Une tribune pour les luttes

Une lecture de l’appel du père du Caporal Shalit : quand l’espoir est à l’épreuve de la réalité

Par Rana El-Khatib, in The Daily Star/Beyrouth du lundi 3 juillet 2006

Article mis en ligne le vendredi 7 juillet 2006

En lisant le Jerusalem Post en ligne, je suis tombée sur des propos tirés d’une lettre [1] que Noam Shalit a écrit à son fils, Gilad Shalit, le caporal de l’armée israélienne enlevé. Dans cette lettre il tente d’en appeler à l’humanité des ravisseurs palestiniens, leur disant qu’il espère qu’ils traitent son fils de la même manière qu’Israël traite les prisonniers palestiniens. Il poursuit en indiquant : “J’espère que ceux qui détiennent Gilad ont des femmes et des familles, ainsi ils peuvent savoir ce que nous éprouvons”.

Je ne peux m’empêcher, à la lecture de cet appel, de ressentir un sentiment mélangé de frustration et de peine - frustration découlant de l’insistance des Israéliens à pratiquer la politique de l’autruche alors qu’Israël bafoue les droits humains d’un peuple entier, son histoire et ses libertés fondamentales, et de la peine qu’un père puisse non seulement perdre son fils mais aussi son apparente inconscience.

Si les Palestiniens traitaient son fils comme les Palestiniens sont traités quotidiennement dans les prisons israéliennes et les centres de détention, il pourrait bien ne pas reconnaître son fils à sa sortie. Mais tout va bien tant que le monde ne sait pas vraiment ce qui se passe derrière les murs des prisons israéliennes. Elles semblent si bienveillantes. Israël a l’air super alors que “l’autre”, le Palestinien, incarne le mal.

Mais pour ceux d’entre nous qui connaissent “l’autre” version de l’histoire, on ne peut que se demander où était Shalit père ces dernières années. Des quantités de parents palestiniens ont imploré les soldats israéliens, tout comme il le fait pour son fils avec les ravisseurs, en essayant de les empêcher d’envoyer de force leurs enfants dans le trou, battus et pétrifiés - sans savoir ce qu’ils deviendront. Où est-il alors que des milliers de Palestiniens restent pourrir, sans procès ni mise en examen, dans les prisons israéliennes et sous un régime de détention militaire ? Où est-il lorsque les parents palestiniens enterrent leurs enfants, seuls avec leur souffrance, en sachant que personne ne sanctionnera ceux qui les ont tués ou ne racontera ce qui s’est passé ? Où est-il pendant que les soldats israéliens humilient et frappent un père devant ses enfants ou gardent les Palestiniens qui vont à leur travail ou rentrent chez eux, cinq heures durant ou plus en plein été dans leurs voitures ? Où était-il au moment où son fils a décidé de prendre les armes pour soutenir une occupation illégale ?

Depuis le début de la seconde intifada, en septembre 2000, 732 enfants palestiniens ont été tués, dans le silence presque total des médias, contrairement aux 121 enfants israéliens qui ont été tués par des Palestiniens. Il y a eu, depuis septembre 2000, 579 assassinats extrajudiciaires de Palestiniens. Parmi eux, 257 étaient d’innocents passants. Quelque 3471 écoliers ont été blessés et 699 détenus. Au moins 199 étudiants universitaires ont été tués, 1245 blessés et 720 incarcérés. Qui en tient compte ? Certainement pas Israël, et certainement pas les parents des soldats de l’Armée Israélienne.

Shalit sait-il qu’un Palestinien détenu peut-être interrogé durant une période totale de 180 jours - six mois ? Et qu’un Palestinien détenu peut aussi se voir refuser la visite d’un avocat pendant 90 jours ? Sait-il qu’au cours des périodes d’interrogatoire, les détenus sont le plus souvent soumis à diverses formes de torture - physique ou psychologique ? Sait-il que pour les règlements militaires israéliens un enfant de 16 ans est considéré comme adulte, en infraction à la Convention des Droits de l’Enfant dont Israël est signataire, qui fixe l’âge de la majorité à 18 ans ? En pratique, les enfants palestiniens peuvent être poursuivis et condamnés par les tribunaux militaires israéliens dès l’âge de 12 ans.

