Une tribune pour les luttes

La certitude de détenir la vérité

L’Occident et la désymbolisation du monde

par Chems Eddine Chitour

Article mis en ligne le samedi 23 décembre 2006

Depuis cinq siècles environ, la suprématie occidentale s’est établie sur le malheur des peuples réduits en esclavage et pour d’autres colonisés interdisant de ce fait, toute évolution naturelle de ces peuples vers un mieux-être. Cette certitude de l’Occident quand à sa supériorité a trois fondements que l’on résume par ce que l’on pourrait appeler la Règle des trois C. D’abord le côté religieux c’est à dire une Christianisation forcée, puis un Commerce sans état d’âme et enfin, naturellement une obsession de Civiliser les « barbares » au nom du devoir des « races supérieures » pour reprendre l’expression de Jules Ferry.

L’Occident et la désymbolisation du monde

« Mon cœur est capable de toutes les formes. C’est une pâture pour les gazelles, un couvent pour les moines chrétiens, un temple pour les idoles, la Ka’ba du pèlerin, les Tables de la Loi mosaïque et le livre du Coran. Je suis pour moi, la religion de I’amour. Quelque voie que prenne le chemin de I’amour, c’est là ma religion et ma foi. »

Ibn-Arabi (1165-1240), (Turjman Al Ashwaq), (L’interprète des désirs).

Introduction

En ces temps de « délitement des valeurs » que l’on pensait immuables, beaucoup de certitudes ont été ébranlées. Le capital symbolique qui a été sédimenté et qui part par pans entiers sous les coups de boutoir du marché du libéralisme fruit d’une mondialisation sans éthique. Les sociétés qualifiées il y a si longtemps de « primitives » sont en train de perdre leur identité sous la pression d’un Occident qui série, catalogue et dicte la norme. Elles sont en danger du fait d’une disparition rapide d’un capital symbolique au profit d’une macdonalisation de la culture. Nous allons examiner comment l’Occident après avoir renié l’apport des autres civilisations après avoir plagié sans vergogne veut à travers le libéralisme sauvage imposer une vision du monde qui fragilise les sociétés et les laisse en proie à l’errance.

Les certitudes de l’Occident imposées aux Autres.

Le 29 juillet 1885, il prononce ces mots : " Il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. "
S’il y a, chez Ferry, un espoir d’assimilation de races prétendues inférieures, pour Georges Clemenceau célèbre général ce n’est pas vrai : " Races supérieures ! Races inférieures ! C’est bientôt dit ! Pour ma part, j’en rabats régulièrement, depuis que j’ai vu, des savants allemands démontrer scientifiquement, que la France devrait être vaincue, dans la guerre franco-allemande, parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand" [1].

Et pourtant les Renan, Gobineau, Brocat, Richet ont fait le lit du nazisme en démontrant « scientifiquemen » la supériorité de la race blanche européenne comme destinée manifeste octroyée par le Créateur. Du nazisme qui est à bien des égards un héritier spirituel de l’atmosphère qui imprégnait l’Europe depuis la « Renaissance » et le siècle dit des Lumières et qui est à bien des égards un siècle des ténèbres tant il est vrai que les philosophes que nous avons appris à connaître avaient des « faces sombres » qui les font tomber de leur piédestal et nous ont amené au doute au point de tenter de « contrôler » toutes les certitudes que nous avions apprises comme étant « paroles d’évangiles »

Beaucoup de scientifiques en Europe ont « démontré » scientifiquement que les races étaient inégales.
"La race nègre est une espèce d’hommes différente de la nôtre [...] on peut dire que si leur intelligence n’est pas d’une autre espèce que notre entendement, elle est très inférieure. Ils ne sont pas capables d’une grande attention, ils sont originaires de cette partie de l’Afrique comme les éléphants et les singes ; ils se croient nés en Guinée pour être vendus aux Blancs et pour les servir » [2].

