Une tribune pour les luttes

L’Histoire en deuil

Disparition de André Mandouze, Mahfoud Kaddache, Pierre Vidal Naquet :

par Chems Eddine Chitour

Article mis en ligne le mercredi 16 août 2006

"Nul n’est prophete en son pqys"
Dicton populaire

A deux mois d’intervalle, la France et l’Algérie ont perdu trois grands historiens connus pour leur prise de position exemplaires au risque de se mettre à dos les biens pensants Mahfoud Kadache, André Mandouze, Pierre Vidal Naquet ont tous les trois fait l’objet d’ostracisme de la part des gouvernants des deux bords pour leurs idées qui se sont imposées avec le temps.

Mahfoud Kadache naquit a la Casbah en 1921. Nous distinguons deux grandes périodes dans sa vie. Avant l’indépendance, c’est l’itinéraire normal d’un Algérien qui malgré les interdits du pouvoir colonial et cependant avec l’aide de son instituteur à qui le professeur Kaddache rend lui-même hommage a pu tout de même s’instruire et pousser jusqu’à l’Ecole Normale, ce qui était un exploit. Devenu instituteur, il sillonna dans le cadre de son enseignement le pays (notamment à Blida, Médéa). Comme tous les militants nationalistes, il apporta sa contribution à l’émancipation du pays notamment dans le mouvement scout qu’il eut à diriger pendant les sombres heures de la guerre d’indépendance.

Après l’indépendance Mahfoud Kaddache n’hésita pas à reprendre le chemin des études en préparant une licence d’histoire puis une thèse de doctorat. Il enseigna alors pendant de longues années à des cohortes d’Algériennes et d’Algériens. Il eut aussi à encadrer des dizaines de thèses. Erudit sans pareil, il restera dans l’histoire comme l’un des bâtisseurs d’une histoire de l’Algérie, véritable fresque avec ses zones d’ombre et ses zones fastes. On lui doit notamment L’Algérie dans l’antiquité, l’Algérie médiévale et l’Algérie sous la période ottomane. Ainsi que l’histoire du mouvement national dont se sont inspirés tant d’historiens des deux rives, notamment le professeur Benjamin Stora qui a tenu à lui rendre hommage.

« Nul n’est prophète en son pays », dit-on. A sa façon, le professeur Mahfoud Kaddache a fait preuve d’abnégation dans son sacerdoce quant à l’écriture de l’histoire avec un grand H. Pour avoir été souvent à contre-courant du courant officiel qui voulait, -il faut dans une certaine mesure le comprendre sans l’approuver- écrire une histoire sous forme d’épopée pour le peuple algérien, en mettant seulement en exergue ce qui intéresse le pouvoir du moment pour asseoir sa légitimité. En fait les politiques, comme d’ailleurs actuellement la tentative de la loi du 23 février 2005 qui faisait injonction à l’éducation d’enseigner les aspects positifs de la colonisation, soulevent naturellement le tollé des historiens qui y voient une ingérence dans leur plate-bande. « L’histoire, pense le professeur Kaddache, s’écrit scientifiquement, s’élabore suivant des règles générales et des impératifs politiques, sociaux et culturels. Qu’un pays colonial ou un pays ayant dominé des colonies reconnaisse le rôle positif de la colonisation, n’est pas admis. La conquête coloniale, la domination coloniale, les tortures, l’absence des libertés, l’indigénat et ce qu’on a appelé le colonialisme ont été condamnés globalement par la majorité des Algériens. Que l’on rappelle les valeurs culturelles françaises, que des rapports culturels entre Algériens et Français s’établissent. Nous le souhaitons. Qu’une loi rappelle les liens culturels, économiques et politiques entre l’Algérie et la France. Nous les discuterons. Qu’une histoire française estime la colonisation positive et qu’une loi reconnaisse son rôle positif en Algérie, les Algériens ne peuvent l’admettre. » [1]

Lors d’un colloque international intitulé « La Guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises » qui a eu lieu à La Sorbonne, la question de la torture avant et durant la Révolution algérienne fait l’objet de débats soutenus dans les colonnes de la presse algérienne et française. L’historien algérien Mahfoud Kaddache intervint, écoutons le nous donner son avis : « Toutes les communications ont abordé dans leur grande majorité la Guerre d’Algérie sous tous ses aspects. Et il y a eu ainsi plusieurs versions. Celle des historiens algériens, celle de certains Français, qui était plus ou moins objective et enfin celle qui penchait du côté du gouvernement français, soutenue pour la plupart du temps par des généraux qui ont pris part à la Guerre d’Algérie et qui ont présenté au cours de ce colloque des exposés qui montraient évidemment des analyses militaires françaises. Il y avait même, pour l’anecdote, quelqu’un qui a parlé d’une "victoire militaire française en 1962". Mais, ce qu’il faut retenir, c’est que l’affrontement entre ces versions s’est déroulé dans un cadre académique et scientifique ». [2]

