Une tribune pour les luttes

Le nouveau mouvement

par Henri Simon, 1974

Article mis en ligne le mardi 14 mars 2006

[1] Les luttes contre la domination capitaliste qui, sous ses formes modernes et diverses couvre tous les Etats du monde, montrent des tendances nouvelles en rupture totale avec ce qu’elles furent jusqu’au début du XXe siècle.

[2] Le trait commun et essentiel de ces tendances est la prise en mains par ceux qui luttent, par eux-mêmes et pour eux-mêmes, de la totalité de leurs intérêts propres, dans toutes les circonstances de leur vie, dans le domaine de l’action comme dans celui de la pensée.

[3] Les traits de ce que pourrait être une transformation radicale des rapports sociaux se dessinent dans les bouleversements du capitalisme lui-même, dans ses crises et ses tentatives d’adaptation. Ces traits peuvent surgir dans des explosions isolées, et rapidement détruits par les intérêts dominants, ou s’esquisser dans de lents cheminements, plus ou moins endigués par des réformes.

[4] On peut le constater plus ou moins dans tous les domaines de l’activité humaine, dans tous les pays, à l’échelle des individus comme de toutes les collectivités dans lesquelles ils sont impliqués. Les luttes sur les lieux mêmes de l’exploitation des hommes par le capital - l’entreprise - restent essentielles ; mais les manifestations de ces tendances trouvent leur expression dans tous les domaines, avec des formes semblables. Les affrontements sociaux s’étendent à tous les secteurs de la vie sociale, montrant que l’autonomie ne saurait être limitée, mais bouleverserait tout.

[5] La fin de tout travail aliéné, donc de l’exploitation, la fin de toute domination des hommes sur les hommes, transformera la totalité des rapports sociaux. Si cela est vrai, il est tout aussi vrai que les luttes dans tous les domaines transforment en même temps et au moment où elles se déroulent la totalité des rapports sociaux.

[6] Ces tendances à l’autonomie et les formes originales, ouvertes ou diffuses, qu’elles prennent, se heurtent à l’ensemble des structures du monde capitaliste : Etat, partis, syndicats, groupes traditionnels, et tout le système de valeurs de la société d’exploitation. Il en résulte des conflits permanents, tant pour l’individu que pour les groupes sociaux auquel il appartient. De ces conflits, on peut tirer la conclusion que les manifestations diverses du nouveau mouvement vont à l’encontre de toutes les formes d’élitisme et d’avant-gardisme : elles tendent à détruire toute hiérarchie et à établir de nouvelles formes de relations entre les individus eux-mêmes, entre les individus et les organismes de luttes, entre ces organismes eux-mêmes.

[7] Ces luttes et ces tendances se relient à certaines luttes et tendances du passé ; comme par exemple l’apparition des conseils ouvriers ou d’organismes homologues dans toutes les périodes dans lesquelles les luttes sociales tendent à menacer les bases même du système. La connaissance, l’étude et la réflexion à propos de ces faits sont un élément de notre connaissance du présent. Mais nous ne pensons pas que ce travail d’information, d’analyse, de théorisation, doive conduire à définir des modèles. Ce qui surgit d’une lutte est adapté aux nécessités de cette lutte et ne peut donc servir de but pour d’autres luttes ou de critère pour ce qui surgit de ces autres luttes.

[8] Les éléments d’un monde nouveau ont tendance à se dégager en permanence du fonctionnement même du système capitaliste. Ces éléments sont à la fois produits par ce fonctionnement et nécessaires à ce fonctionnement, comme l’est par exemple la nécessité de l’initiative individuelle et collective à la base pour faire fonctionner l’entreprise capitaliste moderne par exemple. Les formes qui s’en dégagent ne peuvent être que transitoires, éphémères et marquées par la société dans laquelle elles se sont développées, comme, par exemple, le blocage de vastes unités par des mouvements spontanés dans un secteur, la grève active, la résistance au travail, les mouvements pour l’amélioration de la condition des femmes, pour l’aménagement des quartiers, etc. Il est important de souligner l’existence de ces éléments, d’analyser leurs développements et leurs formes ; il est vain de glorifier les actions autonomes comme l’avènement imminent de la révolution ; il est tout aussi vain de les critiquer systématiquement sous prétexte que leur isolement les conduit finalement à concourir au renforcement du système. Aux groupes traditionnels qui voyaient dans chaque grève la révolution ou la dénonçaient comme « réformiste », se sont substitués des groupes plus subtils qui proposent des formes de luttes « tactiques » soit disant plus radicales.

