

Inde, après la grève la plus massive de l’histoire, la lutte continue !

Article mis en ligne le lundi 14 décembre 2020

Nous vous avions parlé de la grève nationale historique qui a eu lieu le 26 novembre en Inde, la grève la plus massive de l’histoire puisque plus de 250 millions de travailleurs et travailleuses s’y sont jointes. Hé bien depuis, la lutte continue et les paysans, soutenus par les travailleurs et travailleuses se préparent à une lutte longue car ils n’arrêteront qu’avec l’abrogation des trois lois sur l’agriculture qui visent à dérèglementer encore plus le secteur.

Source : People’s Dispatch, Resistance in the face of repression: stories from protesting farmers at Delhi’s border, le 12 décembre 2020 par Pavan Kulkarni

Résistance face à la répression : récits de paysans protestant à la frontière de Delhi

Des centaines de milliers d’agriculteurs manifestent aux frontières de Delhi depuis deux semaines. Dimanche, nous avons parlé à certains d’entre eux qui ont décrit la mobilisation qui a conduit à cette manifestation massive

A travers les rangées de barricades en béton à la frontière de Tikri qui bloquent l’entrée de New Delhi depuis l’Etat voisin de Haryana, un tronçon de plus de dix kilomètres de la route de Rohtak reste occupé par des caravanes de dizaines de milliers de fermiers. Elles ont parcouru des centaines de kilomètres depuis différentes parties du Punjab et de l’Haryana.

Les poings levés en signe de protestation, ces fermiers – qui ont brisé de nombreuses barricades, faisant face aux canons à eau et aux gaz lacrymogènes tout au long du trajet – sont assis sur des tracteurs qui défilent sur ce tronçon, tandis que des haut-parleurs diffusent des chants de protestation à plein volume.

De part et d’autre de ces caravanes qui passent toute la journée sont garés des semi-remorques et des camions chargés de centaines de kilos de céréales et de légumineuses, en prévision du long voyage. Les organisations d’agriculteurs affirment avoir fait des provisions pour six mois.

Les agriculteurs sont clairs : ils ne reculeront pas tant que le gouvernement d’extrême droite du BJP n’aura pas retiré les trois lois sur l’agriculture. Adoptées par le Parlement le 26 septembre dernier sans que le décompte des voix ne soit autorisé, ces lois de déréglementation du commerce des produits agricoles visent à donner aux entreprises la possibilité d’étendre leur contrôle sur la chaîne d’approvisionnement agricole.

Pour soutenir la protestation, qui en est maintenant à sa troisième semaine, les villageois envoient des légumes frais et du lait qui arrivent régulièrement en voiture. Les slogans de « Vive la révolution ! Vive l’unité des agriculteurs ! » sonnent en masse alors que des véhicules transportant toujours plus de fermiers des villages arrivent à la frontière tard dans la nuit.

De nombreux piliers soutenant la voie ferrée du métro qui surplombe ce tronçon de route sont marqués de slogans peints par les différentes organisations d’étudiants et de jeunes de Delhi dont les militants fréquentent le site pour manifester leur solidarité.

« Modi devrait renoncer à ses illusions »

A côté d’un de ces piliers, pétrissant la pâte pour les pains plats servis dans l’une des nombreuses cuisines communautaires installées sur la route, un fermier sikh de 25 ans du district de Fatehabad, dans l’Haryana, explique comment ils ont maintenu le relais.

« Ce groupe particulier de 15 agriculteurs de notre village de Mangeda est ici depuis une semaine maintenant. Lorsque nous sommes arrivés, 15 autres fermiers qui étaient déjà là depuis le 26 novembre, sont repartis. Le prochain lot arrivera bientôt pour nous remplacer », dit-il. « Et le relais va continuer – que ce soit pour 6 mois ou 10 ans ou pour le temps que (le Premier ministre) Modi décidera de faire traîner les choses ».

« Comme vous pouvez le voir, cette cuisine peut durer éternellement. Nous n’avons pas besoin de demander de l’argent à qui que ce soit pour continuer. Tous les villages du Pendjab et de l’Haryana nous envoient ces rations. Ils ne nous laisseront pas manquer de nourriture parce que tout le monde se rend compte que c’est une lutte pour nos droits en tant que communauté agricole du pays.