Deux exemples parmi cent nous permettent de comprendre comment l’Occident bardé de certitudes impose la norme en matière de prêt à penser. On apprend par exemple, que la découverte de l’Amérique n’est pas le fait de Christophe Colomb mais d’un navigateur chinois, d’ailleurs, le 600e anniversaire a été fêté avec faste en 2005 par la Chine. De même nous tombons de haut, quand nous apprenons que l’invention de l’imprimerie n’est pas l’apanage de Gutenberg mais ce seraient les Coréens qui auraient les premiers utilisé les caractères d’imprimerie à la fin du XIVe siècle ! En règle générale toutes les découvertes faites en dehors de l’Occident sont ignorées et minorées.

Nous avons tous étudié ces philosophes aux belles pensées percutantes. Nous avons tous appris les textes de Montesquieu. Pour lui, le climat façonne les hommes. Sans complexe, il met en avant le lien entre la fatalité de l’asservissement de la population se situant dans des climats secs, a contrario de la population des climats tempérés qui sont bien plus développé intellectuellement. Il avance que les hommes créent des lois et les adaptent en fonction des exigences climatiques. De plus, le climat des noirs est signe de soumission. L’humanisme occidental s’appuie sur des passages de la Bible (Levitique XXV 44 - 66) justifiant la domination de l’homme chrétien sur des populations. Ce passage était constamment évoqué pour humaniser l’esclavagisme (asservissement et domination) au sens le plus exécrable.

Ce schéma radical du Christianisme a été l’inspiration de beaucoup d’écrivains. L’exemple le plus typique des « savants » est Buffon. Grâce à ce « scientifique » de l’académie française, une hiérarchisation des races s’installa grâce à ses nombreuses « études » sur l’anthropologie. Pour ce philosophe, les noirs sont au bas de l’échelle des hommes. Diderot n’est pas en reste, il n’avait aucun scrupule à engager des investissements dans les campagnes négrières tout en pleurant leur triste sort. Dans Le livre noir du colonialisme, Catherine Coquery-Vidrovitch met en évidence l’exacerbation du sentiment de supériorité des Européens sur les Noirs à partir de cette époque. « Paradoxalement, le siècle des Lumières fut aussi celui où l’infériorité du Noir fut poussée à son paroxysme » écrit-elle. Voltaire, par exemple, n’échappe pas aux préjugés racistes [3].

Contrairement à ce que l’on pourrait croire Les Lumières n’ont pas combattu le pouvoir esclavagiste, ils ont simplement oeuvré pour qu’il soit plus insidieux - et surtout pour en être la tête. Voltaire qui écrivait « se servir de la religion pour tenir le peuple en laisse, cette populace incapable de se gouverner elle-même ! ». « Il est à propos que le peuple soit guidé, et non pas qu’il soit instruit, il n’est pas digne de l’être », écrit Voltaire.

Plusieurs raisons ont été avancées pour permettre de « légitimer » cette supériorité divine de la race blanche.

Il y a d’abord l’alibi théologique. En 1550-1551, la controverse de Valladolid fait rage. Le moine dominicain Bartholomé de Las Casas plaide devant les représentants du Saint-Siège la cause des Indiens, et dénonce les atrocités que leur infligent conquistadors et colons espagnols. Le moine dominicain propose alors de substituer l’asservissement des Indiens par l’esclavage des Nègres, qu’il juge inférieurs aux autochtones des Amériques. C’est seulement par la suite que le discours théologique va prendre forme, pour "bénir" et légitimer le commerce et la servitude des Nègres. Il va essentiellement s’appuyer sur le récit biblique de la malédiction de la descendance de Cham, père de Canaan, fils de Noé. La malédiction de Cham devint donc l’argument fondamental de tous les esclavagistes.