Si l’on en croit son appel, Shalit ne sait apparemment pas tout cela. Peut-être était-il occupé quand les Palestiniens tombaient comme des mouches, tués des mains des soldats. Et peut-être même qu’il ne soutient pas la brutale et illégale occupation de la Palestine. Mais il est possible aussi qu’il ne s’est jamais suffisamment donné la peine de réfléchir sur le sujet, car même lorsqu’il demande à ceux qui détiennent son fils de penser au père qu’il est, il ferme les yeux inconsidérément sur la conduite violente d’Israël à l’égard des Palestiniens.

Depuis l’enlèvement du Caporal Shalit, Israël a audacieusement fait vrombir ses avions de guerre sur un Etat souverain - la Syrie - et sur la résidence du Président Bashir El Assad ; il a enlevé 21 ministres et parlementaires du Hamas démocratiquement élu, ainsi que des membres d’autres groupes politiques palestiniens, les qualifiant de “membres d’une organisation terroriste” ; il a bombardé les bureaux du Premier Ministre palestinien Hannyeh ; et ils ont poursuivi leurs attaques aériennes et terrestres sur la population de Gaza.

Israël sait que ces actions ne vont pas adoucir l’attitude palestinienne à l’encontre du Caporal Shalit. Mais on sait aussi que quand les choses se seront tassées, que le Caporal Shalit revienne vivant ou non, cela fera une tache de plus ajoutée au dossier palestinien. Mais ce sera aux dépens du fils Shalit et des innombrables Palestiniens qui vont certainement mourir avant que ce chapitre s’achève.

Les Palestiniens ne se préoccupent plus des étiquettes qu’on leur colle. Ils pensent qu’ils ont perdu la guerre de communication. Ils l’ont perdue longtemps avant de réaliser ce qu’Israël leur réservait. Ils savaient aussi que les choses ne pouvaient être pires. Ils ont perdu leur terre, ils ont perdu leur droit à l’auto-détermination, leur droit au retour a été balayé. Ils sont occupés depuis 39 ans pendant que le monde, bien installé, soit vote des résolutions dénuées de sens qu’Israël n’applique jamais, soit reproche aux Palestiniens leur violence. Les Palestiniens sont en train de crever de faim et la Palestine est en train d’être ramenée à une petite aberration sur le cadran de l’histoire.

Pour un Caporal Shalit capturé ou tué, un nombre incalculable de Palestiniens payent le prix - le plus souvent de leur vie. Et si le Caporal Shalit s’en tire, il retrouvera probablement son uniforme, les M-16 et les chars Merkava, et refera ce pourquoi il a été entraîné - supporter une occupation illégale. Son père, comme beaucoup d’Israéliens, retournera lui-aussi à son monde d’inconscience où les suppliques des parents palestiniens sont commodément exfiltrées des consciences embarrassées.

Rana El-Khatib est une poétesse palestinienne vivant à Beyrouth. Elle a publié récemment une série poétique sous le titre “Branded - The Poetry of a So-Called Terrorist” (traduite partiellement en français sous le titre “Dix-huit poèmes”, Editions La Courte Echelle-Transit).

Traduit de l’anglais par Gérard Jugant avec l’amicale autorisation de l’auteure et son concours.

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Notes

[1L’article auquel se réfère Rana El-Khatib a été publié dans The Jerusalem Post du 25 juin 2006 sous le titre : “Shalit’s dad : Hope is all we have left” (Ndt).

[2L’article auquel se réfère Rana El-Khatib a été publié dans The Jerusalem Post du 25 juin 2006 sous le titre : “Shalit’s dad : Hope is all we have left” (Ndt).

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