« Modi ne m’a pas donné mes terres agricoles ni les cultures qui y sont pratiquées. Des générations de mes ancêtres ont trempé nos champs de sueur et de sang », ajoute-t-il. « Modi devrait renoncer à ses illusions selon lesquelles les agriculteurs reviendront sans avoir accompli ce pour quoi ils sont venus ici. »

Les canons à eau, les gaz lacrymogènes et les violentes charges à coups de matraques lancés contre ces fermiers alors qu’ils approchaient de la capitale dans de grandes caravanes sont bien documentés. Cependant, la répression qu’ils ont endurée au niveau des villages locaux alors qu’ils se mobilisaient pour cette agitation n’a guère retenu l’attention.

« Ma maison était entourée des quatre côtés par 50 à 60 policiers »

Ramachandra – un dirigeant du syndicat des agriculteurs, All India Kisan Sabha (AIKS), et un membre du comité du Parti communiste de l’Inde – marxiste (CPIM) de l’État de Haryana – se souvient que des réunions, des petites manifestations et d’autres formes d’agitation avaient commencé dans les villages peu après l’adoption des lois agricoles. Il est originaire du Ratia tehsil (sous-division) du district de Fatehabad.

Photo Vishal Kumar

Ici, un mois après la promulgation des lois sur les fermes, à l’occasion de Dussehra, une fête religieuse hindoue où il est de tradition de brûler une effigie du démon mythologique Ravan, les villageois ont brûlé une effigie de Modi à la place.

Dès la dernière semaine de novembre, il est apparu clairement aux autorités que la mobilisation de masse des agriculteurs avait réussi, et des dizaines de milliers d’entre eux se sont dirigés vers la capitale pour protester le 26 novembre. Cette manifestation devait coïncider avec la plus grande grève générale des travailleurs de l’histoire de l’humanité, menée par dix grands syndicats du pays. Bientôt, la répression contre les dirigeants a commencé.

« Après avoir supervisé les préparatifs pour qu’au moins deux tracteurs partent avec des rations suffisantes de chacun (des 66) villages de Ratia, je suis arrivé chez moi à 10 heures dans la nuit du 23 novembre. Vers 1h30 du matin, alors que toute ma famille dormait, ma maison était entourée des quatre côtés par 50 à 60 policiers », a déclaré Ramchandra.

Après l’avoir arrêté avec une telle force, il a été mis en examen pour une accusation mineure de tapage nocturne.

« Toute personne inculpée en vertu de l’article 751 peut être libérée sous caution dès le lendemain. Cependant, sur l’insistance du gouvernement, le magistrat de la sous-division et les autres autorités auxquelles la demande de libération sous caution doit être adressée sont partis en permission. J’ai donc été incarcéré pendant 5 jours ».

Décrivant les conditions à l’intérieur de la prison, il a ajouté : « ma cellule n’avait qu’un seul robinet. J’ai dû utiliser la même eau pour boire et pour les sanitaires non fermés de la cellule. La nuit, en ce froid hivernal, je devais dormir à même le sol avec seulement un drap mince et une couverture. La nourriture qui nous était servie était également peu hygiénique. Moi et d’autres camarades qui ont été emprisonnés avons fait une grève de la faim ».

Arrestation d’une militante qui participait au blocage.

« Aucun média national ne prêtait attention à ces développements dans les villages à l’époque », a-t-il déclaré. Mais « tous les avocats de Ratia se sont mis en grève pour protester dès le lendemain des arrestations. Des manifestations ont eu lieu dans différents villages. Finalement, lorsque j’ai été libéré avec d’autres personnes le 28 novembre, je me suis rendu compte qu’à la suite de cette répression, la taille de la mobilisation avait doublé, car de plus en plus de paysans furieux s’étaient joints à eux ».

Cette même nuit, Ramachandra a pris la route, accompagnée d’autres agriculteurs, dans une caravane de plus de deux cents tracteurs de Ratia. Face à cette répression dans les villages de l’Haryana, dont le gouvernement est également dirigé par le BJP, les agriculteurs, sous la houlette de différents syndicats, se sont mis en route pour Delhi dans des colonnes apparemment interminables de tracteurs, dont certains atteindraient 40 kilomètres de long.

Ils étaient accompagnés d’environ un à deux cent mille fermiers du Punjab, qui avaient déjà franchi la frontière sud de leur État en Haryana, et étaient en route pour Delhi. Les agriculteurs de l’Uttar Pradesh, du Rajasthan et d’autres États voisins se sont également dirigés depuis lors vers Delhi, dont la plupart des frontières principales sont fermées par des barricades.

Le BJP recourt à nouveau à la polarisation religieuse

Cependant, le parti au pouvoir a choisi les agriculteurs du Punjab, qui sont principalement de religion sikh minoritaire et qui se trouvent être dirigés par un gouvernement d’État dirigé par un parti d’opposition, le Congrès National Indien (INC).