Il y eut ensuite la désinvolture philosophique. Que penser du silence et de l’insouciance quasi-générale des grands penseurs du "Siècle des Lumière ", face à la question et à la pratique de l’esclavage ? Que pour eux aussi, la raison économique primait sur le principe d’humanité, et que surtout, ce principe ne s’appliquait pas aux Nègres. L’ambiguïté du discours des philosophes français pourrait se résumer ainsi : L’esclavage est un mal nécessaire. Montesquieu, dans L’esprit des lois, est certainement celui qui illustre le mieux ce double langage. « Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête, et ils ont le nez si écrasé, qu’il est presque impossible de les plaindre... Des petits esprits exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Africains ». Bref, pour Montesquieu, la souffrance des esclaves est peu de chose [4]

Il y a, enfin, la raison politique. La traite et l’esclavage se sont imposés et ont perduré pour des raisons économiques. Rappelons-nous les ravages du « Code Noir » mis en place par Colbert sous Louis XIV. Pas une syllabe sur l’esclavage euro-antillais chez Rousseau dans le « Discours sur l’origine de l’inégalité ». Il faut dire que ce « siècle des Lumières » était un véritable « siècle des ténèbres » pour la dignité humaine. Lisons ce que disent d’autres écrivains. Le « grand Hegel » écrit dans « La raison dans l’histoire » : « L’homme en Afrique noire, vit dans un état de barbarie et de sauvagerie qui l’empêche encore de faire partie intégrante de la civilisation... Ce qui caractérise les nègres, c’est précisément que leur conscience n’est pas parvenue à la contemplation d’une quelconque objectivité solide, comme par exemple Dieu, la loi... ». Bossuet, par une rhétorique alambiquée se fait le confident de Dieu dans « Avertissement aux protestants », il écrit : « Condamner un état qui pratique l’esclavage, ce serait condamner le Saint Esprit qui ordonne aux esclaves par la bouche de Saint Paul de demeurer dans leur état, et n’oblige point les maîtres à les affranchir » ! Alphonse de Lamartine, Victor Hugo, Jules Ferry, Rudyard Kipling et même Léon Blum dissertent sur les conquêtes coloniales, la mission civilisatrice de leur pays et d’une manière générale la vocation des Européens à régenter l’humanité. En 1885, les puissances européennes se partagent l’Afrique. Le pape Léon XIII sanctifie la rencontre de ces nations : « Dieu a crée cette terre pour nous, Amen ».

Barbarie, Fatalisme, Archaïsme, terrorisme. Autour de quelques idées fortes en -isme-, la représentation occidentale des musulmans semble figée à travers les temps. La responsabilité sarrasine est évoquée par la chanson de Roland,- On sait que Roland a été tué par des Basques- Ce texte fondateur de la littérature française, a figé dans le marbre le regard porté sur l’Islam. Il en résulte un discours empreint de préjugés millénaires. De l’expression « gentem perfidam sarracenorum » (la nation perfide des sarrasins), utilisée dans la première moitié du VIIIe siècle en Occident à l’étiquette « les arabes, peuple brigand » écrit par Montesquieu dans « De l’esprit des lois », les Arabes synonymes de musulmans chez les occidentaux sont perçus comme étant un danger pour le monde chrétien. Plusieurs siècles après ce discours n’a pas pris un pli. Le sarrasin, est remplacé par le terroriste.

A force de diaboliser l’Islam, on a fini par faire croire en Occident à travers des médias d’une rare partialité, que les Arabes et les Musulmans sont des barbares incultes et que l’héritage européen est grec. Sans verser dans une nostalgie déplacée, il est utile de replacer dans le cadre de cette contribution, le contexte des sources littéraires des hommes de lettres européens considérés comme des génies dans leur discipline par un Occident qui dicte la norme sur ce que nous devons apprécier et ce que nous devons rejeter. Cet état de fait peut être résumé dans l’anecdote romanesque du célèbre écrivain Anatole France, quand un de ses personnages demandait à Mme Nozière, « - Quel était le jour le plus funeste de l’histoire ? Mme Nozière ne le savait pas. - C’est, lui dit-il, le jour de la bataille de Poitiers, quand, en 732, la science, l’art et la civilisation arabes reculèrent devant la barbarie franque. » [5]. L’aristotélisme d’Avicenne et d’Averroès fut, par exemple, exposé dans un traité appelé "Lettres Siciliennes" et adressé par le philosophe Ibn Sabin à Frédéric II de Hohenstaufen ; Al-Idrisi nous a légué son « Kitab Rodjer » ; « le livre de Roger », ouvrage de géographie écrit pour Roger roi normand de Sicile (1105-1154)