« Les tentatives de "rééducation des détenus algériens" qui a d’ailleurs suscité un vrai débat sur la torture pratiquée non seulement durant la Guerre d’Algérie, mais pendant tout le temps de la colonisation. Et là, il faut le souligner, personne des présents n’a nié cette vérité, certains généraux participants ont essayé de justifier mais sans jamais arriver à la limite de la (...) Je tiens à préciser une chose : quant on parle de torture pratiquée en Algérie, il ne faut pas sous entendre celle liée seulement à la Guerre de Libération, la torture a existé en Algérie depuis le début de la conquête française en 1830.... Tout le monde, les uns et les autres pensaient que le fait de ne pas aborder certains aspects douloureux de leur histoire commune , était la meilleure manière de tourner la page et d’entamer une nouvelle ère. Mais voilà, 40 ans après, la France rouvre ce dossier noir, est-ce par remord ou par souci de vérité, ou tout simplement un calcul électoral ? Pour nous Algériens, qu’importe ! Pourvu que le monde entier sache enfin ce qu’a enduré le peuple algérien par la faute des Massu, Bigeard, Le Pen, Challe... Aussaresses ».

A une question du journaliste N.H. de Liberté portant sur le fait que certains Algériens sont hostiles à l’idée d’avoir un droit de regard sur les archives françaises concernant la Guerre d’Algérie. Le professeur Mahfoud Kaddache répond : « Il ne faut pas oublier qu’il y a eu un nombre incroyable de traîtres, et certains sévissent encore chez nous. Et puis même la France ne veut pas dévoiler toutes ses cartes. Par exemple, elle n’ouvrira jamais les archives concernant les rapports que lui faisaient certaines grandes familles. Pour le simple fait que ce n’est pas dans son intérêt de dénoncer les familles dont certains membres ont pu accéder à des postes de décision dans l’Algérie indépendante. C’est tout simplement des calculs géo-politiques. Je crois qu’on ne peut qu’être satisfait par la tournure qu’ont pris les évènements actuels. Ce sont les années de l’oubli et du mépris qui prennent fin pour que la vérité s’impose enfin en plein jour. Et là, il faut rendre hommage à ces intellectuels qui, non seulement ont aidé l’Algérie révolutionnaire, mais également reviennent 40 ans après pour être à côté de l’Algérie indépendante en assumant leur devoir de mémoire et de vérité. Comme j’espère aussi que le pays des torturés ne soit pas lui-même un pays où se pratique la torture ».

Une autre référence pour laquelle, il nous parait comme un devoir de rendre hommage est le professeur André Mandouze qui nous a quitté début juin 2006. André Mandouze dont on connaît les positions sur le drame de la révolution algérienne n’a pas de mots assez durs pour les révisionnistes rédacteurs de la loi du 23 février 2005. Partisan du dialogue et adversaire résolu du système colonial. Profondément croyant, « homme lié à Dieu », [3] il jouera un rôle fondamental dans le dialogue islamo-chrétien, non pas tant dans la production théorique que par une pratique intense et réaliste du rapprochement entre les femmes et les hommes des deux religions. Jusqu’aux derniers jours de sa vie, André Mandouze, fidèle à ses engagements humanistes, dénoncera les survivances de l’idéologie coloniale et ses effets bien réels sur la société française actuelle.

Professeur à l’Université d’Alger, il fonde la revue « Consciences maghrébines » en 1954, participe au « Manifeste des 121 » (« Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie »), s’engage aux côtés du mouvement de Libération nationale et, comme son ami Henri Alleg (directeur du quotidien « Alger Républicain »), est l’une des rares personnalités à dénoncer la torture pratiquée avec l’assentiment des autorités françaises.

André Mandouze s’est opposé, avec virulence, à la loi révisionniste du 23 février 2005, tentant de réhabiliter la colonisation française en Afrique du Nord : « Cet article de loi, déclarait-il, est scandaleux. Il apporte la preuve que le colonialisme est encore bien vivant dans l’esprit d’un certain nombre de gens qui regrettent que ce soit fini. Cette façon de dire « ce n’était pas si mal, ce que nous avons fait » est inadmissible. Alors que nous sommes précisément à un moment où il faut, non pas faire oublier les horreurs de la colonisation, mais réparer, il est légitime que cette loi ait soulevé l’indignation de ceux qui furent les colonisés, et celle de ceux d’entre nous, qui ont lutté pour mettre fin à l’exploitation d’autrui. La France, avec la colonisation, a tourné le dos aux principes de liberté, d’égalité et de fraternité dont elle se réclame. Nous n’avons pas défendu et fait progresser ces principes du temps où l’on disait « l’Algérie c’est la France ». Aujourd’hui, je ne vois qu’une solution : l’abrogation totale et sans délai de cet article de loi sur le « rôle positif » de la présence française en Afrique du Nord. Il faut parvenir à un accord de fond pour soigner définitivement les blessures du colonialisme et que naisse entre la France et l’Algérie une véritable amitié. L’Europe, sans l’Afrique et l’Algérie, ce n’est pas l’Europe. Inversement, l’Algérie et le Maghreb, en rapport avec l’Europe, c’est la possibilité de contrer cette Amérique qui se conduit lamentablement en Irak et ailleurs. Voilà les vrais enjeux » [4].