En utilisant sa gigantesque machine de propagande diffusée dans les médias sociaux et les informations télévisées, le BJP a cherché à diffamer le mouvement en le présentant comme étant l’instigateur de terroristes khalistanais.

Le mouvement khalistanais était une violente campagne pour la sécession du Punjab de l’Inde, qui avait atteint son apogée dans les années 1980 et 1990. Auparavant, le fait que le gouvernement du BJP ait qualifié de « cinquième colonne » les minorités, les jeunes et les étudiants en dissidence contre sa politique avait réussi à retourner une partie considérable de la société contre eux. Cependant, sa tentative d’utiliser la même tactique contre les agriculteurs protestataires s’est retournée contre eux.

Des anciens militaires rendent leurs médailles

« Les communautés agricoles du Punjab et de l’Haryana, qui nous ont envoyés ici à la frontière de Delhi, ont envoyé leurs fils en nombre égal pour servir dans l’armée », a déclaré un autre agriculteur de 23 ans de l’Haryana. « Deux de mes propres frères sont à la frontière chinoise et gardent le territoire indien. Et le gouvernement a le culot de qualifier notre lutte d’anti-nationale et séparatiste ? »

En exhibant sur son pardessus les médailles dont il a été décoré pendant son service, Balaur Singh, capitaine à la retraite, dit avec fierté : « Je suis un ancien soldat ». Maintenant vieil homme, il se déplace lentement. Des jeunes de son village l’aident avec une chaise.

En s’asseyant, il explique qu’à son âge, il a choisi d’endurer les rigueurs de l’hiver et les autres difficultés de la vie dans cette caravane de bord de route – où au moins quatre fermiers ont succombé – parce qu’il était fermier avant de servir dans l’armée, et qu’il est retourné à l’agriculture après son service. C’est le cas de la plupart des soldats, explique-t-il.

« Nous avons formé un comité d’anciens combattants au Punjab, composé de soldats retraités et d’officiers de tous grades. Nous avons décidé que si le gouvernement refuse de retirer ces lois sur l’agriculture, nous rendrons toutes nos médailles et continuerons à nous battre avec les agriculteurs aussi longtemps qu’il le faudra. Car il existe un lien inextricable entre les soldats et les agriculteurs dans ce pays », dit-il. Les spectateurs applaudissent : « Jai Jawaan ! Jai Kisaan ! (Saluez le soldat ! Saluez le fermier !) ».

L’échec du BJP à dépeindre ces fermiers comme les ennemis de la nation a été démontré par le succès de la grève nationale du 8 décembre, demandée par Sanyukt Kisan Morcha (SKM) – une organisation qui regroupe 500 organisations de fermiers à travers le pays.

Selon le All India Kisan Sangharsh Coordination Committee (AIKSCC), qui est le plus grand regroupement au sein du SKM constitué de 250 organisations d’agriculteurs, plus de 5 millions de personnes ont participé à la grève, et des manifestations ont eu lieu dans au moins 20 000 endroits différents dans 22 États du pays.

Newsclick a rapporté que « les grandes villes du pays avaient en grande partie l’air désertes, les magasins et les marchés étant fermés, tandis que les services de transport ferroviaire et public étaient interrompus. Les véhicules ayant été retirés de la circulation, les manifestants sont descendus dans les rues et ont bloqué les routes nationales et d’État ».

Mise-à-jour du 13 décembre :
Par le Communist Party of India (Marxist)
"Aujourd’hui, le 13 décembre, des milliers d’agriculteurs du Rajasthan,
de l’Haryana et du Pendjab dirigés par le Samyukta Kisan Morcha (SKM) ont
bloqué la dernière route nationale qui restait à Delhi en provenance de Jaipur,
à Shahajahanpur, à la frontière Rajasthan-Haryana. Les quatre autres autoroutes
nationales à destination de Delhi ont déjà été bloquées plus tôt. Cette action
fait partie de l’intensification de la lutte des agriculteurs à l’échelle nationale.
Cette action a été menée par les membres du groupe de travail de l’AIKSCC,
Hannan Mollah, Dr Ashok Dhawale, Raju Shetty, Medha Patkar, Pratibha Shinde,
Yogendra Yadav, Satyawan, Kavita Kuruganti, ainsi que par Amra Ram, P Krishna Prasad, Vijoo Krishnan, Major Singh, Surender Singh, Phoolsingh Sheokand, Vikram Singh, Usha Rani, Mayukh Biswas et bien d’autres."

Lire aussi la traduction de l’article de JacobinMag : « This is a revolution, sir ! » sur le site d’Acta.Zone.

Lire l'article sur le site de la Compagnie Jolie Môme

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