Une tribune pour les luttes

Enfin la vérité !

De l’a propos des médias et du comportement militant

Par Serge Halimi

Article mis en ligne le jeudi 4 décembre 2003

Intervention au séminaire « Observation et critique des médias : les médias et les luttes sociales », à Ivry, Forum Social Européen, le 14 novembre 2003.

Une transformation des rapports entre les médias et l’économie est intervenue au cours des vingt dernières années. Auparavant, la radio-télévision, souvent publique et les journaux commentaient l’économie
de marché, en général avec complaisance, mais comme un sujet qui leur
était extérieur. Désormais, les médias dominants ne sont plus
seulement des relais idéologiques de la mondialisation capitaliste :
ils en sont eux-mêmes des acteurs de premier plan. Autrefois
associés, le parti de la presse et celui de l’argent ont dorénavant
opéré leur fusion. Qu’elles soient cotées en Bourse ou qu’elles
s’apprêtent à l’être, qu’elles soient tenues ou détenues par des
groupes industriels, qu’elles bénéficient de la manne publicitaire ou
qu’elles aient profité de la bulle Internet, les sociétés de presse
ont un intérêt direct à la perpétuation et même à l’épanouissement du
capitalisme de marché.

Se pose dès lors, la question du rapport que les mouvements qui
s’opposent au capitalisme entretiennent avec les médias qui incarnent
et promeuvent le capitalisme. Et le paradoxe surgit aussitôt : jamais
les liens entre la presse et l’argent n’ont été aussi prononcés ;
jamais cependant la critique des médias par ceux qui revendiquent « 
un autre monde » n’a paru aussi apeurée, honteuse, inexistante. Le
paradoxe est terrible : la critique des médias est un élément
fondateur de la critique du capitalisme et de la société de
consommation. Or cette critique est ignorée ou torpillée depuis des
années par les chefs médiatisés de cette contestation, dont certains
ont accepté de se prêter à toutes les mises en scène médiatiques.

Certains groupes contestataires pensent se servir des grands moyens
de communication sans s’y asservir. Pour ne pas avoir à aborder cette
question de la récupération par les médias, ils déclarent qu’elle est
secondaire, voire dépassée. Ils expliquent que la médiatisation va
leur permettre, sinon de briser le consensus libéral, du moins de
faire entendre leur petite musique alternative, que leur
médiatisation va compenser leur absence de relais institutionnels, en
particulier dans les partis politiques. Accepter sans les discuter le
postulat qu’on va compenser par la médiatisation l’absence de relais
politiques et le postulat que, grâce à la télévision, on va s’adresser
aux groupes sociaux qu’on ne peut plus mobiliser autrement,
constituerait une désertion intellectuelle. Elle est d’autant plus
inexcusable que la situation actuelle n’est pas inédite. En 1981,
l’historien américain Christopher Lasch expliquait déjà : « Une
observation superficielle pourrait faire croire que de nouveaux
moyens de communication donnent aux artistes et aux intellectuels la
possibilité de toucher un public plus large que celui dont ils ont
jamais pu rêver. Or, au contraire, les nouveaux médias se bornent à
universaliser les effets du marché, en réduisant les idées au statut
de marchandises. » [1]

Désormais, cette question de la médiatisation se pose aussi aux
militants anticapitalistes. L’ogre médiatique, très friand de
nouveaux produits, ne peut en effet se satisfaire d’un nombre trop
limité de clients.

Un Guerilla kit, Nouveau guide militant qui vient
d’être publié par La Découverte fait l’inventaire de ce qu’il appelle
les techniques des nouvelles luttes anticapitalistes. Mais, dans son
chapitre « Face aux médias », il n’est plus du tout question de
guérilla. Le lecteur apprend au contraire, je cite, « comment faire
un communiqué de presse » avec « un titre accrocheur, un texte concis
 ». Ce souci est justifié comme suit : « Les journalistes qui font de
l’info en temps réel sont des gens pressés. Il faut leur mâcher le
travail. Le communiqué, structuré comme une dépêche d’agence, doit
comporter des formules directement réutilisables par les journalistes
 » Plus loin, le guide explique « comment faire passer sa parole à la
télé », puis « comment savoir si votre action sera médiatique » : « 
plus vous pouvez cocher de cases dans la liste suivante, plus votre
action aura de chances de passer dans les médias ». Les cases
choisies sont : actualité, nouveauté, dramatisation, conflictualité,
perturbation, VIP, symbolique, insolite, scandale et polémique, etc.
(pp. 190-192.)