[9] Qu’elles aient été glorifiées ou dénigrées, les actions autonomes n’ont été que rarement considérées comme les premiers symptômes d’un nouveau mouvement dont l’organisation ne pouvait apparaître et se développer que dans la lutte elle-même. Pratiquement, les tentatives d’analyses essaient d’expliquer l’échec de ces actions, soit par leur « manque d’organisation », soit par l’inexistence d’un parti révolutionnaire, le « manque de conscience », le retard idéologique, etc... Toutes ces critiques relèvent en fait des schémas anciens ou traditionnels jugeant ce qui se passe d’après des critères définis par une élite révolutionnaire. Cette élite aurait à jouer, le moment voulu et par des voies diverses, un rôle central dans la révolution. Cette élite devrait, dans la révolution ouvrière, être l’annonciatrice des crises et tracer la voie libératrice, exactement comme la bourgeoisie l’a fait en son temps. La révolution, conçue elle-même comme l’événement unique, se trouve détenir un pouvoir magique de transformation totale et brutale de tous les rapports sociaux : à partir du moment où une force assez violente pourrait désintégrer un maillon isolé de la chaîne de domination du capitalisme mondial, tout devrait basculer dans la société communiste.

[10] Le nouveau mouvement s’oppose à ce que nous appelons l’ancien mouvement. Cet ancien mouvement relève de schémas et de situations de la période historique du début du XVIIIe siècle jusqu’au début du XXe siècle, aux environs de la guerre de 1914. Jusqu’à la première guerre mondiale, on pouvait considérer comme valables les idées et les concepts surgis dans cette période. Ce qui, dans les partis ou organisations sociales-démocrates, bolcheviques, syndicalistes, pouvait paraître révolutionnaire à ce moment, a montré que ce n’était qu’une révolution dans la forme du capitalisme (capitalisme bureaucratique planifié au lieu de capitalisme libéral), laissant intacte la domination du capital et l’exploitation du travail.

[11] L’ancien mouvement apparaît, depuis la première guerre mondiale, de moins en moins adéquat aux situations issues du capitalisme ainsi rénové. Le nouveau mouvement, dès ses premières manifestations, s’est dressé, non seulement contre les anciennes formes de l’ancien mouvement, alors même qu’elles pouvaient encore contenir des illusions révolutionnaires ; par exemple, les conseils d’usines en 1917 en Russie et leur épilogue à Cronstadt. Le nouveau mouvement met en cause non seulement l’existence de ce qu’on peut englober sous le terme d’avant-garde (partis, groupes), mais aussi la conception même de la révolution. L’ancien mouvement, comme détenteur présent ou potentiel du pouvoir capitaliste, ne peut qu’engager une lutte à mort contre toute manifestation du nouveau mouvement, soit pour l’absorber, soit pour le détruire par la violence.

[12] Un des traits essentiels du nouveau mouvement est actuellement dans l’attitude de ceux qui luttent et qui cessent de revendiquer, de personnes, de groupes, d’institutions qui leurs sont extérieures : parents dans la famille, mari dans le couple, professeurs dans l’école ou l’université, patrons dans l’usine, syndicats dans les luttes, partis ou groupes pour l’action ou la théorie, etc... La forme de la lutte tend à être souvent la pratique même de ce qui est revendiqué. La tendance nouvelle est de faire les choses que l’on désire par soi même, de prendre et de faire, au lieu de demander et d’attendre.

[13] Les manifestations les plus visibles de cette tendance sont dans les formes nouvelles de la lutte de classe et l’extension des conflits de classe à des affrontements entre dominants et dominés dans toutes les structures de la société. Ces affrontements dessinent la cassure entre tous ceux qui agissent pour les travailleurs - quelques soient leurs motivations - et l’action propre des exploités. On peut trouver ces formes diverses dans les tentatives de rejet des syndicats, l’organisation souterraine des luttes, les tentatives de liaisons horizontales, les attitudes nouvelles des élèves, des femmes, des homosexuels, des ouvriers devant le travail, etc... toutes attitudes qui expriment la lutte des intéressés pour eux-mêmes et par eux-mêmes.