Jusqu’aux XIIIe et XIVe siècle, le monde musulman conserve globalement la suprématie intellectuelle, c’était ce que l’on appela l’« âge d’or » de l’Islam. Comme l’écrit M. Lacheraf : « Les historiens officiels décrivent ainsi le Roi de France, Charles V, dit le Sage (1364-1380) : il peut être considéré comme le fondateur de la Bibliothèque Nationale, car son père ne lui avait laissé que vingt volumes. Ces ouvrages étaient surtout des livres pieux et n’avaient rien à voir, par exemple avec les livres dits « profanes » des sciences. Ainsi, pour la seule « Muquadima » Ibn Khaldoun aurait consulté des centaines de références, de droit, de littérature de science et de philosophie. » A cette époque, poursuit Lacheraf : « Les bibliothèques royales du Maghreb et du Proche orient contenaient non pas des centaines de volumes mais des dizaines de milliers , les bibliothèques privées ou des universités où se forma et se documenta et enseigna Ibn Khaldoun à Tunis, Tlemcen, Bédjaïa, Fès, le Caire, ne le cédant en rien quant à l’importance numérique de leurs manuscrits, à celles des Emirs et Souverains Nasrides de Grenade, Mérinides, Abdelwadites, Hafsides et mamelouks(...) » [6].

C’est ainsi qu’au IXe siècle le Calife de Bagdad Haroun Errachid fonde « Dar El Hikma » ; la « Maison de la sagesse » : sorte de Grande Bibliothèque, qui groupera un million de volumes ! Au Xe siècle la bibliothèque de Cordoue en rassemble 400.000 et celle du Caire comprenait 1,6 millions de volumes dont 6000 ouvrages de mathématiques et 18000 de philosophie [7]. On raconte que le Calife Haroun Errachid offrit, vers 790, une pendule (Clépsydre) à l’Empereur d’Occident, celui-ci lui fit cadeau de ... lévriers ! Comme l’écrit Lamine Kouloughli : « D’un côté des pendules, les premières horloges du monde, de l’autre des sloughis... Oui des sloughis, des chiens ! Non les Arabes n’étaient pas des Barbares... » [8]. On rapporte aussi que lors de l’entrevue que l’Empereur d’Occident Karl der Gross (Charlemagne) avait accordé à Aachen à l’ambassadeur de Bagdad, il aurait été informé sur le système éducatif en vigueur dans l’Empire abbasside. Il faut croire que cet entretien fut édifiant car à la suite de cela, l’Empereur décida, prenant exemple sur les terre d’Islam, de créer l’école et de ce fait attacha son nom à une création dont il n’a pas la paternité [9].

Dans ces conditions, comment - à l’instar de tout ceux qui font preuve de contorsion intellectuelle pour jeter un pont entre la culture grecque et la culture de la Renaissance voire des « Lumières »- peut-on nier huit siècles d’acculturation de l’Europe par la culture dominante qu’était celle de la civilisation musulmane ? L’apport musulman à la connaissance universelle est indéniable dans tous les domaines de la connaissance d’autant que beaucoup d’auteurs plagient sans vergogne sans naturellement citer les références qui les excluraient de la paternité de leurs « œuvres ». A titre d’exemple, La Fontaine, comme, plus tard, Victor Hugo, empruntera beaucoup de thèmes et de personnages de ces régions du monde. En 1664, Le Pouvoir et les Intellectuels ou Les Aventures de Kalila et Dimna, d’Abdallah îbn Mouqaffah (mort en 756H) fait connaître le plus grand ensemble de fables orientales d’origine indienne, traduites en persan au VI° siècle, puis en arabe à Bagdad. Le sujet de la fable Le Corbeau et le Renard (1,2) est emprunté au folklore persan et arabe. Attribué à Esope, Le Villageois et le Serpent (VI, 13) vient également de Kalila et Dimna et souligne que les ingrats peuvent être punis. « Grippeminaud » ermite vénérable et respecté, à la manière du « chat » de l’épisode de Kalila et Dimna intitulé Le rossignol, le lièvre et le chat, et que La Fontaine rebaptise Le Chat, la Belette et le petit Lapin (VII, 16) [10].

