Une tribune pour les luttes

Un article du Monde libertaire n° 1422 du 19 au 25 janvier 2006

Bienvenue dans un monde meilleur

par Jean-Pierre Levaray

Article mis en ligne le mercredi 1er février 2006

Jadis, c’était dans les romans, les bédés ou les films de science-fiction que nous découvrions des prospectives sur le futur nous annonçant un monde policé : un monde où la télé aurait un pouvoir extravagant ; où nos faits et gestes seraient surveillés ; où l’armée serait présente partout, de façon visible ou de façon insidieuse ; où les policiers auraient des pouvoirs disproportionnés, etc. Aujourd’hui, inutile de se pencher sur des abstractions artistiques, le monde militaro-policier promis est en passe de devenir notre quotidien. Bien sûr les flics n’ont ’pas tout à fait la tronche de Robocop, mais on s’en approche.

Esthétiquement, le monde, parce que plus grand qu’un écran de cinéma, ne ressemble pas encore aux décors de Blade Runner ou de Minority Report, tout comme Big Brocher a su se farder pour passer plus facilement par le canal hertzien, mais ce n’est pas être parano que de dire ça.

La vidéosurveillance ne se cantonne plus depuis longtemps à des villes comme Levallois-Perret. C’est devenu un leitmotiv électoraliste des maires. L’installation de caméras est en cours dans un nombre de villes important et gageons que les villes non encore pourvues, sauront trouver des associations de « braves citoyens » qui demanderont plus de sécurité et par-là même des caméras partout des halls d’immeubles, aux centre-villes, en passant par les parkings d’hypermarchés. Pourtant, les attentats de Londres de l’été dernier ont prouvé l’inutilité de ce genre de surveillance, puisque les caméras, omniprésentes dans la capitale, n’ont pas permis d’empêcher les explosions.
Bientôt une nouvelle carte d’identité : le projet du ministère de l’Intérieur, baptisé « INES » (Identité nationale électronique sécurisée), vise à créer une carte d’identité électronique à éléments biométriques. Cette nouvelle carte d’identité serait équipée d’une puce électronique, lisible sans contact, et contiendrait des éléments d’identification biométriques personnels (empreintes digitales et photographie numérisée). Ces éléments numérisés seraient conservés dans un fichier central. Réunissant plusieurs fonctionnalités, cette carré constituerait un nouveau « Sésame » : Sont. ainsi prévues non seulement une fonction d’identification sécuritaire, mais aussi des fonctions de signature électronique destinées à permettre, d’une part, l’accès à des prestations administratives par Internet et, d’autre part, l’authentification de transactions commerciales conclues par voie électronique. Enfin, la carte d’identité inclurait aussi un portefeuille électronique personnel permettant le stockage volontaire de données diverses.

Ce qui veut dire la traçabilité des êtres humains comme il y a celle de la viande ou des OGM. Quand on vous dit que le meilleur des mondes est à notre porte.

Et ça ne fait que commencer.

Il serait utile d’ajouter le bracelet électronique, ce nouveau gadget dont le principe a été validé par la loi du 19 décembre 1997. Cette loi prévoit que le bracelet électronique s’applique aux, personnes, condamnées à moins d’un an de prison ou aux personnes dont le reliquat de peine est de moins d’un an. Il peut aussi s’appliquer comme modalité de la libération conditionnelle. En février 2000, les députés ont étendu son application aux prévenus comme alternative à la détention provisoire. Désormais ce sont les juges qui proposent aux condamnés, en fonction de leur capacité à prouver leur bonne volonté, ce boulet électronique. Le consentement des forçats modernes est obligatoire. La dernière loi Perben a généralise le dispositif à 3 000 personnes condamnées ou placées sous contrôle judiciaire.