[14] Une des constantes des organisations était de se considérer comme le mouvement ouvrier et de faire de l’histoire des organisations l’histoire du mouvement ouvrier. Le nouveau mouvement développe sa propre histoire, qui n’est finalement que celle du mouvement des travailleurs eux-mêmes, dissimulée jusqu’ici par ceux qui faisaient l’Histoire de leur seule activité « révolutionnaire ».

[15] Le vieux mouvement ne peut envisager les différentes manifestations du nouveau mouvement que pour les assujettir à ses buts politiques. En général, il s’agit de condamnations sans appel sous des étiquettes comme « réformiste », « non-conscient », « marginal », etc... Mais la force du nouveau mouvement est telle qu’elle oblige les adeptes du vieux mouvement aux acrobaties les plus diverses pour tenter de se maintenir tant bien que mal dans le rôle qu’ils se sont ou qui leur est assigné. Les transformations ou conflits au sein des parts ou syndicats, les scissions actuelles des différents partis ou groupes, s’expliquent souvent par des tentatives d’adaptation des positions fondamentales aux caractères nouveaux des mouvements de lutte en les infléchissant dans leur intérêt.

[16] Certains répètent inlassablement les mêmes schémas, comme si le monde capitaliste ne s’était pas profondément transformé en 150 ans. Mais d’autres essaient de s’adapter ; on assiste ainsi à un double courant :
a) Ceux qui veulent donner une valeur absolue à certaines luttes particulières : on voit ainsi fleurir des théories privilégiant la lutte des jeunes, des femmes, des étudiants, des marginaux, etc... Certains considèrent le refus du travail et la destruction des lieux de travail comme le seul signe avant-courreur de la destruction du capital ; d’autres veulent restreindre la notion de classe ouvrière au seul prolétariat d’usine ; d’autres enfin nient qu’il existe encore une lutte de classes, ne voyant plus que des individus victimes d’une même aliénation universelle.
b) Ceux qui, par contre, rejettent tout particularisme et conservent une tentative d’explication totale ; ils modernisent langage et théorie, intègrent plus ou moins l’évolution du capital et de la lutte de classe, mais refusent en même temps au nouveau mouvement sa caractéristique essentielle : l’autonomie dans tous les domaines de l’activité d’une lutte, sans exception.

[17] Ces tentatives ne sont pas toutes négligeables, car elles aident parfois à dégager le sens des manifestations nouvelles de l’autonomie et à souligner les ambiguïtés et limites de celles-ci dans la société capitaliste. Mais l’importance de ces théories, idées ou activités de groupe, est souvent démesurément grossie par les débats passionnés limités au ghetto de « l’avant-garde révolutionnaire ». Ces débats eux-mêmes, et les idées qui en sortent sont d’ailleurs, quoi qu’en pensent leurs auteurs, récupérés, comme tout ce qui se développe dans la société du capital, par la classe dominante elle-même : l’avant-garde elle-même finit par être le creuset où s’élabore l’idéologie dont les structures établies par le vieux mouvement s’emparent finalement.

[18] Dans les luttes, l’intervention de cette avant-garde conduit à une même situation. La prétention est d’apporter beaucoup à ces luttes, dans tous les domaines. Mais, dans les faits, tout se passe d’une manière totalement différente de ce qu’ils pensent. Parfois, ceux dont ils voudraient faire les instruments de leurs buts politiques retournent la situation et transforment des bonnes volontés intéressées en instruments de leurs propres luttes. Parfois, au contraire et plus souvent, cette intervention ne réussit qu’à freiner le développement autonome de la lutte. Là aussi, les partis ou syndicats qu’ils prétendaient surpasser se servent de leur intervention pour canaliser et réprimer cette autonomie, à laquelle ils semblaient pouvoir contribuer au départ.

