Une tribune pour les luttes

Notes de lecture sur le capital

par le groupe de lecture du Capital (Cercle social)

Article mis en ligne le lundi 13 février 2006

Le Cercle social n’est pas facile à présenter

C’est l’un des groupes présents sur le site Mondialisme.org, dont nous avons entrepris la présentation.

On ne trouve pas chez eux de présentation générale, mais des articles polémiques ou d’analyses tous plus interessant les uns que les autres. Certains ont apparemment été publiés en brochures. Nous recommandons en particulier la lecture des textes sur la critique de l’Etat.

Nous avons pour notre part choisi la publication de cette interessante note de lecture sur le Capital, malheureusement inachevée. A quand la suite ?

MB


Ce texte est issu des travaux d’un groupe de lecture du Capital, pour l’instant en sommeil, arrêté au chapitre 15.

Notes de lecture sur le capital

Le Capital est une critique de l’économie politique, c’est-à-dire de l’économie telle qu’elle était pratiquée jusque là par les apologistes du capital, notamment ceux qu’on appelle les classiques (Smith, Malthus, Ricardo, etc.).

Le livre est, surtout par le biais des notes, un vaste dialogue avec les auteurs qui l’ont précédé. C’est ce qui explique le soin qu’il met à définir, point par point, les différents éléments de sa démonstration.

Le texte n’est pas pour autant aussi aride qu’on le croit souvent. En fait, il émaille de références littéraire inattendues - Shakespeare venant largement en tête des citations - et surtout en plaisanteries plus ou moins grivoises, souvent enchaînées dans le cours même d’une démonstration apparemment absconse. Toute la partie sur la marchandise est ainsi filée d’une métaphore érotique sur les relations que les marchandises entretiennent entre elles. Le texte n’est pas simple d’accès pour autant ; il faut souvent y revenir plusieurs fois pour en saisir les subtilités.

Dans cette version très résumée, de nombreux aspects ont été élagués pour faciliter l’explication. De même que la carte la plus parfaite d’un pays prend la même taille que le pays lui-même, cette explication ne peut remplacer le texte lui-même. Sur certains passages, une lecture politique est proposée en commentaire.

CHAPITRE 1 : LA MARCHANDISE

a) Les deux formes de la valeur

Un chose qui satisfait un besoin humain, quelque il soit, est utile. Cette utilité peut être vitale (alimentation) ou non (parfum) : l’essentiel, c’est qu’elle trouve une utilité aux yeux de celle qui l’emploie. Cette utilité peut être directe, si on peut utiliser cette chose immédiatement (un vêtement), ou indirecte, s’il elle permet de produire quelque chose de directement utile (outil, machine). L’utilité qu’on attribue à telle ou telle chose diffère bien sûr selon les périodes ou les sociétés (une bougie a généralement une fonction d’agrément dans notre société, alors qu’elle était la principale source d’éclairage avant la diffusion de l’éclairage électrique). Cette utilité est nommé valeur d’usage.

Quand les échanges de biens s’intensifient, il faut pouvoir comparer ceux-ci entre eux, autrement que sur la base de leur utilité respective. Pourquoi ? Marx passe par dessus cet aspect de la question. Apparemment, c’est parce que pour lui, la valeur d’échange n’apparaît réellement que dans une société dans laquelle les échanges sont courants. Celui qui échange une chose contre une autre ne cède pas quelque chose qui lui est nécessaire contre quelque chose qui le serait tout autant - casse-tête insoluble - mais quelque-chose qu’il dispose en quantité suffisante contre quelque-chose qui lui est utile. Par exemple, un potier cède une poterie contre du bois de chauffage. Autrement dit, la seule utilité de la chose qu’il cède, c’est de pouvoir être échangée, c’est le fait qu’elle soit utile à quelqu’un d’autre. C’est déjà une marchandise, telle que la définit Marx, qui possède deux caractéristiques : une valeur d’usage et une valeur d’échange.

Comment est évaluée cette valeur d’échange ? Par référence à une propriété commune à toutes les marchandises : le travail humain. Plus précisément, « le temps socialement nécessaire à la production des marchandises est celui qu’exige tout travail, exécuté avec le degré moyen d’habileté et d’intensité et dans des conditions qui, par rapport au milieu social donné, sont normales » (p. 44). Autrement dit, il ne s’agit pas du temps qui a été employé à produire telle ou telle marchandise, mais du temps qu’on met normalement pour la fabriquer avec les moyens techniques et les compétences courantes. Si tous les potiers mettent une heure pour monter un vase, et que Jack-le-Balourd met deux heures, la valeur d’échange d’une vase sera quand même d’une heure de travail.

b) Les changements de la valeur d’échange

Ainsi, on peut comparer entre elles les marchandises les plus diverses : si fabriquer un vase prend une heure, il peut être échangé contre le bois coupé en une heure - toujours dans des conditions normales. Ce caractère social de la production, c’est-à-dire collectif et lié aux conditions données d’une société, apparaît fréquemment chez Marx. La valeur change donc en fonction de ces conditions. Dans l’exemple précédent, si une amélioration du tour de potier permet de monter un vase en une demi-heure au lieu d’une heure, la valeur de chaque vase ne sera plus que d’une demi-heure de travail. Il faudra donc deux vases pour la quantité de bois coupée en une heure. De même, si une nouvelle hache permet de couper deux fois plus de bois en une heure, on reviendra à la proportion de départ.

La définition que Marx donne du « temps socialement nécessaire » intègre de nombreuse données, qui prendront leur sens au fur et à mesure de la démonstration : la compétence des producteurs, l’intensité du travail, le niveau technique, l’histoire et les usages de la société. On voit déjà se profiler, dès cette définition, les éléments qui peuvent devenir conflictuels. De même, on voit tout de suite quel avantage on peut tirer à abaisser le temps de travail consacré à chaque marchandise en dessous de ce « temps socialement nécessaire ». Si Joe-le-Malin est le seul a posséder la hache qui lui permet de couper deux fois plus de bois en une heure, il peut échanger deux fois plus de bois contre des poteries que ses collègues en fournissant le même travail. Si la plupart des bûcherons possèdent cette hache, l’avantage est perdu. On verra, dans le développement du livre, quelle importance prend cette propriété dans la société capitaliste.

c) De la valeur à la monnaie

La valeur d’échange n’est donc pas une propriété intrinsèque, matérielle, de la marchandise, « il n’est pas un atome de matière qui pénètre dans sa valeur » (p. 49). Elle n’existe que dans la comparaison avec une autre marchandise, que comme équivalent. La forme la plus simple de cette valeur, c’est donc la comparaison de deux marchandises entre elles : une poterie vaut un un panier, par exemple. On peut développer cette équivalence en comparant toutes les marchandises entre elles. Par exemple : une poterie = un panier = une certaine quantité de bois = un vêtement = un bracelet, et ainsi de suite.

On peut ainsi comparer toutes les marchandises entre elles, mais ça devient vite compliqué. Pour simplifier tout cela, il suffit d’utiliser une marchandise comme équivalent général. Si on prend la poterie comme équivalent, toutes les marchandises précédemment citées vaudront une poterie. Il ne s’agit pas d’une reconstruction hypothétique : de nombreuses sociétés utilisent une marchandise privilégiée, par exemple le bétail, comme équivalent avec lequel on compare toutes autres marchandises. Plus loin, Marx donnera l’esclave comme exemple d’équivalent général dans certaines sociétés (p. 80). Mais, historiquement, et pour des raisons qu’on verra dans le chapitre II, c’est la monnaie qui occupe cette place.