On pourrait également parler des nouveaux drones miniatures, présentés lors du dernier salon du matériel militaro-policier. Ces avions sans pilote mais avec une caméra, désormais beaucoup plus petits, peuvent être utilisés dans les banlieues et espionner les émeutiers.
Mais tout cela ne reste que des gadgets. Ils sont efficaces aujourd’hui parce qu’il y a des lois pour les accompagner. La loi Perben 2, par exemple, augmente les pouvoirs des policiers et des juges, aggrave les conditions d’incarcération et prolonge les gardes à vue. Cette loi prévoit aussi la généralisation de pratiques policières souterraines : l’infiltration de policiers dans les réseaux ; la notion de « délinquance et de criminalité organisées » dérogatoire au droit commun ; la création de fichiers, etc.
D’autre part, en novembre 2005, en réponse aux émeutes populaires des cités, l’État et ses représentants parlementaires ont voté l’état d’urgence (alors que les émeutes étaient terminées). Une réponse répressive complètement disproportionnée, qui n’a été appliquée que lors de la guerre d’Algérie et en Nouvelle Calédonie en 1984. En fait, l’État a utilisé ces émeutes pour se donner des pouvoirs au cas où... Certes cet « État d’urgence » a été levé le 3 janvier 2006, mais il s’agissait d’un coup de semonce, histoire de montrer ce que peut mettre en branle s’il se sent attaqué. Car on ne donne pas des pouvoirs supplémentaires aux préfets et au ministre de l’Intérieur, sans avoir des idées derrière la tête. Les préfets pouvaient interdire sous forme de couvre-feu la circulation des personnes ou des véhicules dans les lieux précis et à des heures fixées par arrêté ; ils pouvaient instituer « des zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé », interdire de séjour « toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics » . Le ministre de l’Intérieur pouvait assigner à résidence toute personne « dont l’activité s’avérait dangereuse pour la sécurité et l’ordre public ». Le ministre de l’Intérieur ou les préfets auraient pu « ordonner la fermeture provisoire des salles de spectacle, débits de boissons et lieux de réunion » et « les réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre » ainsi qu’« ordonner la remise des armes de première, quatrième et cinquième catégories ». Enfin, par disposition expresse, le ministre de l’Intérieur et les préfets pouvaient ordonner des perquisitions à domicile « de jour et de nuit » et prendre « toute mesure pour assurer le contrôle de la presse et de la radio ». Les perquisitions pouvaient être faites sans le contrôle d’un juge).

Certes cela n’a été appliqué que sous un mode homéopathique, mais il s’agissait d’un bâton brandi pour pouvoir réprimer encore davantage.

Sous couvert de davantage de sécurité, tout cela ne va que dans un seul sens : la répression de toutes dissidences populaires, que ce soit celle des jeunes ou lors de conflits sociaux. Ce sont des armes pour la guerre que veut mener l’État, pour maintenir son ordre, pour que le capital (je sais, dire ces mots fait ringard) continue à perdurer. Les sanctions contre le mouvement social, contre les grèves dures mais aussi contre les jeunes émeutiers (que ce soit les « jeunes de cités » ou les lycéens) sont une preuve évidente de cette volonté. Et ce n’est pas fini.

Certes, nous n’en sommes pas encore aux dictatures des feus-Pays de l’Est ou de celles des Pinochet et consorts. Il n’y a pas encore des chars d’assaut à chaque carrefour, pourtant cela gagne petit à petit. Cela se fait par petites touches, de façon insidieuse, pour qu’on ait le temps de s’habituer, que cela devienne notre quotidien. Comme une sale habitude.

C’est un fascisme mou qui s’instaure...

De même, on peut penser que la répression des émeutes de novembre 2005 n’était qu’un coup de semonce, juste une façon de s’entraîner (hélicoptère surveillant le territoire comme à Los Angeles, comparution immédiate, dérives racistes du gouvernement), pour préparer le terrain à une répression d’un véritable soulèvement populaire. Ce n’est pas pour rien que les entraînements dans les casernes de gendarmerie ou de forces d’intervention visent à affiner des stratégies contre des manifestations de grande ampleur et relativement violente.

Les gouvernants savent qu’avec une population en cours de paupérisation, les raisons de se révolter ne vont pas manquer.

Pourtant, la révolte ne semble pas à l’ordre du jour. Depuis des années, en réaction au chômage, à la répression, aux pertes diverses et variées sur le pouvoir d’achat, la retraite, la santé... et alors qu’un mouvement social n’arrive pas à émerger, une grande majorité des gens préfère s’enfermer dans (individualisme et le repli sur soi. Cette réaction, liée à une télévision qui ne fait qu’annoncer des catastrophes actuelles ou à venir, des guerres qui s’enlisent, ou des peuples en sursis, ne va pas dans le bon sens. Elle est même le corollaire de l’état policier qui se profile. Puisque seul chez soi, avec la peur des lendemains, il ne reste plus que des aspirations à davantage de « sécurité » : une sécurité pour les jours à venir mais qui se transforme vite en sécurité policière revue et corrigée parles gouvernements.

La tendance va être difficile à inverser. Retrouver des réflexes de luttes collectives et proposer d’autres futurs sont les seules réponses face à cette militarisation de la société. C’est ce à quoi il faut s’employer.

Jean-Pierre Levaray

Le Monde libertaire n° 1422 du 19 au 25 janvier 2006

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