Une tribune pour les luttes

50 chercheurs en sciences sociales, spécialistes du travail, de l’emploi, de la formation ou des jeunes, prennent position contre le CPE.

CNE, CPE , menaces sur le CDI
L’affaiblissement du droit du travail
n’améliore pas le droit au travail !

Article mis en ligne le mardi 14 mars 2006

Réduire le chômage et la précarité professionnelle des jeunes : telle est la justification officielle du CPE, destiné aux moins de 26 ans. Cette supercherie ne trompe guère les intéressés, ni la plupart des salariés. Mais elle mérite d’être mise en pièces à l’aide des connaissances accumulées par plus de 20 ans de travaux de recherches sur les transformations du marché du travail. Car c’est toujours au nom de la lutte contre le chômage en général, contre le chômage des jeunes en particulier - au nom du droit à l’emploi donc - que l’on a déréglementé le travail et multiplié les formes dégradées d’emploi. Le résultat est là : le droit du travail est déjà mis à mal, et le droit au travail reste plus que jamais bafoué. Il y a donc urgence à penser et à faire autrement.

La précarité n’est acceptable à aucun âge de la vie. Mais elle l’est peut-être moins encore quand c’est à l’âge des choix qu’elle vient jeter son ombre sur tout projet de vie, et oblitérer l’accès à de nombreux droits (logement, protection sociale...). Autant la variété choisie des expériences professionnelles et sociales peut aider à se construire, autant la multiplication subie des « petits boulots » entrecoupés de périodes de chômage est destructrice. Plus grave : depuis plus de 20 ans les nouvelles générations de travailleurs expérimentent ainsi en début de vie active des droits fragilisés et des formes d’emploi dégradées, qu’ils importent et diffusent malgré eux dans l’ensemble du monde du travail.

Car des « stages Barre » au CPE, des dizaines de formules dites d’ « emplois aidés » et/ou de contrats de travail dérogatoires à la norme du CDI à temps plein ont vu le jour. Les jeunes en ont été le public privilégié. Mais d’autres catégories de travailleurs n’ont pas tardé à les suivre. Sauf exception - dont les « emplois jeunes », récemment mis à mort - , elles ont donné lieu de la part des employeurs, privés ou publics, à des effets massifs dits « d’aubaine » - un usage instrumental et sans lendemain - ou de « substitution » - des salariés à statut d’emploi dégradé remplaçant sur les mêmes postes des salariés à statut normal. Et quand on visait des publics fragilisés, ces derniers se voyaient souvent préférer des demandeurs d’emploi mieux armés.

Quant aux CDD et à l’intérim, les restrictions dans leur utilisation et les quelques protections juridiques prévues par le législateur sont trop souvent vidées de leur contenu par la position de force des employeurs sur le marché du travail. Loin de n’être utilisés qu’en cas de surcroît exceptionnel d’activité ou de remplacement de salariés momentanément absents, ils fonctionnent massivement comme norme d’embauche - pour les ¾ des recrutements - , de mise à l’épreuve interminable , ou comme mode de gestion ordinaire des fluctuations d’activité.

Prise en tenaille entre détérioration des conditions d’indemnisation du chômage et fragilisation des statuts d’emploi, une fraction considérable des demandeurs d’emploi - à commencer par les jeunes de faible niveau de formation - navigue d’ores et déjà entre chômage et petits boulots. Qui croira que la possibilité donnée aux employeurs de licencier sans motif au cours d’une période de deux ans améliorera leur sort ? Les jeunes les mieux formés, qui échappent encore au chômage et à la précarité durables, ne sont-ils pas ici en ligne de mire ? Comment imaginer que ces jeunes, à la merci de l’arbitraire, pourraient mieux faire respecter que d’autres précaires ce qui resterait de leurs droits ? Qui ne voit qu’une fois de plus ils serviraient de cobayes à de nouvelles attaques contre les protections dont bénéficient encore les travailleurs plus anciens ? Après le CNE et le CPE la fin du CDI n’est-elle pas envisagée sous l’appellation du « contrat de travail unique » ?