A partir de la valeur, Marx va donc remonter jusque la monnaie. Les formes de la valeur qu’il analyse l’une après l’autre ne sont pas des étapes de la démonstration, mais des étapes historiques. Il est intéressant de voir qu’il considère qu’Aristote ne pouvait parvenir à cette démonstration, parce qu’il vivait dans une société fondée sur l’esclavage, alors qu « le secret de l’expression de la valeur, l’égalité et l’équivalence de tous les travaux, parce que et en tant qu’ils sont du travail humain, ne peut être déchiffré que lorsque l’idée de l’égalité humaine a déjà acquis la ténacité d’un préjugé populaire » (p. 59). Qu’une théorie soit liée aux conditions sociales dans laquelle elle apparaît, est le fondement même du matérialisme de Marx.

d) Le caractère fétiche de la marchandise

La section intitulée « le caractère fétiche de la marchandise et son secret » (pp. 68 à 76) a fait couler pas mal d’encre. On ne peut analyser ici tous les aspects qui y sont développés, seulement les principaux à ce stade de la démonstration. Marx y tire les conclusions politiques de son analyse de la valeur. Comme on l’a vu plus haut, dans une société fondée sur l’échange, le producteur ne crée plus des biens qui lui sont directement utile, mais qui sont échangeables contre d’autres. Ils n’existent plus qu’en fonction de leur valeur d’échange. De ce fait, pour les producteurs, « les rapports de leurs travaux privés apparaissent ce qu’ils sont, c’est-à-dire non des rapports sociaux immédiats des personnes dans leurs travaux eux-mêmes, mais bien plutôt des rapports sociaux entre les choses » (p. 69). Pour le dire autrement, le rapport de l’enfant indonésien avec la paire de baskets qu’il a cousue n’est pas la satisfaction du jeune américain qui les porte, mais celle du bol de riz qu’il pourra manger avec sa paie, tandis que le jeune américain ne songera pas à l’enfant indonésien, mais aux heures qu’il va passer à vendre des hamburgers pour acheter sa paire de baskets...

Un autre aspect important de ce passage est qu’il est, dans le Capital, l’un des seuls où Marx évoque directement « une réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs, et dépensant, d’après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule force de travail sociale » (p. 73). Avec cette description d’un société de producteurs associés, il donne quelques clefs de la manière dont il voit le communisme ; il y maintient, à titre de supposition, et pour permettre la comparaison avec la société marchande, que le répartition des produits soit liée au temps de travail. Cette suggestion est des plus nuancées, d’autant plus qu’il prend également en compte le degré de développement de cette société, ce qui suppose la possibilité d’aller plus loin.

En effet, la valeur d’échange n’est pas une catégorie éternelle : elle apparaît à un moment donné de la société. Implicitement elle peut également disparaître, si l’utilité de comparer les biens entre eux disparaît. Une société réellement fondée sur la gratuité ne peut exister que par l’abolition de la valeur d’échange. Mais tant que l’on comptabilise le travail fourni par chacun pour le rétribuer en contrepartie, même sous une forme non-monétaire - comme cela a été proposée à plusieurs reprise par différents courants du communisme - on reste dans la valeur d’échange Celle-ci ne disparaît qu’avec le décompte du temps de travail, donc avec la contrainte au travail. D’autre part, si la valeur d’échange est abolie, les biens n’ont plus qu’une valeur d’usage et cessent donc d’être des marchandises. Ces différents points : abolition de la valeur d’échange, de la marchandise, du décompte du temps de travail et de la contrainte au travail fournissent les bases de la définition d’une autre société, les fondements de la communisation. Bien souvent, on sera amené ainsi à critiquer Marx à partir de Marx lui-même.

CHAPITRE II : DES ECHANGES

A ce point de la démonstration, Marx s’attache à montrer quels sont les implications de l’échange. On a déjà vu qu’il changeait le caractère de la production, puisqu’on ne produit plus des biens pour la valeur d’usage qu’on leur accorde, mais pour leur valeur d’échange - du moment qu’il ont une valeur d’usage pour une autre personne. L’échange implique que chacun reconnaisse l’autre comme propriétaire des marchandises qu’il détient. La marchandise est donc liée à l’idée de propriété.

Surtout, la circulation des biens brise le caractère purement local de la production non-marchande, et par la même transforme les sociétés mise en relation entre elles. « L’échange des marchandises commence là où les communautés finissent, à leur point de contact avec les communautés étrangères ou avec des membres de ces dernières communautés. Dès que les choses sont une fois devenues des marchandises dans la vie commune avec l’étranger, elle le deviennent également par contrecoup dans la vie commune intérieure » (p. 79). Une fois de plus, Marx insiste sur le caractère historique de l’échange.

Plus les échanges deviennent fréquents et mettent en contacts des groupes humains éloignés, plus les qualités requises pour « l’équivalent général » de la valeur se précisent : il doit être facile à transporter, chaque exemplaire doit posséder exactement les mêmes qualités que tout les autres, il doit pouvoir se diviser et se recomposer aisément. L’or et l’argent possèdent ces qualités. L’image du changeur avec sa balance vient de là : il évalue le poids en métal de la pièce, donc sa valeur réelle.

Il faut insister sur ce point : la monnaie est une marchandise, placée dans la situation particulière d’être érigée en équivalent général. En tant que marchandise, elle est toujours porteuse de valeur, de travail humain, elle « déguise un rapport social » (p. 86).

CHAPITRE III : LA MONNAIE

a) la circulation

Avec la monnaie, la valeur peux prendre la forme prix, même si celui-ci n’est pas nécessairement identique à la valeur. Dans une société où la valeur est devenue un élément central, tout peux avoir un prix, même s’il n’a pas de valeur : « l’honneur, la conscience, etc. peuvent devenir vénales et acquérir ainsi par le prix qu’on leur donne la forme marchandise » (p. 88). Cette idée est importante pour bien comprendre comment Marx analyse la société marchande comme une « immense accumulation de marchandise » (p. 41) et, plus encore, comme une mouvement qui tend à transformer en marchandises toutes les relations sociales.

Si la monnaie ne servait que d’équivalent général, son circuit normal serait le suivant : Marchandise - Argent - Marchandise. Comme exemple, Marx propose un tisserand qui vend sa toile, et qui, avec l’argent gagné, achète une Bible. Un peu plus tard dans le texte, le marchand de bible ira s’acheter de l’eau de vie - choix assez typique de l’humour anticlérical de Marx (pp. 90-94). On a bien vente d’une marchandise (toile) contre de l’argent, puis achat d’une autre marchandise (bible). En abrégé, on note ce circuit M-A-M. 

L’utilisation de la monnaie change radicalement le déroulement des échanges : « La circulation fait sauter les barrières par lesquelles le temps, l’espace et les relations d’individu à individu rétrécissent le troc des produits » (p. 96). En effet, pour céder un produit, le vendeur n’a plus besoin d’attendre de trouver l’objet contre lesquels il souhaite l’échanger, il lui suffit d’empocher l’argent et de trouver en temps voulu ce qu’il pourra en faire.

A ce point de la démonstration, il est possible d’évoquer la question de la masse monétaire. Dans l’échange évoqué précédemment (toile - argent - bible - argent - eau de vie), c’est le même argent qui circule plusieurs fois. Si toile, bible et eau de vie valent tous 2 £, ce sont les deux mêmes pièces qui ont circulé. Il n’y a pas besoin de 4 £ en circulation, mais de 2 £ seulement. De manière plus générale, la masse monétaire nécessaire dans une zone de circulation de marchandises est égale à la somme des prix des marchandises divisé par le nombre de transactions dans un temps donné. Autrement dit, plus l’argent circule rapidement de main de main, moins il en faut au total. Présenté sous cette forme simple, ça n’a pas l’air de prêter beaucoup à conséquence, mais on verra rapidement les effets que cela entraîne.

b) La monnaie de papier

On a vu précédemment que les métaux comme l’or et l’argent avaient les qualités nécessaires pour servir d’équivalent général. Ils ont quand même deux défauts importants : ils s’usent et on peut faire des alliages. L’usure des pièces au cours de la circulation - sans compter la pratique du rognage, qui consiste à récupérer un petit morceau de métal sur chaque pièce - a joué un rôle important dans toutes les sociétés fondées sur la monnaie métallique. Au bout d’un certain temps, il n’y a plus aucun rapport entre la valeur officielle de la pièce, fondée sur son poids initial en métal, et son poids réel. De même, la pratique des alliages douteux permet d’avoir des pièces plus légères que leur valeur officielle, en mélangeant le métal pur avec un autre, de moindre valeur. La seule garantie qu’elles offrent alors, c’est celle offerte par l’autorité qui les a frappée.

Il est alors possible de remplacer, dans la circulation courante, la monnaie métallique par un autre équivalent général : le papier-monnaie, dont la valeur est garantie par l’émetteur (banque ou état), qui y appose sa marque (Marx parle d’« uniforme national »). Cette valeur n’est pas arbitraire : la masse de papier-monnaie qui circule est supposé être égale à la masse d’or détenue par l’émetteur. On notera que c’est encore le système pratiqué au niveau mondial par les banques centrales des états, et même par le FMI. Simplement, dans la pratique, la proportion est rarement égale, ce qui permet de faire circuler une masse monétaire supérieure à la masse d’or existante... avec le risque que, en cas de crise, tous les possesseurs de papier-monnaie souhaitent l’échanger contre de l’or.