Une autre œuvre, La Divine Comédie de Dante doit beaucoup aux sources arabes et musulmanes. Dante a commencé à écrire La Comédie vers 1307, Le poète égaré dans la forêt sauvage du péché, effectue un voyage imaginaire au travers de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis, jusqu’à la découverte de Dieu. Parmi les sources profanes citons la plus importante Abou El Ala El Maari (973-1058) prosateur titanesque, " otage des deux prisons " écrivait Rissalat El Ghoufran, « l’Épître du pardon ». La Divine Comédie a d’une certaine façon était écrite par El Maâri. Il est établi que Dante reconnaît explicitement dans ses oeuvres en prose sa dette envers de grands philosophes comme Al-Kindi, Al-Farabi, Ibn Sina, Al-Fargani, Ibn’Arabi et biens d’autres mais ne cite pas El Maäri précurseur principal de son « œuvre ».

C’est cette réalité de l’ignorance voulue des cultures qui a inspiré Nasr Boutammina. Il avance en substance que le savoir humain, grossièrement schématisé en Occident dans un parcours réducteur, aurait pris sa source dans la Grèce antique et Rome, modèles de progrès et cités idéales, ensuite fait un survol de 10 siècles de « néant » pour rebondir avec La Renaissance et le Siècle des Lumières comme aboutissement de la modernité. L’auteur conclut à l’ingratitude d’un Occident triomphant face à une altérité ignorée dont, ajoute l’auteur, « Aucune invention, aucune création n’a obtenu le "Copyright" de l’Occident » [11].

Pour Boutammina, l’Eglise a attribué injustement la paternité à la Grèce antique en inventant « une mythologie historique et une falsification textuelle en version latine ou grecque ». L’exemple le plus éloquent est l’histoire de la médecine représentée par l’illustre Hippocrate auquel on a affecté quantité d’ouvrages médicaux qui lui auraient appartenu, pour peu qu’on eût voulu prêter foi. Le Serment d’Hippocrate considéré comme une contrefaçon du Serment d’Ibn Sina a déjà fait couler beaucoup d’encre et réagir des universitaires occidentaux.

L’Occident et les méfaits du libéralisme.

L’Occident ne se contente pas d’imposer sa vision du monde à la fois par la science et la force, il s’attaque depuis quelques années aux identités. Au moment où même dans les pays occidentaux et à des degrés divers les nations luttent pour ne pas perdre leur identité, les pays du Sud sont en train de perdre leurs dernières défenses immunitaires constituées par leurs traditions ancestrales. Donald Rumsfeld disait que la « vieille Europe » était passée de mode, « you are history ». En clair il disait que l’Europe était dépassée par le mouvement du monde et qu’on était arrivé véritablement à la fin de l’histoire et à l’avènement d’une ère nouvelle impériale et dominée par les Etats-Unis d’Amérique pour reprendre l’expression de Francis Fukuyama, l’idéologue qui a longtemps conseillé le Pentagone. Cette désymbolisation du monde mise en évidence par Dany Robert Dufour est en train de pénétrer en profondeur le tissu social [12].