[19] Quelques soient les divergences entre tous ces groupes sur le plan de l’action ou de la théorie, même s’ils se déchirent à belles dents, ils ont tous en commun un trait essentiel : ils refusent de laisser à ceux qui luttent la possibilité de régler par eux-mêmes et pour eux-mêmes la totalité de la situation dans laquelle ils sont impliqués (action, organisation, but, tactique, réflexion, perspectives). A la rigueur, on reconnaît à ceux qui luttent la décision dans l’action et l’organisation, mais on leur refuse la « conscience de leur lutte » et, a fortiori, la théorie et les perspectives. Ce faisant, on accorde une priorité à certaines formes de pensée par rapport à l’acte lui-même. Le spécialiste de la pensée et de la réflexion politique redevient ainsi le supérieur hiérarchique de ceux dont acte et pensée sont indissociables, ce qui est précisément le propre de tout être dans le processus de lutte contre la domination sociale au sein même de la collectivité sociale dans laquelle il est impliqué. On peut voir de nombreux groupes qui acceptent l’autonomie des luttes seulement si cela va dans une « sens socialiste, révolutionnaire » jugé à l’avance par des experts.

[20] Le nouveau mouvement n’est pas ce que quelques-uns, fussent-ils nombreux, organisés, structurés, « cohérents », peuvent construire ou penser pour la « libération » des autres. C’est ce que chacun ou tous créent par eux-mêmes dans leur lutte, pour leur lutte, pour leur propre intérêt. Le dépassement des particularismes, l’unification des revendications, leur dépassement dans des problèmes plus généraux, plus fondamentaux, les perspectives de la lutte, tout cela ne peut être, à un moment donné, que le produit de la lutte elle-même. Les syndicats parlent toujours d’unité, les groupes de fronts, de comités, etc... ; dans toute grève où s’exprime l’autonomie de l’action, personne ne parle plus de cela, car la lutte est le fait de tous les travailleurs en marche.

[21] L’apparition du mouvement autonome a fait évoluer la notion de parti. Le parti « dirigeant » d’hier, se définissant lui-même comme « avant-garde révolutionnaire », s’identifiait au prolétariat ; cette « fraction consciente du prolétariat » devait jouer un rôle déterminant pour élever la « conscience de classe », marque essentielle des prolétaires constitués en classe. Les héritiers modernes du parti se rendent bien compte de la difficulté de maintenir une telle position ; aussi chargent-ils le parti ou le groupe d’une « mission » bien précise pour suppléer à ce qu’ils considèrent comme les carences des travailleurs ; d’où le développement de groupes spécialisés dans l’intervention, les liaisons, l’action exemplaire, l’explication théorique, etc... Mais même ces groupes ne peuvent plus exercer cette fonction hiérarchique de spécialistes dans le mouvement de lutte. Le nouveau mouvement, celui des travailleurs en lutte, considère tous ces éléments, les anciens groupes comme les nouveaux, en parfaite égalité avec ses propres actions. Il prend ce qu’il peut emprunter à ce qui se présente et rejette ce qui ne lui convient pas. Théorie et pratique n’apparaissent plus qu’un seul et même élément du processus révolutionnaire ; aucune ne précède ou ne domine l’autre. Aucun groupe politique n’a donc un rôle essentiel à jouer.

[22] La révolution est un processus. Ce que nous avons pu relever en sont les premières manifestations dans tous les domaines sociaux. Personne ne peut dire sa durée, son rythme et les formes qu’il prendra. Ses manifestations seront inévitablement violentes, car aucune classe ne se laissera déposséder sans résister avec la dernière énergie. Mais cette bataille ne sera les batailles rangées au terme desquelles on verrait l’effondrement des armées du capital, et l’installation de « structures révolutionnaires ». Toute une série d’événements dont on ne peut prévoir ni le lieu, ni le domaine, ni la forme, pourront toucher toutes les structures sociales sur tous les points du globe, aussi surprenants sans doute par leur soudaineté que par leur caractère. Aucun d’eux ne constituera la rupture brutale et générale attendue ; il ne sera qu’un élément qui pourra n’avoir aucun lien direct apparent avec les autres. Personne ne peut prétendre aujourd’hui que la révolution russe, la révolution espagnole, les insurrections des pays de l’Est (Hongrie, Pologne), Mai 68 en France, aient été la Révolution. Pourtant, chacun de ces évènements a profondément marqué l’évolution du capital et du processus révolutionnaire. Si l’on regarde le monde d’aujourd’hui, on peut dire que les révolutions au sens jacobin du terme passent de plus en plus à l’arrière-plan, mais que le processus révolutionnaire lui-même est de plus en plus puissant.