Il faut également signaler, avec la monnaie, l’apparition d’une forme appelée à prendre de l’importance, la monnaie de crédit, c’est-à-dire la mise en circulation de reconnaissances de dettes. Si Jack-le-balourd doit 100 £ à Jim-l’avare et lui signe une reconnaissance de dette, Jim-l’avare peut acheter à Joe-le-malin pour 100 £ de bois en échange de ce papier, à charge pour lui de récupérer son argent auprès de Jack-le-balourd.

Comme il le fait à plusieurs reprises au cours du livre, Marx expose les changements historiques entraînés par la généralisation de la monnaie. Il évoque les appréhensions des grecs anciens à son sujet, ou encore les frictions liées au passage du paiement des impôts en nature aux impôts payés en monnaie dans la France du XVIIe siècle. Il montre aussi que, au moment où il écrit, l’or et l’argent restent les moyens de payement internationaux les plus courants. Cette attention aux transformations historiques réelles montrent que la démonstration de Marx n’est pas simplement un schéma économique, mais une mise en théorie de l’histoire.

CHAPITRE IV :
LA FORMULE GENERALE DU CAPITAL

« Par l’achat de la marchandise, il jette dans la circulation de l’argent, qu’il en retire ensuite par la vente de la même marchandise. S’il le laisse partir, c’est seulement avec l’arrière pensée perfide de le rattraper. Cet argent est donc simplement - avancé » (p. 116). Voilà comment Marx résume le principe du capital.

On a vu plus haut que, dans sa forme la plus simple, la circulation suivait le circuit Marchandise - Argent - Marchandise, et que la valeur ne changeait pas au cours de la circulation (M-A-M). Dans le capitalisme, l’objectif n’est plus d’obtenir la même valeur que celle qui est cédée, mais d’en obtenir plus. L’argent est investi dans production d’une marchandise destinée à être vendue et à rapporter plus que ce qui a été investi.

Il ne s’agit pas seulement de retourner la formule, puisque Argent - Marchandise - Argent (A-M-A) n’aurait pas de sens : investir 100 £ pour produire des poteries qui rapporteront 100 £, n’a pas de sens pour un capitaliste - même pour Jack-le-balourd. La formule générale du capital, c’est Argent - Marchandise - plus d’argent, que Marx note A-M-A’, parce qu’il aime bien les formules mathématiques absconses. Cet argent en plus, on le nomme plus-value. Cette plus-value est la caractéristique essentielle du capital.

Cette formule A-M-A’ semble d’abord s’appliquer au capital marchand (de l’argent est employé pour acheter une marchandise, puis celle-ci est revendue plus cher), mais elle s’applique également au capital industriel (de l’argent est investi dans la production d’une marchandise, qui est ensuite vendue assortie d’une plus-value) (p. 120).

« La circulation simple - vendre pour acheter - ne sert que de moyen d’atteindre un but situé en dehors d’elle-même, c’est-à-dire l’appropriation de valeurs d’usage, de choses propres à satisfaire des besoins déterminés. La circulation de l’argent comme capital possède au contraire son but en elle-même ; car ce n’est que par ce mouvement toujours renouvelé que la valeur continue à se faire valoir. La mouvement du capital n’a donc pas de limite. C’est comme représentant, comme support conscient de ce mouvement que le possesseur d’argent devient capitaliste [...] La valeur d’usage ne doit donc jamais être considérée comme le but immédiat du capitaliste, pas plus que le gain isolé ; mais bien le mouvement incessant du gain toujours renouvelée. [...] La vie éternelle que le thésauriseur croit s’assurer en sauvant l’argent des dangers de la circulation, plus habile, le capitaliste la gangue en lançant toujours de nouveau l’argent dans la circulation » (p. 119). Ce passage est important, parce qu’il montre clairement comment Marx perçoit le capitaliste, presque dominé par le mouvement du capital, par la recherche de la plus-value qu’il puisse accumuler sous la forme d’un capital toujours plus important à investir. Dans un autre passage, il dit « Accumulez ! Accumulez ! C’est la Loi et les Prophètes ! ».

CHAPITRE V : LES CONTRADICTIONS DE LA FORMULE GENERALE DU CAPITAL

Dans ce chapitre, Marx précise l’idée de plus-value. On traduit parfois ce terme par survaleur, ce qui est plus conforme au texte original et rappelle que la plus-value est bien une valeur ajoutée. C’est pour cette raison que si un capitaliste vend une marchandise plus cher que sa valeur, il ne lui a pas pour autant ajouté de valeur, puisque celle-ci n’est rien d’autre que du travail (voir chapitre I.a). Si tous les capitalistes vendent les marchandises plus cher que leur valeur, les prix augmentent, mais la quantité globale de valeur ne change pas.

Ce chapitre, dont le problème est un peu résolu d’avance - par la définition de la plus-value comme valeur ajoutée - répond à un idée courante chez les anciens économistes (« la valeur augmente si on vend la marchandise plus chère ») par un autre, fondement de l’économie classique : « les marchandises sont vendues, en moyenne, à leur valeur ».
Bien sûr, les marchands tenteront toujours de vendre la marchandise au dessus de sa valeur, mais ce n’est pas en tant que tel l’origine de la plus-value.

CHAPITRE VI : L’ACHAT ET LA VENTE DE LA FORCE DE TRAVAIL

Marx poursuit sa quête de l’origine de la plus-value. En pratique, il l’a déjà trouvée, puisqu’il par du principe que la valeur ajoutée est du travail. Il recherche « une marchandise dont la valeur usuelle possédât la vertu particulière d’être source de valeur échangeable, de sorte que la consommer serait réaliser du travail, et par conséquent, créer de la valeur. [...] Elle s’appelle puissance de travail ou force de travail. Sous ce nom, il faut comprendre l’ensemble des facultés physiques et intellectuelles qui existent dans le corps d’un homme, dans sa personnalité vivante, et qu’il doit mettre en mouvement pour produire des choses utiles » (p. 129).

Marx a l’air de répéter simplement ce qu’il a dit au chapitre I, c’est-à-dire que c’est le travail - sous toutes ses formes - qui est créateur de valeur. Pourtant, il introduit ici un élément nouveau : le travail est lui même devenu une marchandise, que le capitaliste achète dans le but de créer de la valeur - au lieu d’acheter une marchandise toute faite.

Pourquoi est-ce que le travailleur est-il amené a vendre cette force de travail comme une marchandise ? Comme toujours dans le Capital, il s’agit d’une nouvelle étape historique, qui est présenté comme une nouvelle étape dans l’analyse. Mais cette fois, Marx esquive la question : ce sera l’objet des 4e et 8e section du Livre I. Il se contente de constater que cet échange (travail contre salaire, c’est-à-dire vente de la force de travail) suppose que le vendeur soit à la fois libre de vendre sa force de travail, et contraint de le faire. Ces conditions font partie des bases nécessaires du capitalisme : « là où le détenteur des moyens de production et de subsistance rencontre sur le marché le travailleur libre qui vient y vendre sa force de travail, et cette unique condition historique recèle tout un monde nouveau. Le capital s’annonce d’abord comme une époque de la production sociale » (p. 131).

Pourquoi le travail salarié, c’est-à-dire le temps de travail acheté comme marchandise, crée-t-il plus de valeur qu’il n’en dépense, c’est-à-dire pourquoi crée-t-il de la plus-value ? Pour comprendre, il faut distinguer la valeur crée par le travail de celle dépensée pour l’acheter.

Quelle est la valeur crée par le travail ? Il possède une valeur propre, qu’il transfère dans sa production. « En tant que valeur, la force de travail représente le quantum de travail social réalisé en elle » (p. 131). Autrement dit, la valeur du travail est déterminée par l’apprentissage sous toutes ses formes, tous ce qui va permettre d’atteindre ce « degré moyen d’habileté et d’intensité et dans des conditions qui, par rapport au milieu social donné, sont normales » (p. 44), qui fonde la valeur (chapitre I). Cela inclut aussi bien l’apprentissage de base (discipline de travail, etc..), que la technicité professionnelle : ces notions ne sont pas spontanées, elles sont elles-mêmes le fruit d’un travail. Ce « travail social », c’est aussi bien l’apprentissage auprès d’une personne plus compétente, l’enseignement à l’école, etc. La valeur créée par le travail ne correspond donc pas à ce qu’elle coûte directement. Quel est le coût du travail ? Au minimum, il doit couvrir la simple survie du travailleur : « Si le propriétaire de la force de travail a travaillé aujourd’hui, il doit pouvoir recommencer demain dans les mêmes conditions de vigueur et de santé » (p. 132). Ces besoins vitaux sont, bien évidemment, déterminés par l’histoire et la société. En outre, comme les travailleurs ne sont pas éternels, il faut qu’il puisse être remplacés quand ils sont usés ou mort. Le coût de la force de travail inclut donc la reproduction de celle-ci.