Ainsi, au lieu de combattre les ressorts d’une information pervertie
par les techniques du marketing, certains contestataires ont décidé
d’y collaborer activement. Ils pensent sans doute, sincèrement, que
la critique du capitalisme a tout à gagner d’une médiatisation
accrue. Mais qu’a-t-elle à perdre ? Quels sont les revers de ces
médailles médiatiques ? A quels compromis doit-on se résigner
lorsqu’on choisit de parler pour les médias ?

Parler pour les médias, c’est entériner l’idée que les médias ont le
droit de distribuer la parole dans la société. C’est accepter que les
journalistes sélectionnent les mouvements et leurs porte-parole.

Or
la presse accorde prioritairement son attention à ceux qui se plient
aux attentes et aux clichés de la profession.

La contestation risque
alors de se porter sur le terrain des journalistes et s’exprimer à
leurs conditions. Elle va devenir spectacle. Sa mise en scène
mobilisera des slogans qui sonnent comme de la publicité ou des
titres de presse, plutôt que des mots d’ordre « revendicatifs »,
jugés ennuyeux, « corporatistes », sans humour. Passer du « nouveau »
à l’« archaïque », c’est risquer le trou noir médiatique et l’oubli.
« Nouvelles » en 1998, les luttes des chômeurs n’inspirent plus aux
médias que la commisération réservée aux combats « traditionnels », « 
corporatistes » - et donc exécutés dans les journaux télévisés en
deux mots dédaigneux.

Cette attention sélective des médias agit sur la conduite des
mouvements contestataires : on va choisir une forme d’action non pas
en fonction de ses effets attendus sur l’issue du conflit mais en
imaginant qu’elle intéressera davantage les journalistes. Les actions
médiatiques deviennent ainsi des actions pour les médias.

Sans que
leurs initiateurs se demandent toujours si la présence de caméras
permet de remporter la victoire dans les faits, pas seulement dans
les sommaires des journaux télévisés. C’est aussi la question qu’il
conviendra de se poser à propos de ce forum.

La bienveillance de la presse dominante ne se conserve qu’au prix de
concessions permanentes. Il faut ne pas franchir les « lignes jaunes
 » préalablement tracées par les journalistes, au-delà desquelles,
affirment-ils, l’ « opinion » va lâcher le mouvement : le piquet de
grève, parce que la grève entrave le droit au travail ;
l’interruption des examens, parce qu’elle contredit le droit aux
études ; l’annulation des festivals, parce qu’elle met en cause le
droit au loisir, etc.

Chacun sait pourtant qu’aucun mouvement social ou presque n’aurait
abouti, y compris dans un cadre démocratique, s’il n’avait pas, à un
moment donné, contesté la légitimité de la légalité.

Ni le combat
syndical, ni le mouvement des Noirs américains, ni la lutte des
femmes pour la légalisation de l’avortement. Mais, cela, les médias
dominants n’en ont cure. L’ordre social leur paraît naturel. Ils « 
élisent » donc plus naturellement les mouvements qui se montrent
disposés à accepter des « réformes », surtout si leurs représentants
sont prêts à en « débattre » dans une émission. Ceux qui dépassent
les bornes sont en revanche qualifiés d’extrémistes,
d’irresponsables, de preneurs d’otages, d’anarchistes, de populistes
ou de fossoyeur de l’économie.

De même qu’ils sélectionnent les mouvements contestataires, les
médias choisissent les porte-parole les plus conformes aux exigences
professionnelles des journalistes et les plus prompts à s’y
soumettre. Ces intervenants ont appris qu’il fallait :

- se montrer disponible : aller dans les médias avant de s’interroger
sur la nécessité d’y aller, être toujours joignable, y compris
pendant une réunion, pour pouvoir répondre à l’urgence médiatique et,
le cas échéant, ne pas rater une éventuelle proposition d’émission ;

- accepter de se plier aux délais de bouclage et aux durées
d’entretien imposés par les journalistes : rendre son article à
l’heure convenue, marchander son temps d’antenne (aussi long que
possible) et, pour les plus aguerris, son heure de passage (prime
time) ;

- se résigner au choix par le journaliste de l’extrait, en général
microscopique, jugé « significatif » ; retenir cet extrait
sélectionné par les médias pour le marteler lors des prochains
entretiens (ce qui facilitera le travail des autres journalistes) ;

- enfin, accepter la personnalisation des luttes collectives.