Cette lutte pour l’identité est illustré à titre d’exemple, par le fait suivant : des chercheurs d’une grande université japonaise de passage à Alger, lors d’une conférence à l’Ecole Polytechnique, ont présenté des robots très évolués représentant des poupées Japonaises millénaires. Leur savoir-faire a été mis au service de la pérennité des traditions pour qu’elles ne tombent pas dans l’oubli. Cet exemple édifiant est à méditer, notamment dans notre pays où le ministère de la culture devrait s’occuper de la mémoire de ce peuple au lieu de sacrifier à des modes sans épaisseur et malheureusement sans lendemain. Ce qui est sûr, c’est que le monde est devenu dangereusement unipolaire, plus incertain que jamais. A juste titre, la mondialisation et le néolibéralisme peuvent être tenus pour responsable de cette débâcle planétaire. Dans ce monde de plus en plus incertain, l’individu éprouve le besoin d’un retour à des « valeurs sûres » qui lui font retrouver une identité ethnique voire religieuse que la modernité avait réduite. Le retour du religieux et le besoin « d’âme » de l’individu, quelque soit sa latitude est, à bien des égards un indicateur de l’errance multidimensionnelle.

Cette contribution a justement pour objet de faire l’inventaire de la mainmise de l’Occident depuis cinq siècles sur le plan de la production de sens, se basant sur une supériorité sans égale acquise depuis cinq siècles. Pour cela, nous parlerons d’abord des dégâts de cette « pseudo-civilisation ». Cette nouvelle religion « matérialiste » basée sur le libéralisme sauvage que d’aucuns appellent le « moneythéïsme ». Nous verrons ensuite, que cet Occident qui veut régner sans partage a, pour se conforter, fait preuve d’une amnésie sélective s’agissant de l’apport des autres civilisations, plagiant sans vergogne et tentant à tout prix de jeter un pont avec la culture grecque pour ignorer, naturellement, l’apport des autres civilisations.

Il est courant d’admettre que les millénarismes ont pour ambition de créer l’homme nouveau capable de répondre au défi de son époque. Pendant des centaines d’années, ce défi était dévolu aux philosophes et aux religions qui, chacune à sa façon ont tenté de rassurer l’homme sur sa mission sur terre. Chacune des religions et toutes les philosophies ont pour sacerdoce de « moraliser » et de maîtriser la bestialité de l’homme : « Homo lupus Hom », de Plaute est plus que jamais d’actualité. Dans le monde occidental l’individu est devenu un SDF de la religion. Pour le pèlerin du XXIe siècle, croire est une relation individuelle qu’il doit se forger, en prenant ce qui l’intéresse pour son parcours initiatique, dans le « supermarché du croire ».

Nous voilà au troisième millénaire avec une mondialisation-laminoir dimensionnée pour les plus nantis, quelque soient d’ailleurs leurs latitudes. Les capitalistes des pays du Sud sont d’ailleurs les plus « négriers ». La frontière de l’inégalité n’est plus seulement entre les Etats en général mais aussi entre les hommes. A côté de cette errance religieuse induite par le millénarisme, une autre servitude attend l’individu- sujet. C’est l’asservissement au marché, au libéralisme sauvage. Pour Pierre Bourdieu, le libéralisme est à voir comme un programme de "destruction des structures collectives" et de promotion d’un nouvel ordre fondé sur le culte de "l’individu seul mais libre". Le néolibéralisme vise à la ruine des instances collectives construites de longue date par exemple, les syndicats, les formes politiques, mais aussi et surtout la culture en ce qu’elle a de plus structurant et de ce que nous pensions être pérennes [13].