Cette notion de reproduction, bien que peu développée ici, a fait l’objet de nombreux développements par les auteurs marxistes actuels. Notamment, elle est l’un des éléments liant capitalisme et patriarcat. Bien sûr, elle n’explique pas le patriarcat en tant que tel, mais elle permet de voir, grossièrement, quel intérêt le capitalisme peut y trouver.

Le travail salarié fournit donc plus de valeur qu’il n’en consomme. C’est l’utilisation du travail comme marchandise - salaire comme valeur d’échange et force de travail comme valeur d’usage - qui est la clef de la création de plus-value (survaleur).

CHAPITRE VII :
LA PRODUCTION DE VALEURS D’USAGE
ET LA PRODUCTION DE PLUS-VALUE

Marx expose ici de manière plus complète le processus de formation de la valeur. La valeur d’un produit est la somme de valeur consommée dans sa production. Cette valeur consommée, c’est d’une part la force de travail, d’autre part, la matière première et les outils ou machines employées. On additionne la force de travail nécessaire pour cette production, la matière première, et l’usure des outils ou machines durant le temps de la production. La valeur des matières premières, outils, machines, etc. est elle-même déterminée par la valeur consommée dans leur production. La valeur est donc cumulative.

Si on ne fait qu’additionner les valeurs consommées dans la production, d’où vient la plus-value ? Ce qui est ajouté dans la production, c’est bien la valeur de la force de travail et non son coût, comme expliqué plus haut (chap. VI). Ce sont deux choses très différentes. Le coût (salaire) est dépensé par le capitaliste pour un temps donné d’utilisation de la force de travail. Si par exemple, une travailleuse créée une valeur de 200 F par heures durant 8 heures par jour, et que son salaire horaire est de 50 F, elle a créé 1600 F dans la journée et en reçoit 400 F. C’est comme si elle avait travaillé 2 H pour son salaire (la reproduction de sa force et travail) et 1200 F pour le capitaliste. C’est pour quoi la plus-value (survaleur) est un surtravail, un travail qui ne correspond pas à la simple reproduction de la force de travail, mais à la création de capital, « en valeur grosse de valeur, monstre animé qui se met à travailler, comme s’il avait le diable au corps » (p. 148).

CHAPITRE VIII :
LE CAPITAL CONSTANT ET LE CAPITAL VARIABLE

Comme expliqué précédemment, le travail conserve la valeur contenue dans les matières premières et moyens de production (outils, machines) et en crée une nouvelle, supplémentaire. Par contre, les machines et moyens de production ne font, eux, que transmettre intégralement leur valeur propre à la production à laquelle ils sont employés.
On appellera capital constant les matières premières et moyens de production, et capital variable la force de travail. Par la suite, ces termes seront notés (c) et (v).

CHAPITRE IX :
LE TAUX DE LA PLUS-VALUE

Si on résume les données essentielles du problème à ce stade de l’explication, on sait donc maintenant que la formule générale du capital, y compris du capital productif, c’est A - M - A’, c’est-à-dire que de l’argent investi dans la production d’un marchandise rapporte plus d’argent qu’il n’y en avait au départ. Cet argent n’a de réalité que parce qu’il est en définitive échangeable contre des marchandises utiles (alors que l’argent est une marchandise dont la seule utilité est de servir d’équivalent général de toute les autres). La différence entre A et A’, entre l’argent investi et l’argent rapporté, est nommé la plus-value (pl). Ce n’est pas une simple augmentation de prix, c’est une augmentation de la valeur, c’est-à-dire du temps de travail qui a été dépensé pour la produire. A chaque étape de la production, la valeur d’une marchandise conserve celle des matières premières et des machines qui ont été utilisées, et leur ajoute celle du travail nouveau. C’est ce qu’on appelle respectivement capital constant (c) et capital variable (v).

Le taux de la plus-value exprime le point de vue du capitaliste : combien a-t-il investi de capital variable (salaire, prix du travail), et combien celui-ci lui rapporte-t-il. C’est pourquoi, du point de vue du travailleur, le taux de plus-value n’existe que comme taux d’exploitation.

Comment le calcule-t-on ? c’est tout simplement le rapport entre capital variable (v), qui exprime le temps de temps de travail nécessaire à la reproduction de la force de travail (nourriture, repos, reproduction biologique, etc...) et la plus-value (pl), qui est, rappelons-le, du surtravail. Si vous gagnez 1200 Euros et que vous en rapportez 1200 à votre patron, son taux de plus-value est de 100%, et par conséquent, votre taux d’exploitation est de 100 % également (1200 / 1200 x 100).

Il est important de retenir que, dans le calcul du taux d’exploitation, le capital constant n’entre pas en compte. C’est logique, puisque le point de départ de la distinction entre capital constant et variable, c’est que le premier ne crée pas de valeur, il se contente de reproduire sa propre valeur. Bien sûr, une machine, même si elle ne fait que reproduire sa propre valeur, permet au travailleur de reproduire celle de son travail plus rapidement, donc plus fréquemment, donc d’augmenter la plus-value.

Par exemple, dans le cas précédent, si je travaille 150 heures par mois pour 1200 Euros (soit 8 Euros de l’heure), et que je produis durant ce temps une valeur totale de 2400 Euros (soit 16 Euros de l’heure) , non compris le capital constant (prix des locaux, des machines, etc.), c’est comme si je travaillais 75 heures pour mon salaire et 75 pour celui du patron. S’il installe une nouvelle machine qui augmente de 100 % ma production, cela ne change rien à mon salaire, mais je produis désormais 3600 Euros, ce qui double le revenu du patron (3600 - 1200 = 2400) et mon taux d’exploitation (et ce, même si le travail est en apparence plus simple ou moins fatiguant).

Pour mieux comprendre le rôle des machines, on peut les intégrer au calcul. Je gagne toujours 1200 Euros par mois (v), je produit désormais 3600 Euros de valeur (v + pl) ; la machine vaut 60 000 Euros et sa durée de vie est de 5 ans. Elle ajoute donc chaque mois 1/60e de sa valeur, soit 1000 Euros (c). Mon travail mensuel coûte 2200 euros et rapporte 4600 Euros, et le taux d’exploitation est donc de 1200 / 2400 = 200 %.

La notion de taux de profit, plus directement utile au capitaliste, et qui intègre, contrairement au taux de plus-value, le capital constant, ne sera introduite que plus tard ans la démonstration, au livre III. Pour l’instant, il ne nous est pas de grande utilité. Pourquoi ? Marx ne le dit pas explicitement, mais les chapitres suivants permettent de le deviner : parce que, durant toute cette partie, il part du constat que le premier soucis des capitaliste, c’est l’allongement de la journée de travail, c’est de tirer profit de chaque minute de temps de travail. Le taux de plus-value a donc plus d’importance que le taux de profit. Cela correspond donc à une période où le travail vivant l’emporte encore - plus ou moins - sur celui de la machine.

CHAPITRE X :
LA JOURNEE DE TRAVAIL

Avec ce chapitre, d’une lecture plus simple que les précédents, Marx entre dans le vif du sujet central du livre, la lutte des classes. On a souvent reproché au Capital d’être « objectiviste », c’est-à-dire de livrer les principes du fonctionnement du mode de production capitaliste de manière linéaire, comme si leur déroulement procédait d’un mouvement propre, autonome. Il est vrai qu’à plusieurs reprises, il évacue une question importante en indiquant simplement que cela ne concerne pas le capitaliste : ainsi, le « pourquoi le prolétaire doit-il vendre sa force de travail » reste-t-il sans réponse - pour être mieux discuté dans la huitième section du Livre I. Mais en réalité, que ce soit dans la définition même de la valeur (qui inclus, notamment, l’intensité du travail) ou celle de la reproduction de la force de travail (salaire), pour lesquelles Marx signale leur caractère historique et social, la lutte des prolétaires contre le capital apparaît de manière discrète, mais continue dans l’ensemble des premiers chapitres. Au delà de « l’objectivisme » apparent, on peut donc avoir une lecture « subjectiviste », au sens d’importance du sujet agissant, donc une lecture politique du capital. C’est cette lecture qui est l’une des bases de l’opéraïsme (ouvriérisme) et de son descendant, le « marxisme autonome ». Dans le chapitre X, qui traite de la journée de travail, ce « sujet », le prolétariat, est présenté par le biais des luttes, individuelles ou collectives, pour la réduction de la journée de travail.