[23] Cette idée de la révolution dans un seul évènement continue à hanter non seulement les vieilles théories marxistes ou anarchistes de conquête ou de destruction de l’Etat par un affrontement direct, mais aussi tous les succédanés plus ou moins modernisés de ces théories. Le vieux mouvement déploie des trésors d’ingéniosité et des efforts démesurés pour essayer de construire l’organisation adéquate, soit à l’aide de vieilles formules (léninistes divers, néo-anarchistes), soit sur de nouvelles formules (marginaux, comités divers, communes), soit en se faisant les promoteurs d’un nouvel élitisme au nom d’une « exigence » théorique et pratique.

[24] Parallèlement, se développent au gré des luttes ou des circonstances, des organismes assumant une tâche déterminée, qui éclatent et se recomposent différemment ailleurs. Ils présentent souvent des caractères ambigus, étant souvent impulsés par des membres de groupes non dénués d’avant-gardisme, tendant à se substituer à ceux qui luttent. Mais, de plus en plus, leur existence est étroitement liée à une lutte, et ils doivent traduire les intérêts de ceux qui luttent, rester sous leur contrôle. Toutes les tentatives, ou pour les faire survivre après la lutte, ou pour leur donner une autre orientation ou les rattacher à une organisation politique, constituent autant d’échecs, souvent leur mort.

[25] De plus en plus, les individus en lutte pour leur propre intérêt tendent à assumer eux-mêmes toutes les tâches qui surgissent au cours des luttes (coordination, informations, liaisons, etc.). Dans la mesure où ils ne se sentent pas assez forts pour le faire par eux-mêmes, ils ont recours aux organisations qui s’offrent à eux : sections syndicales, « gauchistes », groupes divers... Ces interventions et liaisons à la fois développent et freinent l’autonomie. elles la développent dans la mesure où elles multiplient les ouvertures, les liaisons de toutes sortes et donnent confiance à ceux qui les utilisent dans leur lutte contre les structures légales établies. Elles freinent l’autonomie dans la mesure où elles tendent à ramener la lutte dans des structures (syndicats ou partis) ou des courants d’idées et bloquent sur une idéologie se referant au passé une action (et l’imagination qui l’accompagne) tournée vers le futur.

[26] Il apparaît ainsi qu’il existe un double affrontement de la base, d’une part avec le capital et ses structures, d’autre part avec ceux qui, luttant apparemment contre l’ordre établi, rêvent de constituer de nouvelles structures, imposant aux travailleurs les conceptions d’une « élite révolutionnaire ». Il se constitue ainsi un énorme réseau de liaisons horizontales empruntant des canaux divers, extrêmement mobile, multiforme, permanent autant qu’éphémère, puissant par l’accumulation des bonnes volontés, renouvelant les moyens matériels avec une force insoupçonnée. Il se produit un énorme brassage d’idées, de théories, mettant à nu sans concession les faiblesses et les forces des uns et des autres : tout un processus d’auto-éducation et d’auto-organisation par et dans la lutte semble commencé, dont ne peut prévoir forme et aboutissement.

[27] Certains croient découvrir dans ce bouillonnement nouveau de forces et d’idées la naissance d’un nouveau mouvement de révolutionnaires, d’un nouveau parti. Ils essaient de rajeunir, à la faveur de ces tendances, les vieilles théories de l’organisation et du parti, ou celles de l’action directe et des minorités.

[28] Le nouveau mouvement en est pourtant la négation même. Une des preuves est l’impossibilité concrète de toutes les tentatives de monopoliser dans une seule organisation les courants qui s’expriment, de couvrir d’une seule idéologie les voies innombrables de l’action et de la pensée de ceux qui luttent. La tentation de regrouper dans des manifestations cette « avant-garde » diffuse, non-récupérable, participe elle-même de l’idée de tous ceux qui se considèrent comme en faisant partie. Ces manifestations témoignent à la fois de la force et de la faiblesse de cette « élite révolutionnaire ». Force parce qu’en regard des partis traditionnels, elle paraît nombreuse et peut jouer un rôle non-négligeable dans certaines luttes. Faiblesse parce qu’elle permet, à cause de cet élitisme, et dans la croyance en sa force, toutes les manipulations des groupuscules et l’illusion qu’elle peut se substituer à l’action propre des exploités. Derrière tout cela, on retrouve l’idée qu’on peut faire la révolution pour les autres.