D’autre part, un autre dégât est la fameuse « perte de repères chez les jeunes », induite par la précarité de la vie temporelle et spirituelle, n’a alors rien d’étonnant : ceux-ci expérimentent une nouvelle condition subjective dont personne, et sûrement pas les responsables de leur éducation, ne possède les clefs. De plus, Nous vivons une époque où le plaisir est devenu une priorité, où les carrières autrefois toutes tracées se brisent sur l’écueil de la précarité, la vie à deux ressemble de plus en plus à un CDD amoureux. Il est illusoire de croire que quelques leçons de morale à « l’ancienne » même dans les pays où la tradition et la religion tente encore de maintenir la structure sociale, pourraient suffire à enrayer les dommages causés par le libéralisme. Par ailleurs on peut citer comme autre perturbation inédite, le développement de l’individualisme, la diminution du rôle de l’Etat, la prééminence progressive de la marchandise sur toute autre considération, le règne de l’argent, la transformation de la culture en modes successives, la massification des modes de vie allant de pair avec l’individualisation et l’exhibition des paraître, l’importante place prise par des technologies très puissantes et souvent incontrôlées, l’allongement de la durée de vie et la demande insatiable de grande santé, la désinstitutionnalisation sont en définitive, autant d’éléments qui contribuent à l’errance de l’individu -sujet qui devient, de ce fait, une proie et partant une victime du néolibéralisme.

Partout dans le monde, on constate une fragilité du présent et une incertitude du lendemain. Le monde vit au rythme de la terreur et non pas à celui de l’apaisement. En Occident, espace repu et qui a bâti son développement sur les suds épuisés et incapables de suivre le mouvement de la science et de la haute technologie. Nous l’avons vu avec la maîtrise de la technologie d’Israël qui lui permet, toute morale mise à part, de carboniser Cheikh Yassin leader charismatique palestinien, handicapé sur sa chaise roulante à la sortie de la mosquée après la prière du matin. Il fut une époque où la population d’un pays était en principe son plus sûr garant contre les agressions extérieures. Ceci n’est plus vrai, la sécurité d’une nation ne dépend plus du nombre mais de la maîtrise de la technologie. Le salut est dans le qualitatif et non dans le quantitatif. Ce sont des thèmes de ce type « menschmatérial » qui ont aidé à l’avènement du nazisme. La notion de drapeau a moins de sens, on ne défend de moins en moins des frontières, on défend des marchés. La valeur intrinsèque de l’individu est indexée sur sa valeur marchande. Voilà le monde que nous propose l’Occident. La valeur symbolique, écrit le philosophe Dany-Robert Dufour est ainsi démantelée au profit de la simple et neutre valeur monétaire de la marchandise de sorte que plus rien d’autre, aucune autre considération (morale, traditionnelle, transcendante...), ne puisse faire entrave à sa libre circulation [14]. « En définitive, conclut le philosophe sous les coups de boutoir de la post-modernité, la civilisation telle que nous l’avons connue risque de disparaître rapidement. On ne devrait cependant jamais oublier que des civilisations millénaires peuvent s’éteindre en quelques lustres. Le néolibéralisme, pour nommer par son nom ce nouvel état du capitalisme, est en train de se défaire de toutes les formes d’échanges qui subsistaient par référence à un garant absolu ou métasocial des échanges. Pouvons-nous laisser l’espace critique, si difficilement construit au cours des siècles précédents, se volatiliser en une ou deux générations ? ».

Que devons nous faire ? sinon dénoncer ces dérives éthiques ? Doit-on comme nous le propose Eric Geoffroy Younes professeur à l’université de Grenoble, rendre la pareille en portant un regard critique sur la production intellectuelle occidentale ? Pourquoi, s’interroge-t-il, les Orientaux - en l’occurrence les arabo-musulmans - ne pratiquent-ils pas davantage "l’occidentalisme" (al-istighrâb), pour donner le change aux orientalistes ? Cette question, Ahmad al-Shaykh, auteur égyptien contemporain, la formule à maintes reprises Si les Orientaux n’ont pas de tradition d’étude critique de l’Occident, c’est pour des raisons similaires à celles qui expliquent la naissance de l’orientalisme, soit la domination de plus en plus affirmée, à partir du XVIIIe siècle, de l’Occident sur l’Orient [15].

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Notes

[1Georges Clemenceau. Discours historique à la chambre des Députés. Journal Officiel de la République Française, p. 1681, 1885.