Puisque la valeur matérialise du temps de travail et que l’extraction de la plus-value n’est rien d’autre que l’obligation produire du surtravail, le temps de travail est le lieu central du conflit entre prolétaires et capitalistes. Ainsi, « Le temps pendant lequel l’ouvrier travaille est le temps pendant lequel le capitaliste consomme la force de travail qu’il lui a acheté. Si le salarié consomme pour lui-même le temps qu’il a de disponible, il vole le capitaliste » (pp. 174-175). Voilà qui exprime bien les enjeux du problème. Le capitaliste a acheté la force de travail pour un temps donné et il entend l’employer au maximum durant tout ce temps, ne pas perdre une minute : « Si vous me permettez, me disait un honorable fabricant, de faire travailler chaque jour dix minutes de plus que le temps légal, vous mettrez chaque année 1000 liv. st. Dans ma poche. Les atomes du temps sont les éléments du gain » (p. 181). Au moment où écrit Marx, la lutte contre l’absentéisme, les pauses, l’indiscipline et les bavardages dans l’atelier est la préoccupation principale des capitalistes. Par contre, le travailleur n’a pas d’autre idée que de récupérer un peu de ce temps ; même s’il est coincé sur le lieu de travail, il va chercher à y travailler à son propre rythme : cette volonté de choisir l’intensité du travail est une constante du comportement au travail, contre laquelle les capitalistes vont lutter sans relâche. Les chaînes taylorisées, le minutage des gestes chez McDo, etc. font parties des stratégies adoptées aujourd’hui. Plus encore que le salaire, qui n’en est qu’un aspect, le temps de travail est au cœur de l’exploitation elle-même.

Il existe un antagonisme inconciliable entre le « droit » du capitaliste d’utiliser la force de travail aussi longtemps qu’il l’achète, donc d’allonger presque indéfiniment la journée de travail, et celui du travailleur de pouvoir se reposer, reproduire cette même force de travail : « Il y a donc ici une antinomie, droit contre droit, tous deux portant le sceau de la loi qui règle l’échange des marchandises. Entre deux droits égaux, qui décide ? la force. Voilà pourquoi la réglementation de la journée de travail se présente dans l’histoire de la production capitaliste comme une luytte séculaire pour les limites de la journée de travail, lutte entre le capitaliste, c’est-à-dire la classe capitaliste, et le travailleur, c’est-à-dire la classe ouvrière » (p. 176).

Marx note également une distinction pratique importante entre le principe des corvées, telle qu’elle existe à son époque en Europe de l’Est, et le travail capitaliste : la corvée, temps durant lequel le paysan travaille gratuitement pour son seigneur, est une journée de travail nettement séparée des autres, alors que dans le travail capitaliste, le temps consacré à la reproduction de la force de travail et celui consacré à la production de plus-value ne sont distincts ni dans le temps, ni dans l’espace, ni dans les tâches réalisés : c’est le même boulot, le même atelier, le même jour - qui se prolonge. « Chez le capitaliste, cependant, l’appétit de surtravail se manifeste par son âpre passion à prolonger la journée de travail outre-mesure ; chez le boyard, c’est tout simplement une chasse aux journées corvéables » (p. 177).

« Qu’est-ce qu’une journée de travail ? Quelle est la durée du temps pendant lequel le capital à le droit de consommer sa force de travail dont il achète la valeur pour un jour ? Jusqu’à quel point la journée de travail peut-elle être prolongée au-delà du travail nécessaire à la reproduction de cette force ? A toutes ces questions, comme on a pu le voir, le capital répond : La journée de travail comprend vingt-quatre heures pleines, déduction faite des quelques heures de repos sans lesquelles la force e travail refuse absolument de reprendre son service. Il est évident par soi même que le travailleur n’est rien autre chose sa vie durant que force de travail, et qu’en conséquence le temps disponible est, de droit et naturellement temps de travail appartenant au capital et à la capitalisation.

Du temps pour l’éducation, pour le développement intellectuel, pour l’accomplissement de fonctions sociales, pour les relations avec parents et amis, pour le libre jeu des forces du corps et de l’esprit, même pour la célébration du dimanche et cela dans le pays des sanctificateurs du dimanche, pure niaiserie !

Mais dans sa passion aveugle et démesurée, dans sa gloutonnerie de travail extra, le capital dépasse non seulement les limites morales, mais encore la limite physiologique extrême de la journée de travail. Il usurpe le temps qu’exigent la croissance, le développement et l’entretien du corps en bonne santé. Il vole le temps qui devrait être employé à respirer l’air libre et à jouir de la lumière du soleil. Il lésine sur le temps des repas et l’incorpore, toutes les fois qu’il peut, au procès même de la production, de sorte que le travailleur, rabaissé au rôle de simple instrument, se voit fournir sa nourriture comme on fournit du charbon à la chaudière, de l’huile et du suif à la machine. Il réduit le temps du sommeil, destiné à renouveler et à rafraîchir la force vitale, au minimum d’heures de lourde torpeur sans lequel l’organisme épuisé ne pourrait plus fonctionner.

Bien loin que ce soit l’entretien normal de la force de travail qui serve de règle pour la limitation de la journée de travail, c’est au contraire la plus grande dépense possible par jour, si violente et si pénible qu’elle soit, qui règle la mesure du temps de répit de l’ouvrier ? Le capital ne s’inquiète point de la durée de la force de travail. Ce qui l’intéresse uniquement, c’est le maximum qui peut en être dépensé dans une journée. Et il atteint son but en abrégeant la vie du travailleur, de même qu’un agriculteur avide obtient de son sol un plus fort rendement en épuisant sa fertilité » (p. 197-198).

Est-ce que cette destruction de la force de travail n’est pas, à force, nocive pour le capitaliste ? Non, dans deux conditions : si la valeur de cette force de travail est peu élevée (main d’œuvre pas ou peu formée), donc dans laquelle un faible capital social a été investi ; s’il peut aisément se procurer de nouveaux travailleurs pour remplacer ceux qui ne sont plus état de travailler (mort, infirmes). A l’appui, il donne de nombreux exemples de la façon dont cela se passait en Angleterre à l’époque où il écrivait le capital : les populations pauvres des districts ruraux sont déportées vers les secteurs industriels et contraints de devenir ouvriers. Même chose pour l’esclavage aux USA : il est plus rentable de renouveler le stock toutes les quelques années que de les ménager et de rendre le travail moins pénible : « L’expérience montre en général au capitaliste qu’il y a un excès constant de population, c’est-à-dire un excès par rapport au besoin momentané du capital, bien que cette masse surabondante soit formée de générations humaines mal venues, rabougries, promptes à s’éteindre, s’éliminant hâtivement les unes les autres et cueillies, pour ainsi dire, avant maturité » (p. 200).

Tant qu’il existe une population rurale susceptible d’entrer dans la classe ouvrière salariée, le problème n’existe pas pour les capitalistes. Bien sûr il peut se poser à terme, plus tard, mais ce n’est pas le problème des capitalistes individuels. Que se passe-t-il s’il n’existe plus de population rurale susceptible de devenir ouvrière ? On va la chercher de plus en plus loin (immigration). Aujourd’hui, le mouvement capitaliste de prolétarisation n’est pas encore achevé. Devenir prolétaire, ce n’est pas toujours accéder à un travail salarié : ça, ça dépend du besoin de main d’œuvre à un moment donné. C’est ce qui se passe aujourd’hui dans les villes du « tiers-monde », où des dizaines de milliers de ruraux viennent en ville devenir chômeur ou journalier. La main d’œuvre la plus stable, c’est celle qui a reçu une formation importante (dépense de capital sociale), donc une valeur de travail élevée. Mais plus elle est spécialisée, plus elle est soumises aux aléas des changements technologiques.

L’un des formes de résistance à la prolétarisation est ce qu’on appelle le « travail à cible » : « Quand l’ouvrier, disent certaines gens, peut dans cinq jours de travail obtenir de quoi vivre, il ne veut pas travailler six jours entiers. Et partant de là, ils concluent à la nécessité d’enchérir même les moyens de subsistance nécessaires par des impôts ou d’autres moyens quelconques pour contraindre l’artisan ou l’ouvrier de manufacture à un travail ininterrompu de six jours par semaine » (p. 203). Cette forme de travail existe couramment en Afrique, ou est pratiquée par des travailleurs immigrés dans les pays « développés » : ils définissent un objectif (acheter une ferme, payer un dot, etc.) et travaillent jusqu’à obtenir cette argent, puis sortent du salariat. Pour créer une classe ouvrière, les capitalistes doivent briser cette possibilité de choix en rendant toute forme de subsistance impossible en dehors du salariat : « La cure ne sera pas complète tant que nos pauvres de l’industrie ne se résigneront pas travailler six jours pour la même somme qu’ils gagnent maintenant en quatre » (p. 204).