Les
représentants de la contestation sont sommés de dévoiler une partie
de leur vie de famille, de leurs goûts, de leurs aventures
personnelles, plus souvent qu’on ne leur propose de détailler les
objectifs, les combats et la pensée des mouvements collectifs qu’ils
sont censés représenter. Or ce principe de personnification, qui est
aussi un principe de dépolitisation, constitue un des rouages du jeu
politicien. Comment contester cette dérive à l’américaine quand on en
a soi-même été l’acteur consentant ?

Certains contestataires cèdent à toutes ces exigences d’autant plus
facilement qu’ils ont noué des relations de confiance, de complicité,
voire d’amitié avec les journalistes chargés de couvrir leur action.
Pourtant, même sympathique, un « rubricard » politique privilégiera
toujours l’exposé des divergences internes de l’organisation qu’il « 
couvre ». Symétriquement il va minorer les travaux et les réflexions
de l’organisation.

À ces contraintes professionnelles s’ajoutent des pesanteurs d’ordre
social. Les journalistes dominants recherchent des interlocuteurs qui
leur ressemblent. Spontanément, ils jugeront « meilleur », plus
intéressant, plus percutant, celui ou celle qui s’exprimera avec
leurs mots et leur système de référence.

Ainsi, peu à peu, les
médias, plus que les militants, vont « élire » et rendre célèbres les
représentants du mouvement, eux-mêmes pré-sélectionnés dans le pool
de ceux qui consentent à la médiatisation et à ses figures imposées.

Or, les critères d’excellence médiatique sont très différents des
critères d’engagement militant. L’autorité militante s’appuie sur
l’expérience, le savoir-faire, la camaraderie, l’aptitude à payer de
sa personne, etc. En revanche, l’autorité médiatique se jauge à la
fréquence des passages à l’antenne, à l’aisance dans les « débats »,
à l’épaisseur du carnet d’adresses, au nombre de langues que l’on
parle, au nombre de petites phrases reprises par un quotidien de
référence.

Le choix d’une forme d’autorité plutôt que de l’autre ne
peut rester sans conséquences : pendant que les médias offrent à
certains d’être vus, de discourir, de voyager, de participer à des
colloques, d’ « avoir son visage sur la photo », ils taisent
l’existence d’autres qui, dans l’anonymat des luttes « ordinaires »,
des enveloppes qu’on affranchit, des réunions locales qu’on organise,
constituent le mouvement.

Analysant la dérive narcissique de l’organisation étudiante radicale
américaine des années 60, le SDS, Christopher Lasch a souligné en
1981 : « L’attention que leur portaient les médias transformait la
nature même de leur mouvement. En espérant manipuler les médias à ses
propres fins, le SDS finit par se retrouver dans l’obligation de
servir les intérêts de ces médias. Et les médias choisissaient, en
vue de les rendre célèbres, les responsables du mouvement qui
correspondaient le plus fidèlement à ce que doit être un dirigeant
d’opposition pour se conformer à ce que les clichés préfabriqués
attendent de lui. »

Parler pour les médias pose deux problèmes principaux :

Parler pour les médias, c’est parfois devancer leurs exigences.

Répondre séance tenante aux injonctions des journalistes interdit
toute consultation préalable de la base. Ces réactions à chaud posent
le problème de leur légitimité. Le rythme trépidant des médias
diffère de celui, plus lent, de la délibération collective et de
l’organisation démocratique.

Parler pour les médias, c’est se taire sur les médias. Se croyant
tributaires des médias pour exister, les mouvements qui prétendent
vouloir changer le monde ont renoncé à faire leur travail d’ « 
éducation populaire » sur la question du régime de propriété des
médias, du statut social des journalistes et des animateurs qui les
invitent, du rôle joué par les moyens d’information et de
communication dans la mise en place et dans l’imposition de la pensée
de marché.

L’anticapitaliste perd souvent sa voix et ses moyens au moment de
pénétrer dans les studios détenus par le capitalisme médiatique. Ceux
qui contestent le pouvoir des multinationales se trouvent comme
frappés d’amnésie lorsqu’une filiale de ces entreprises les convie à
palabrer dans un studio. Le 22 octobre 2001, Le Monde a officialisé
le principe de son introduction en Bourse. Ceux qui combattent la
dictature des marchés financiers n’ont pas critiqué cette décision.
Peut-être préfèrent-ils conserver le droit de publier, de temps à
autre, une tribune dans les pages « débats » de ce quotidien.

Le mois
dernier, l’imposition, d’un responsable du Monde à la présidence du
directoire de Télérama a été décidée contre l’avis de 73% des
salariés de Télérama.