[2Voltaire, Essai sur les moeurs, Genève, 1755, t. XVI, pp. 269-270.

[3Catherine Coquery-Vidrovitch, Le postulat de la supériorité blanche et de l’infériorité noire, Le livre noir du colonialisme, Robert Laffont, 2003.

[5Anatole France : la vie en Fleur. Ed. Calman-Lévy, 1922, dans Abdelkader Benarab L’Islam et l’Europe Le Quotidien d’Oran le 25/05/2006

[6M. Lacheraf .L’Historien Maghrébin et les siens : une lecture d’Ibn Khaldoun dans Ecrits didactiques.p.193-194 .Edition ENAP .Alger. 1988.

[7R. Breton. Géographie des civilisations. p.80. Editions . P.U.F. Paris, 1987.

[8Lamine Kouloughli : Image de l’Ecole coloniale Revue de l’Institut des Langues Etrangères. Université de Constantine. p. 59 ; Janvier 1994.

[9C.E. Chitour : L’Eduction et la culture en Algérie des origines à nos jours. Editions Enag. 1999.

[10Marcel Schneider rapporté par Christian Lochon Site Oumma.com mardi 29 juin 2004

[11Nasr Boutammina : L’Islam Fondateur de la Science « La Renaissance et les Lumières : les siècles de plagiat ». Editions El Bouraq, Paris. 2006.

[12C.E. Chitour : l’errance multidimensionnelle et la désymbolisation du monde au XXIe siècle. l’Expression du 15 mars 2004

[13Pierre Bourdieu l’essence du libéralisme, le Monde Diplomatique mars 1998.

[14Dany Robert Dufour : L’Art de réduire les têtes, Editions Denoël, Paris. 2003.

[15Eric "Younès" Geoffroy Le regard de quelques auteurs musulmans sur l’orientalisme français (partie 1/2) Site Oumma.com 25 juillet 2003.

[16Georges Clemenceau. Discours historique à la chambre des Députés. Journal Officiel de la République Française, p. 1681, 1885.

[17Voltaire, Essai sur les moeurs, Genève, 1755, t. XVI, pp. 269-270.

[18Catherine Coquery-Vidrovitch, Le postulat de la supériorité blanche et de l’infériorité noire, Le livre noir du colonialisme, Robert Laffont, 2003.

[20Anatole France : la vie en Fleur. Ed. Calman-Lévy, 1922, dans Abdelkader Benarab L’Islam et l’Europe Le Quotidien d’Oran le 25/05/2006

[21M. Lacheraf .L’Historien Maghrébin et les siens : une lecture d’Ibn Khaldoun dans Ecrits didactiques.p.193-194 .Edition ENAP .Alger. 1988.

[22R. Breton. Géographie des civilisations. p.80. Editions . P.U.F. Paris, 1987.

[23Lamine Kouloughli : Image de l’Ecole coloniale Revue de l’Institut des Langues Etrangères. Université de Constantine. p. 59 ; Janvier 1994.

[24C.E. Chitour : L’Eduction et la culture en Algérie des origines à nos jours. Editions Enag. 1999.

[25Marcel Schneider rapporté par Christian Lochon Site Oumma.com mardi 29 juin 2004

[26Nasr Boutammina : L’Islam Fondateur de la Science « La Renaissance et les Lumières : les siècles de plagiat ». Editions El Bouraq, Paris. 2006.

[27C.E. Chitour : l’errance multidimensionnelle et la désymbolisation du monde au XXIe siècle. l’Expression du 15 mars 2004

[28Pierre Bourdieu l’essence du libéralisme, le Monde Diplomatique mars 1998.

[29Dany Robert Dufour : L’Art de réduire les têtes, Editions Denoël, Paris. 2003.

[30Eric "Younès" Geoffroy Le regard de quelques auteurs musulmans sur l’orientalisme français (partie 1/2) Site Oumma.com 25 juillet 2003.

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