La lutte sur le temps de travail est donc, plus encore que les salaire, au centre du conflit entre prolétaires et capitalistes : « Nous déclarons que la limitation de la journée de travail est la condition préalable sans laquelle tous les efforts en vue de l’émancipation doivent échouer » déclare le congrès de l’Association Internationale des Travailleurs en 1866. Mais chaque victoire des prolétaires est aussitôt subvertie par les capitalistes : « Lors de l’agitation des dix heures, les fabricants criaient partout que si la canaille ouvrière faisait des pétitions, c’était dans l’espoir d’obtenir un salaire de douze heures pour un travail de dix. Ils avaient maintenant retourné la médaille ; ils payaient un salaire de dix heures pour une exploitation de douze et quinze heures » (p. 216). Avec la loi sur les 35 heures en France, on voit que type de retournement se poursuit...

« Notre travailleur, il faut l’avouer, sort de la serre chaude de la production autrement qu’il y est entré. Il s’y était présenté sur le marché comme possesseur de la marchandise « force de travail » vis-à-vis de possesseurs d’autres marchandises, marchand en face de marchand. Le contrat par lequel il vendait sa force de travail semblait résulter d’un accord entre deux volontés libres, celle du vendeur et celle de l’acheteur. L’affaire une fois conclue, il se découvre qu’il n’est point un « agent libre », que le temps pour lequel il lui est permis de vendre sa force de travail est le temps pour lequel il est forcé de la vendre, et qu’en réalité le vampire qui le suce ne le lâche point « tant qu’il lui reste un muscle, un nerf, une goutte de sang à exploiter ». Pour se défendre contre « le serpent de leurs tourments », il faut que les ouvriers ne fassent plus qu’une tête et un cœur ; que par un grand effort collectif, par une pression de classe, ils dressent une barrière infranchissable, un obstacle social qui leur interdise de se vendre au capital par « contrat libre », eux et leur progéniture, jusqu’à l’esclavage et la mort » (p. 222).

Ce passage final de Marx dans le chapitre sur la journée de travail n’indique pas à proprement parler la nature de cet « effort collectif ». rien n’oblige à le lire comme une « grève générale » ou quelque chose de ce genre. En effet, l’idée qu’ils doivent « s’interdire » de se vendre peut aussi bien se référer à une série de comportements sur le lieu de travail. Par exemple, à Boulogne-Billancourt, au début des années 1970, pendant plusieurs mois, une partie des travailleurs quittaient le travail avant l’heure parce qu’ils refusaient de « rattraper » les heures de grève de mai 1968. Autrement dit, ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement la lutte pour la « réduction du temps de travail » au sens des 35 Heures, mais toute la résistance que les travailleurs opposent au travail sous toutes ses formes. C’est essentiel parce que c’est l’un des décalages les plus important entre le mouvement ouvrier « organisé et la pratique quotidienne de résistance au travail.

CHAPITRE XI :
LE TAUX ET LA MASSE
DE LA PLUS-VALUE

Dans ce chapitre, beaucoup plus court que le précédent, Marx se content d’expliquer que la masse de la plus-value est la multiplication de la plus-value créée par chaque travailleur, multipliée par le nombre de travailleurs. Donc, pour réaliser la même plus-value avec moins de travailleurs, il faut augmenter celle créé par chaque travailleur, c’est-à-dire son surtravail : augmenter la durée du travail ou la valeur produite dans un même temps.

Sur ce dernier point, Marx suggère - sans la développer pour l’instant - l’existence d’une autre forme de plus-value : « La longueur de cette journée [de travail] étant donnée, que ses limites soient fixées physiologiquement ou socialement, la masse de la plus-value ne peut être augmentée que par l’augmentation du nombre des travailleurs, c’est-à-dire de la population ouvrière. L’accroissement de la population forme ici la limite mathématique de la production de la plus-value par le capital social. Inversement, étant donné la grandeur de la population, cette limite est formée par la prolongation possible de la journée de travail. On verra dans le chapitres suivant que cette loi n’est valable que pour la forme de plus-value traitée jusqu’à présent » (p. 226).

L’intérêt de ce chapitre réside surtout dans les derniers paragraphes, qui annoncent le « chapitre inédit » : « Quand nous examinions la production au simple point de vue de la valeur d’usage, les moyens de production ne jouaient point vis-à-vis de l’ouvrier le rôle de capital, mais celui de simples moyens et matériaux de son activité productive. Dans une tannerie, pare exemple, il tanne le cuir et non le capital.

Il en a été autrement dès que nous avons considéré la production au point de vue de la plus-value. Les moyens de production se sont transformés immédiatement en moyens d’absorption du travail d’autrui ? Ce n’est plus le travailleur qui les emploie, mais ce sont au contraire eux qui emploient le travailleur. » (p. 228).

• Quatrième section :

La production de plus-value relative

Chapitre XII - La plus-value relative

Jusqu’ici, Marx n’a pris en compte que la plus-value absolue, c’est-à-dire "produite par la simple prolongation de la journée de travail". Avec ce chapitre, il commence à étudier la plus-value relative, celle qui provient de "l’abréviation du temps de travail nécessaire", c’est-à-dire du temps durant lequel le travailleur ne fait que reproduire le coût de sa force de travail (p. 232). Allonger la journée de travail, c’est contraindre le travailleur à travailler plus longtemps. C’est nécessairement conflictuel, mais c’est relativement simple à mettre en œuvre et cela ne transforme pas beaucoup la manière dont le travail est réalisé. Par contre, abréger le temps de travail nécessaire à la reproduction de la force de travail, c’est-à-dire le temps dans lequel la travailleuse produit l’équivalent de son propre salaire, "n’arrive pas sans un changement dans ses instruments ou dans sa méthode de travail, ou dans les deux à la fois. Il faut donc qu’une révolution s’accomplisse dans les conditions de production" (p. 231). C’est la question de la productivité et des changements qu’elle entraîne dans la manière même de travailler.

Cette transformation est stimulée par la concurrence entre les capitalistes. Celui qui emploie des méthodes et des machines plus perfectionnées produit des marchandises moins chères, donc normalement plus faciles à vendre. Mais au fur et à mesure que ces nouveautés se répandent, l’avantage acquis disparaît, jusqu’à être renouvelé par une nouvelle transformation. La plus-value relative implique donc une course à la rationalisation des méthodes de production et à l’utilisation des machines.

"Dans la production capitaliste, l’économie de travail au moyen du développement de la force productive ne vise nullement à abréger la journée de travail" (p. 235). En fait, les deux formes de la plus-value sont généralement combinées : la journée de travail est allongée autant que possible - en fonction de la résistance des travailleurs - et le travail lui-même intensifié.

Chapitre XIII - La coopération

La valeur est fondée sur un travail social, donc sur une moyenne des force de travail individuelle déployées par chacun dans un travail donné. Les différences individuelles, dans les capacités ou dans l’assiduité, jouent un rôle sur un petit groupe de travailleurs, mais tendent à s’estomper dès que ce nombre s’accroît : les marchandises sont alors produites au plus près de leur valeur sociale. De plus, certains frais de production, comme la construction et l’entretien des locaux, ne sont pas proportionnels au nombre d’employés. Cela incite à rassembler les travailleurs sur un même lieu, un même atelier. Le travail prend alors une forme coopérative. Cette coopération ne se contente pas d’additionner les forces, elle les démultiplie en rendant possible ce qui ne l’était pas individuellement.