La mobilité de l’emploi, tant vantée par les néo-libéraux, n’a jamais été aussi forte que lorsqu’elle était volontaire, parce que le chômage était très faible. Aujourd’hui encore la stabilité des travailleurs dans les entreprises reste forte en moyenne. Non seulement parce qu’elle est contrainte - quitter son emploi est devenu bien plus risqué -, mais parce que nombreux restent les employeurs qui savent que la stabilité des collectifs de travail conditionne l’implication professionnelle et les performances productives.

L’affaire du CPE incite à remettre en question bien de fausses évidences et de vraies impasses : à commencer par les dogmes néo-libéraux d’une réduction du « coût du travail » et d’une « fluidification » du marché du travail comme remèdes au chômage et aux difficultés d’insertion professionnelle. Avec cette idée que « n’importe quel emploi » vaut mieux que « pas d’emploi du tout » on a multiplié, souvent à coup de milliards, les emplois précaires et à bas salaires, sans réduire pour autant le chômage de masse, d’ailleurs constamment sous-estimé par les chiffres. Avec ce raisonnement, on peut aujourd’hui travailler...et vivre dans la rue : un tiers des sans logis ont un emploi. Et on ferme les yeux devant la dégradation du travail et de la santé au travail, provoquées par une mise sous pression et en concurrence généralisée des salariés.

Il est grand temps de renoncer au CPE comme au CNE, d’arrêter d’opposer les intérêts des chômeurs et des travailleurs en emploi, et d’imaginer à l’inverse pour les uns et les autres une nouvelle génération de droits sécurisant les parcours et favorisant les mobilités choisies. Alors seulement droit au travail et droit du travail pourraient reprendre leur progrès de concert.

Signataires de la région d’Aix-Marseille au 9.03.2006.

Anne-Marie Arborio (sociologue).Jean-Jacques Arrighi (statisticien). Gilles Ascaride (sociologue).Claire Bidart (sociologue). Thierry Blöss (sociologue). Paul Bouffartigue (sociologue). Jacques Bouteiller (socio-économiste). Mariana Busso (sociologue). Elizabeth Brun (sociologue). Salvatore Condro (sociologue). Yves Doazan (sociologue). Mario Correia (sociologue). Anne-Marie Daune-Richard (sociologue). Henri Eckert (sociologue). Corine Eyraud (sociologue). Renato Di Ruza (économiste). Pierre Fournier (sociologue). Bertrand Fribourg (sociologue). Jacques Garnier (économiste) Adeline Gilson (sociologue). Jean-François Giret (économiste). Saïd Hanchane (économiste). Monique Haicault (sociologue). Boubaker Hlaimi (économiste). Rémy Jean (sociologue). Francoise kogut-kubiak (chargée d’études). Cathel Kornig (sociologue). Annie Lamanthe (sociologue). Thomas Le Bianic (sociologue). Caroline Lanciano (sociologue). Emilie Lanciano (gestionnaire). Séverine Landrier (sociologue).Léa Lima (sociologue) Maria-Eugenia Longo (sociologue). Dominique Maillard (sociologue). Ariel Mendez (gestionnaire). Delphine Mercier (sociologue). Nathalie Moncel (économiste).Sophie Odena (sociologue). Sylvie Monchatre (sociologue).Philippe Mosse (économiste) Stephan Moulin (économiste). Claude Paraponaris (gestionnaire). Edouard Orban (philosophe). Jean-René Pendariès (sociologue). Francesca Petrella (économiste). Patrick Perez (sociologue). Pierre Roche (sociologue). Frédéric Séchaud (sociologue). Tanguy Samzun (sociologue). Jeanne-Marie Tregan (gestionnaire). Patrick Veneau (sociologue). Eric Verdier (sociologue et économiste).

Retour en haut de la page

Soutenir Mille Bâbords

Pour garder son indépendance, Mille Bâbords ne demande pas de subventions. Pour équilibrer le budget, la solution pérenne serait d’augmenter le nombre d’adhésions ou de dons réguliers.
Contactez-nous !

Thèmes liés à l'article

Analyse/réflexions c'est aussi ...

0 | 5 | 10 | 15 | 20 | 25 | 30 | 35 | 40 | ... | 2110