L’humanisme sans complaisance d’André Mandouze restera, pour nous tous, une leçon de vie et ne disparaîtra jamais. Nous sommes d’autant plus peinés de sa disparition que pendant plusieurs années, au moment où les enseignants français désertaient en masse l’université d’Alger, André Mandouze, non seulement a gardé son enseignement, mais, de plus, a accompagné l’Enseignement supérieur algérien balbutiant en acceptant d’être directeur des enseignements du supérieur qui dépendait à l’époque de l’Education nationale et ceci, pendant plusieurs années. A tous ces titres, il mérite notre respect profond et notre recueillement à sa mémoire. [5]

Une autre personnalité et non des moindre dont l’Histoire devra prendre le deuil L’historien Pierre Vidal-Naquet est décédé dans la nuit de vendredi à samedi à l’âge de 76 ans, Cet intellectuel engagé se définissait lui-même comme un "historien militant". Il est intervenu dans la plupart des grands débats des dernières décennies. Dénonciateur de la torture durant la guerre d’Algérie, il a publié plusieurs ouvrages sur la guerre d’Algérie, notamment "La Raison d’Etat" et "La Torture dans la République". « Au plus fort de l’affaire Dreyfus écrit Jean Lacouture, Péguy écrivit de Bernard Lazare qu’il était un saint. Qui osera imiter l’auteur de notre jeunesse à propos de Pierre Vidal-Naquet face à la tragédie algérienne ? Le rôle qu’avait joué Bernard Lazare dans "l’Affaire", celui de l’éveilleur, du sonneur de tocsin, de celui par qui arrive le scandale de la vérité grâce auquel le consentement, le lâche consentement, est impossible, celui des "justes" comme celui des injustes, ce rôle-là, Pierre Vidal-Naquet l’a assumé au cours de la guerre d’Algérie ». [6]

Si on devait, objectivement trouver quelque attrait positif à l’invasion coloniale en l’occurrence, les Algériennes et les Algériens ne sont pas ingrats. Ils sont reconnaissants à la France de compter, en son sein, des hommes de la trempe et de la dimension du professeur Mandouze et Pierre Vidal Naquet . A titre individuel, ils ont transcendé les interdits pour venir prêcher inlassablement la paix, la tolérance, le respect de la dignité humaine.

A non point douter ces professeurs a coup sûr auraient pu contribuer avec un autre historien de l’autre bord en la personne du professeur Mahfoud Kaddache, à une écriture sereine de l’Histoire. C’est dire si nous devons nous sentir désemparés face à tous ceux qui à des degrés divers instrumentalisent l’histoire à des fins inavouables, reportant aux calendes grecques , une Histoire apaisée du tsunami culturel et cultuel provoqué par la colonisation française et dont les répliques sont toujours là pour nous rappeler que le mal est profond et que la convalescence sera longue.

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Notes

[1Mahfoud Kaddache http://arabesques-editions.com/algerie/node/10 El Watan Par Hamid Tahri, le 18 Mai 2006.

[2M. Kaddache "La France doit assumer son passé devant le tribunal de l’Histoire" N.H., Liberté, 12 décembre 2000.

[3Lettre du président A. Bouteflika à la veuve d’André Mandouze, cité par El Moujahid du 7 juin 2006.

[4André Mandouze, entretien avec Rosa Moussaoui, L’Humanité du 10 décembre 2005.

[5Chems Eddine Chitour : André Madouze : le sacerdoce d’un Juste. Le Quotidien d’Oran du 14 juin 2006.

[6Jean Lacouture : Pierre Vidal Naquet « L’intraitable » Nouvelobs.com 01.08.06.

[7Mahfoud Kaddache http://arabesques-editions.com/algerie/node/10 El Watan Par Hamid Tahri, le 18 Mai 2006.

[8M. Kaddache "La France doit assumer son passé devant le tribunal de l’Histoire" N.H., Liberté, 12 décembre 2000.

[9Lettre du président A. Bouteflika à la veuve d’André Mandouze, cité par El Moujahid du 7 juin 2006.

[10André Mandouze, entretien avec Rosa Moussaoui, L’Humanité du 10 décembre 2005.

[11Chems Eddine Chitour : André Madouze : le sacerdoce d’un Juste. Le Quotidien d’Oran du 14 juin 2006.

[12Jean Lacouture : Pierre Vidal Naquet « L’intraitable » Nouvelobs.com 01.08.06.

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