Cette coopération confère au capitaliste un rôle nouveau, celui de coordinateur de la production : "Cette fonction de direction, de surveillance et de médiation devient la fonction du capital dès que le travail qui lui est subordonné devient coopératif" (p. 242). Mais plus le nombre de travailleurs augmente sur un même lieu de production, plus grande est leur force de résistance collective. "A mesure que la masse des ouvriers exploités simultanément grandit, leur résistance contre le capitaliste grandit et, par conséquent, la pression qu’il faut exercer pour vaincre cette résistance. Entre les mains du capitaliste, la direction n’est pas seulement une fonction spéciale qui naît de la nature même du procès de travail coopératif ou social, mais elle est encore, et éminemment, la fonction d’exploiter le procès de travail social, fonction qui repose sur l’antagonisme inévitable entre l’exploiteur et la matière qu’il exploite. (...) Si donc la direction capitaliste, quand à son contenu, a une double face, parce que l’objet même qu’il s’agit de diriger est, d’un côté, procès de production coopératif et, d’un autre côté, procès d’extraction de plus-value, la forme de cette direction devient nécessairement despotique. Les formes particulières de ce despotisme se développent à mesure que se développe la coopération" (p. 242-243). Cet extrait est important, car il montre bien la contradiction qui se développe dans le capital : il amène la coopération entre les producteurs, tout en renforçant leur exploitation. Il concentre les ouvriers sur le lieu de travail pour augmenter la plus-value, mais cette concentration renforce les possibilités de lutte. Cela permet d’évaluer la période actuelle, dans laquelle les capitalistes déplacent à un rythme accéléré les concentrations industrielles et recherchent la taille idéale pour l’entreprise - deux éléments centraux du processus de globalisation du travail / capital.

Le travail coopératif démultiplie les forces productives au lieu de les additionner, mais la force supplémentaire créée ne coûte rien de plus au capitaliste : il se contente de payer les salaires additionné de ses employés. "Comme personnes indépendantes, les ouvriers sont des individus isolés qui entrent en rapport avec le même capital, mais non entre eux. Leur coopération ne commence que dans le procès de travail ; mais là, ils ont cessé déjà cessé de s’appartenir. Dès qu’ils y entrent, ils sont incorporés au capital. en tant qu’ils coopèrent, qu’ils forment les membres d’un organisme actif, ils ne sont même qu’un mode particulier d’existence du capital. (...) Parce que la force sociale du travail ne coûte rien au capital, et que, d’un autre côté, le salarié ne la développe que lorsque son travail appartient au capital, elle semble une force dont le capital est doué par nature, une force productive qui lui est immanente" (p. 243-244). Une fois de plus, Marx rappelle que les travailleurs n’existent que dans le capital, qu’ils en sont une part intégrante, qu’ils lui appartiennent, même lorsqu’il leur semble que le capital est une force extérieur qui s’oppose à eux. A contrario, pour exister, il leur faut cesser d’être des travailleurs.

Chapitre XIV :
La division du travail et la manufacture

Ce chapitre est essentiellement historique, de manière plus apparente que les précédents. Il s’attache à décrire les origines du système de manufactures et les transformations qu’il engendre dans le travail. Cela permet de discuter des effets de la division du travail. Dans le même temps, le capital rassemble les travailleurs sur un même lieu pour un travail coopératif et les divise en segmentant le travail jusqu’aux tâches les plus simples, les plus répétitives. Les branches de production elles-mêmes sont divisées de manière toujours plus restreinte, spécialisées : "La division territoriale du travail qui assigne certaines branches de la production à certains districts d’un pays reçoit également une nouvelle impulsion de l’industrie manufacturière qui exploite partout les spécialités. Enfin, l’expansion du marché universel et le système colonial qui font partie des conditions d’existence générales de la période manufacturière lui fournissent de riches matériaux pour la division du travail dans la société." (p. 257).

Cette spécialisation territoriale par branche d’industrie s’est aujourd’hui étendue au niveau mondial, aussi bien au niveau des régions que des pays entiers. C’est le fondement même de la spacialisation de la production au niveau mondial, qui est à la fois apogée du capitalisme - processus en cours - et base possible du communisme, dans la mesure où l’interdépendance des besoins et des moyens au niveau mondial ne cesse de s’étendre, ce qui tend à renforcer la nécessité d’une communauté mondiale.

Cette conscience bourgeoise qui exalte la division manufacturière du travail, la condamnation à perpétuité du travailleur à une opération de détail et à sa subordination passive au capitaliste, elle pousse les hauts cris et se pâme quand on parle de contrôle, de réglementation sociale du procès de production ! Elle dénonce toute tentative du genre comme une attaque contre les droits de la Propriété, de la Liberté, du Génie du capitaliste. ’Vous voulez transformer la société en une fabrique ?" glapissent alors ces enthousiastes apologistes du système de la fabrique ?’, glapissent alors ces enthousiastes apologistes du système de la fabrique ? Le régime de la fabrique n’est bon que pour les prolétaires !" (p. 259). Cette transformation du monde en usine semble depuis avoir été, pour l’essentiel, réalisée, sans que le capitalisme y perde ses droits...

La division du travail prive l’ouvrière de toute participation intellectuelle à la production : "Ce que les ouvriers parcellaires perdent se concentre en face d’eux dans le capital. La division manufacturière leur oppose les puissances intellectuelles de la production comme la volonté d’autrui et comme pouvoir qui les domine. (...) La grande industrie (...) fait de la science une force productive indépendante du travail et l’enrôle au service du capital" (p. 262).

La division du travail entraîne donc un formidable appauvrissement des capacités intellectuelles, qui sont concentrées dans un nombre limité de personnes dont c’est la spécialité exclusive et qui constitue, de ce simple fait, une forme de domination. C’est une question sur laquelle il est important... de réfléchir. Marx poursuit cette idée d’une manière plus cruelle encre : "Un certain rabougrissent de corps et d’esprit est inséparable de la division du travail dans la société. Mais comme la période manufacturière pousse beaucoup plus loin cette division sociale, en même temps que par la division qui lui est propre elle attaque l’individu à la racine même de sa vie, c’est elle qui la première fournit l’idée et la matière d’une pathologie industrielle : ’Subdiviser un homme, c’est l’exécute, s’il a mérité une sentence de mort, c’est l’assassiner, s’il ne la mérite pas . la subdivision du travail est l’assassinant d’un peuple" (p. 263).

Mais cette division incessante du travail - qui culminera une cinquantaine d’années plus tard avec l’Organisation scientifique du travail de Taylor-Lénine - ne se fait pas sans heurts : "C’est en vain qu’en décomposant les métiers, elle diminue les frais d’éducation et, par conséquent, la valeur de l’ouvrier ; les travaux de détail exigent toujours un temps assez considérable pour l’apprentissage ; et lors même que celui-ci devient superflu, les travailleurs savent le maintenir avec un zèle jaloux. L’habileté de métier restant la base de la manufacture tandis que son mécanisme collectif ne possède point un squelette matériel indépendant des ouvriers eux-mêmes, le capital doit lutte sans cesse contre leur insubordination". Cette lutte est très sensible chaque fois qu’une nouvelle machine ou une nouvelle organisation du travail, ou des diplômes, menace les compétences acquises. Si dans le capital, l’ouvrier n’existe qu’à mesure de la valeur de son travail, il n’a d’autre choix que de la défendre contre la dévalorisation, même si cette lutte l’enferme dans le capital. C’est sans doute pour cela que les ouvriers les plus qualifiés, tout en étant le fer de lance des mouvements revendicatifs et syndicaux, sont aussi souvent plus conservateurs que les ouvriers moins qualifiés, voir sans aucune qualification, qui n’ont de fait rien à défendre au sein du capital (cf. Italie 70’s). C’est l’un des aspects de ce que l’on a appelé la "composition de classe".

L’une des manières les plus couramment employée par les capitalistes pour contraindre les travailleurs à accepter cette division, c’est l’emploi des machines. C’est l’objet du chapitre suivant tout entier.

Chapitre XV
Le machinisme et la grande industrie

1) Le développement des machines et de la production mécanique La question centrale de ce chapitre, c’est de savoir pourquoi les machines, qui permettent de diminuer la quantité de travail nécessaire à la réalisation d’une tâche, n’ont jamais allégé la quantité de travail. La question est directement connectée à la relation entre plus-value absolue (augmentation du temps de travail) et relative (diminution du surtravail par rapport au travail nécessaire). Conformément à sa méthode, Marx envisage d’abord la question du point de vue historique, en recherchant une définition correcte pour la « machine-outil » : « un mécanisme qui, ayant reçu le mouvement convenable, exécute avec ses instruments les mêmes opérations que le travailleur exécutait auparavant avec des instruments pareils. (... ) Une révolution s’est accomplie alors même que l’homme reste le moteur » (p. 268).

Puis, il en arrive aux machines-outils automatique « recevant leur mouvement par transmission d’un automate central (...) forme la plus développée du machinisme productif. La machine isolée a été remplacée par un monstre mécanique qui, de sa gigantesque membrure, emplit des bâtiments entiers ; sa force démoniaque, dissimulée d’abord par le mouvement cadencé et presque solennel de ses énormes membres, éclate dans la danse fiévreuse et vertigineuse de ses innombrables organes d’opération » (p. 273).