[29] Nous avons déjà souligné que les nouvelles formes de lutte témoignant de l’existence du nouveau mouvement sont des formes transitoires modelées par les circonstances mêmes de la lutte à un moment donné, et que, dans sa tentative de désarmer ceux qui luttent et de surmonter la crise qui a donné ouverture à ces luttes, le capital essaie d’aménager à son compte ce que la pratique a fait surgir. Ces tentatives viennent inévitablement des fractions les plus dynamiques des structures de domination, de celles qui encadrent les exploités : entreprises, syndicats, partis, etc... L’autogestion établie par décret du pouvoir d’Etat (quel qu’il soit) n’est qu’une tentative parmi d’autres d’adapter les structures de domination du capital. Comme toutes les adaptations, elles ne parviennent qu’à créer de nouvelles formes de lutte et à développer de nouvelles luttes émancipatrices. Tous ceux qui confondent la véritable autonomie des luttes avec sa récupération (jamais complète) veulent nier la dialectique de la lutte tout en imposant leur « science théorique » aux travailleurs sous prétexte de leur éviter de tomber dans le « piège de l’autogestion », etc.. En réalité, ceux qui luttent savent, mieux que la plupart des idéologues des nouveaux groupes, distinguer, dans leur pratique, entre l’autonomie commandée par leurs intérêts propres et les tentatives d’intégration commandées par l’intérêt du capital.

[30] Ce qui se passe dans les luttes fait vite justice de toutes ces prétentions : une des caractéristiques du nouveau mouvement, celui des exploités eux-mêmes, c’est de réduire les prétentions de ceux - minorité, élite révolutionnaire - qui prétendent être ce nouveau mouvement et de les ramener au rôle que ceux qui luttent leur assignent. L’existence et le rôle d’un « groupe révolutionnaire » se trouvent radicalement transformés. La prétention à l’universalité se trouve réduite à un élément d’une expérience parmi d’autres. Toute théorisation n’est qu’une partie d’un tout et prise comme telle. Au moins aussi importante que les luttes et liée étroitement à l’évolution de celles-ci est la transformation des attitudes, des mentalités face aux valeurs traditionnelles du capital et des organismes qui s’y rattachent. Cette transformation est une partie importante du processus révolutionnaire.

[31] La critique par les faits concerne tous les aspects de la théorie, y compris les conceptions de l’organisation. L’engagement que l’on se donne soi-même est d’abord motivé par l’expérience que l’on a soi-même des rapports sociaux dans un monde capitaliste. Cette expérience, la réflexion à ce sujet et les conclusions qu’on en tire, ne sont jamais qu’un aspect particulier, dans un monde si vaste, aux interrelations si profondes et si peu connues, et en perpétuelle transformation ; personne ne peut prétendre détenir une vérité autre que la sienne, qui le place sur le même plan que tous les autres.

[32] Même lorsqu’il rencontre avec d’autres en vue d’une réflexion ou d’une action commune, chacun n’agit d’abord que pour lui-même. Réflexion et action du groupe n’ont pas plus de valeur que celles de n’importe quel autre groupe semblable. Quelles que soient les « tâches » qu’il se donne, quel que soit le niveau de généralisation de son intervention ou de sa pensée, il ne saurait en tirer lui-même une position supérieure sur les autres groupes analogues ou sur l’organisation du mouvement de lutte tel qu’il apparaît dans le nouveau mouvement.

[33] De tels groupes ou organisations ont toujours existé sous des formes diverses, avec des prétentions diverses. Leur multiplication présente est un facteur positif et montre précisément que chacun des groupes se développe sur des circonstances particulières à ceux qui le forment. Tout ce qui précède vise à définir ce qui pourrait être pour un tel groupe une orientation générale de travail, à préciser relativement au nouveau mouvement tel qu’il a été esquissé. La conception même du nouveau mouvement, telle que nous l’avons abordée dans ce texte, peut se trouver elle-même transformée à mesure de l’évolution du processus révolutionnaire. Le nouveau mouvement n’est pas un absolu immuable, mais une pratique en constante mutation à laquelle nous ne pouvons prévoir un futur.

Henri Simon, 1974

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