Cette nouvelle manifestation de la dictature du
capital dans une entreprise de presse n’a pas suscité la moindre
réaction officielle du Parti communiste, des Verts, d’Attac, de la
CGT, de Sud, de la LCR, etc.

Les contestataires ont peur des médias
et de leur pouvoir. Ils ont peur du pouvoir qu’ils ont concédé aux
médias.

Et ils ne font rien pour engager la bataille politique qui
remettrait en cause le mode d’appropriation des grands moyens
d’information. Si Le Monde diplomatique, Acrimed, PLPL, demain
l’Observatoire français des médias n’avaient pas évoqué ces batailles-
là, nul n’en parlerait aujourd’hui. Et surtout pas les grands
médias. En 1972, pourtant, le programme commun de gouvernement signé
par le Parti socialiste et par le Parti communiste français
soulignait : « Il existe une contradiction entre le caractère public
de l’information et le caractère de plus en plus privé des moyens
d’information [...] Tant qu’un petit nombre de groupes financiers
pourra contrôler les moyens d’expression comme les moyens de
production, on ne saurait parler valablement de la liberté de la
presse. » [2] Aujourd’hui, la contradiction est plus forte encore
qu’en 1972, le caractère de l’information plus privé qu’avant, le
nombre des groupes financiers qui contrôlent les moyens d’expression
plus réduit que jamais. Pourtant, les contestataires se taisent avec
application. Les propositions gouvernementales avancées par le Parti
socialiste il y a trente ans nous paraîtraient-elles aujourd’hui trop
gauchistes ?

Appropriation des moyens de communication par des multinationales,
statut social des journalistes dominants, rôle des médias dans
l’imposition de la pensée de marché : dans tous ces domaines, ne pas
avancer de critique, et ne pas avancer dans la critique, c’est
reculer. L’exemple britannique le montre assez.

En 1992, les
conservateurs déjouent les pronostics en remportant les élections
générales. Imputant leur défaite au militantisme droitier des médias
détenus par le groupe Murdoch, les travaillistes décident de pactiser
avec Murdoch.

Et pour y parvenir, Blair n’hésite pas à ajuster ses
propositions politiques aux préférences du milliardaire australo-
américain.

Il va le voir en Australie (22 heures de vol dans chaque
sens) et déclare devant ses cadres supérieurs réunis dans une île
privée : « Sur certains points, Thatcher et Reagan ont eu raison.
Mettre davantage l’accent sur l’entreprise. Récompenser le succès au
lieu de le pénaliser. Casser les corporations associées à la
bureaucratie d’Etat. » C’est aussi pour ne pas contredire Murdoch qui
exècre les syndicats que Blair promet, avant même d’arriver au
pouvoir, qu’il , je cite, « laissera la loi britannique demeurer la
plus restrictive du monde occidental en matière de droit syndical. » [3] Tant d’égards méritaient récompense : en 1997 et en 2002, la
presse Murdoch décida d’appuyer une gauche aussi intelligente…
Aspirons-nous à finir comme Tony Blair ?

La stratégie de médiatisation conduit à sacrifier un travail de fond,
de critique et d’éducation populaire. Elle risque de dénaturer le
mouvement anticapitaliste, de détourner les militants de l’action
collective.

« L’expérience historique concrète de tous ceux qui ont essayé
d’instrumentaliser les médias de masse à des fins critiques,
subversives et révolutionnaires, rappelait Christopher Lasch, est que
de telles tentatives sont vouées à l’échec.

Les militants politiques
qui cherchent à changer la société feraient mieux de se consacrer au
travail de longue haleine que suppose l’organisation politique plutôt
que d’organiser un mouvement en se fiant à des miroirs. » [4]

Serge Halimi

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Notes

[1Christopher Lasch, Culture de masse ou culture populaire ?, Climats, Castelnau-le-Lez, 2001, p. 59.

[2Programme commun de gouvernement du parti communiste et du parti socialiste, Editions sociales, 1972, p. 163.

[3The Times, 31 mars 1997. Cité par John Rentoul, Tony Blair, Prime Minister, Warner Books, Londres, 2001, p. 311.

[4Christopher Lasch, op. cit ., pp. 59-60

[5Christopher Lasch, Culture de masse ou culture populaire ?, Climats, Castelnau-le-Lez, 2001, p. 59.

[6Programme commun de gouvernement du parti communiste et du parti socialiste, Editions sociales, 1972, p. 163.

[7The Times, 31 mars 1997. Cité par John Rentoul, Tony Blair, Prime Minister, Warner Books, Londres, 2001, p. 311.

[8Christopher Lasch, op. cit ., pp. 59-60

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