Même si certaines énergies (eua, vent) sont employées de longue date pour alimenter des machines automatiques, c’est l’usage de la vapeur qui permet cette révolution. L’introduction des machines-outils, puis des automates, révolutionne la production, en transformant de fond en comble l’ancien mode de production, donc l’ancien mode de travail. Ainsi, « Le moyen de travail acquiert dans le machinisme une existence matérielle qui exige le remplacement de la force de l’homme par des forces naturelles et celui de la routine par la science. Dans la manufacture, la division du procès de travail est purement subjective ; c’est une combinaison d’ouvriers parcellaires. Dans le système de machines, la grande industrie crée un organisme de production complètement objectif ou impersonnel, que l’ouvrier trouve là, dans l’atelier, comme la condition matérielle toute prête de son travail. Dans la coopération simple et même dans celle fondée sur la division du travail, la suppression du travail isolé par le travailleur collectif semble encore plus ou moins accidentelle. Le machinisme, à quelques exceptions près que nous mentionnerons plus tard, ne fonctionne qu’au moyen d’un travail socialisé ou commun. Le caractère coopératif du travail y devient une nécessité technique dictée par la nature même de son moyen » (p. 276).

Dans cette notion, réside une première difficulté du marxisme sur la question du machinisme. Ce caractère socialisé du travail dans le machinisme a généralement été considéré comme positif par les marxistes, depuis la IIe internationale (dans laquelle dominaient les intellectuels et les travailleurs de métiers peu mécanisés...). Cette idée reste sous-jacente aujourd’hui, sous une forme dérivée, dans l’idée d’une unité mondiale rendue nécessaire par le caractère mondial de la production (cf. Negri). C’est une question à discuter en profondeur.

2) La valeur transmise par le machinisme au produit Les énergies utilisées par les machines sont des « forces naturelles » (vent, eau magnétisme, et maintenant gaz, pétrole, électricité) ne coûtent rien en elles-mêmes, une fois découvertes. Par contre, les machines destinées à les produire ou à les utiliser sont, elles, coûteuses. Il faut signaler cette idée, car elle revient souvent chez Marx : la relation du gratuit et du payant, la manière dont le gratuit est approprié pour devenir payant. Toute la problématique de la rente foncière, rarement abordée par les marxistes actuels, tourne autour de cette idée. C’est une part du marxisme a réétudier et à réévaluer - l’équipe de la revue marxiste-autonome The Commoner s’y emploie en partie. Conformément aux catégories qu’il a définies dans les chapitres précédents, Marx classe les machines dans le capital constant, qui ne fait que reproduire sa propre valeur, sans en ajouter. C’est cohérent avec sa définition de la valeur, qui est liée au travail. La machine transfère au produit la valeur de son usure, c’est-à-dire une proportion liée à sa durée de vie totale. Si une machine fonctionne (en moyenne) pendant 10 ans, et 365 jours par ans, elle transmet chaque jour 0,27 % de sa valeur (faites le calcul !). « Moins elle contient de travail, moins elle ajoute de valeur au produit. Moins elle transmet de valeur, plus elle est productive et plus le service qu’elle rend se rapproche de celui des forces naturelles » (p. 279). De plus, plus la machine produit de marchandises par jour, plus la valeur dans chaque marchandise est faible, ce qui joue évidemment sur le prix de vente sur le marché. Cet emploi des machines est donc intéressant pour le capitaliste, à condition que le prix des machines ne dépasse pas celui de la force de travail qu’elle remplace.

Marx signale, sur cette question, les difficultés rencontrées dans la diffusion mondiale de certaines inventions. C’est une question encore valable aujourd’hui : certaines branches d’industries sont moins mécanisées qu’elles ne pourraient l’être, parce que les salaires sont tellement bas qu’ils concurrencent les machines... 3 ) La réaction immédiate de l’industrie mécaniques sur le travailleur Marx développe ici, avec de nombreux exemples, comment les machines ont facilité l’emploi massif de femmes et d’enfants dans la grande industrie. Il y déploie un certain moralisme et des conceptions familiales étroites, mais montre tout de même assez bien comment le capitalisme transforme le modèle familial préexistant. En outre, il montre que, de cette manière également, les machines n’ont pas diminué le temps de travail, mais l’ont bien multiplié par le nombre de travailleurs.

De plus, les machines permettent d’allonger encore la durée de travail : « Et tout d’abord le mouvement et l’activité du moyen de travail devenu machine se dressent indépendants devant le travailleur. Le moyen de travail est dès lors un perpetuum mobile industriel qui produirait indéfiniment, s’il ne rencontrait une barrière naturelle dans ses auxiliaires humains, dans la faiblesse de leur corps et la force de leur volonté. L’automate, en sa qualité de capital, est fait homme dans la personne du capitaliste. Une passion l’anime : il veut tendre l’élasticité humaine et broyer toutes ses résistances » (p. 287). Mais l’usage des machines augmente en réalité l’interdépendance du capital et du travail : « Si un laboureur », dit M. Ashworth, un des cotton lords d’Angleterre, faisant la leçon au professeur Nassau W. Senior, « si un laboureur dépose sa pioche, il rend inutile pour tout ce temps un capital de douze pence (1 franc 25 centimes). Quand un de nos hommes abandonne la fabrique, il rend inutile un capital qui a coûté cent mille livres sterling (2 500 000 francs) » (p. 289).

Cette question va jouer un rôle central, non seulement dans les relations ouvriers-patrons, mais également à l’intérieur du mouvement ouvrier organisé. La « protection de l’outil de travail » prônée par le syndicalisme intégré est lié à cette perspective de mise en valeur du capital. Enfin, si le machinisme permet de créer des profits extraordinaires pour les premiers capitalistes à l’introduire dans une nouvelle branche d’industrie, ou à introduire une nouveauté qui transforme en profondeur le travail et la productivité, cette manne disparaît au fur et à mesure que la nouvelle technologie se répand. Placé dans l’impossibilité de recourir plus longtemps à la plus-value relative, le capitaliste revient à la plus-value absolue. Marx résume : « La machine entre les mains du capital crée donc des motifs nouveaux et puissants pour prolonger sans mesure la journée de travail ; elle transforme le mode de travail et le caractère social du travailleur collectif, de manière à briser tout obstacle qui s’oppose à cette tendance ; enfin, en enrôlant sous le capital des couches de la classe ouvrière jusqu’alors inaccessibles, et en mettant en disponibilité les ouvriers déplacés par la machine, elle produit une population ouvrière surabondante qui est forcée de se laisser dicter la loi. De là ce phénomène merveilleux dans l’histoire de l’industrie moderne, que la machine renverse toutes les limites morales et naturelles de la journée de travail. De là ce paradoxe économique, que le moyen le plus puissant de raccourcir le temps de travail devient par un revirement étrange le moyen le plus infaillible de transformer la vie entière du travailleur et de sa famille en temps disponible pour la mise en valeur du capital. » (p. 290) Mais ce double mouvement de mécanisation et d’allongement du temps de travail est limité par la réaction sociale qu’il entraîne.

« La prolongation démesurée du travail quotidien produite par la machine entre des mains capitalistes finit par amener une réaction de la société qui, se sentant menacée jusque dans la racine de sa vie, décrète des limites légales à la journée : dès lors l’intensification du travail, phénomène que nous avons déjà rencontré, devient prépondérante » (p. 291). Plus précisément, « Dès que la révolte grandissante de la classe ouvrière força l’État à imposer une journée normale, en premier lieu à la fabrique proprement dite, c’est-à-dire à partir du moment où il interdit la méthode d’accroître la production de plus-value par la multiplication progressive des heures de travail, le capital se jeta avec toute son énergie et en pleine conscience sur la production de la plus-value relative au moyen du développement accéléré du système mécanique. » (p. 291). Autrement dit, l’intensification du travail est une réponse capitaliste au mouvement des travailleurs (lecture "opéraïste" ou "subjectiviste", qui considère que c’est toujours le mouvement de la classe ouvrière qui est le moteur principal des transformations du capitalisme).

L’un des constats ébahi des capitalistes, c’est que dans bien des cas, l’intensification du travail produisait des résultats meilleurs, en terme de productivité, que la mécanisation ou l’augmentation du temps de travail. Ce constat est fait par certains capitalistes depuis 1844 : il servira de bases à bien des réflexions, dont les 35H ne sont qu’un avatar.

Groupe de lecture du Capital (10 décembre 2005)

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