Une tribune pour les luttes

La débâcle irakienne

Entretien avec Gilbert Achcar

Article mis en ligne le mardi 13 février 2007

Début janvier 2007, l’administration Bush restructurait son appareil diplomatique et militaire face au désastre en Irak. John Negroponte quittait la direction du service d’intelligence nationale qui contrôle l’ensemble des organismes d’espionnage des Etats-Unis pour appuyer Condoleezza Rice, ministre des Affaires étrangères. Negroponte a été ambassadeur à Bagdad en 2004-2005. John Michael McConnell remplace à son poste Negroponte. Zalmay Khalilzad, ambassadeur en Irak où il a remplacé Negroponte, prend la place de John Bolton comme représentant des Etats-Unis à l’ONU. Ryan Crocker, considéré comme un diplomatique ayant une grande expérience au Moyen-Orient, ambassadeur au Pakistan, remplace Khalilzad à Bagdad. Le général George Casey, commandant des forces de la coalition en Irak, est remplacé par David Petraeus, général en charge de la formation des troupes irakiennes de juin 2004 à septembre 2005. Ces mutations traduisent l’embarras dans lequel se trouve l’administration Bush. Dans une interview donnée au quotidien italien La Stampa, le 31 janvier 2007, Bush affirme : « Si nous échouons en Irak, aux Etats-Unis ce sera le chaos. »

Pendant ce temps, les attaques contre l’occupant continuent et les affrontements intercommunautaires, issus de l’occupation américaine et de la crise socio-économique qui s’est approfondie, s’exacerbent. A l’occasion de la fête chiite de l’Achura, le 30 janvier, on a compté des dizaines de morts et de blessés. Heureusement que la ville de Kerbala a été, en quelque sorte, protégée par la présence de 2 millions de pèlerins.

La multiplication de ces informations tragiques fonctionne comme un obstacle à une compréhension de la situation en Irak. Gilbert Achcar, dans cet entretien, fournit le cadre permettant d’appréhender une des tragédies de ce début de XXIe siècle. (Réd.)


Les sondages montrent que la population irakienne s’impatiente pour un retrait des Etats-Unis, alors que les dirigeants élus en Irak semblent rejeter avec force cette revendication. Que se passe-t-il, à ton avis ?

Gilbert Achcar [1] : Je pense qu’il faudrait clarifier un point concernant les sondages. Il semble indiscutable qu’une très grande majorité d’Irakiens demandent qu’on fixe un calendrier pour le retrait des troupes étasuniennes. Cela ne signifie évidemment pas qu’ils souhaitent une évacuation immédiate et précipitée des troupes de la coalition, en l’espace de quelques jours, sans qu’il y ait un accord entre les principales forces irakiennes. En effet, dans les conditions actuelles, cela pourrait déboucher sur une guerre civile ouverte dans le pays. Mais, en même temps, la grande majorité des Irakiens sont conscients que la présence même de ces troupes étrangères attise la dégradation de la situation : elle encourage depuis longtemps le développement de l’insurrection, et maintenant elle est en train de fomenter la guerre civile. En fait, les combats sectaires sont constamment alimentés par la présence des troupes étasuniennes et par le comportement politique des autorités occupantes. C’est la raison pour laquelle les gens favorables au départ de ces troupes estiment que c’est là une des conditions clés pour la restauration de la paix dans le pays - pour autant que cela soit encore possible. Beaucoup de gens pensent que le fait de fixer un délai, un calendrier pour le retrait des troupes, créerait des conditions favorables pour une accélération du processus politique, ce qui pourrait permettre aux Irakiens de conclure un accord politique et trouver des moyens de stabiliser la situation et de renverser les dynamiques de guerre qui se sont enclenchées.

Cette opinion est actuellement partagée par une grande partie de l’establishment aux Etats-Unis. Lorsque les membres de l’establishment disent : « Nous devrions fixer des objectifs, nous devrions avertir le gouvernement Maliki que si ceux-ci ne sont pas atteints, nous allons retirer nos troupes », cela montre bien qu’ils savent que la perspective même d’un départ d’Irak des troupes de la coalition mettrait une forte pression sur les Irakiens pour qu’ils concluent un accord. C’est précisément ce que les militants du mouvement anti-guerre aux Etats-Unis disent depuis longtemps, à savoir que le retrait des Etats-Unis et des troupes de la coalition est une des principales conditions pour toute tentative sérieuse de sortir de la situation cauchemardesque qui est en train de se développer en Irak. Ce n’est qu’une condition indispensable parmi d’autres, bien entendu, et elle ne suffira pas toute seule. Personne ne pense qu’il suffirait que les troupes partent ou que le calendrier du retrait soit fixé pour qu’un miracle se produise, et pour que tout aille bien en Irak. Mais une chose est déjà évidente, c’est que la présence de ces troupes est en train d’aggraver la situation. Paradoxalement, la présence des troupes fournit la couverture permettant à différentes forces sectaires (communautaristes) de lancer leurs attaques, en sachant que la présence de troupes de la coalition empêche, dans une certaine mesure, une riposte irakienne massive, et leur procure une certaine impunité par rapport à leurs opposants communautaristes. Voilà la situation dans laquelle nous nous trouvons.

Pour en revenir à la question, un calendrier pour le retrait des Etats-Unis et des troupes de la coalition est ce que souhaite la très grande majorité des Irakiens, et ce que diverses forces contre l’occupation de l’Irak revendiquent depuis longtemps. C’est également ce qu’exigent - et ce pour quoi luttent politiquement - les chiites sadristes [référence à Moqtada al-Sadr]. C’est également ce que réclame depuis longtemps l’Association des oulémas sunnites.

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Notes

[1Gilbert Achcar a grandi au Liban. Il enseigne les sciences politiques à l’Université de Paris-VIII. Il est l’auteur, parmi d’autres ouvrages, Le choc des barbaries, Ed. 10-18, 2004 ; L’Orient incandescent, Ed. Page deux, 2003 ; et, en 2007, aux Ed. Textuel, La guerre des 33 jours : La guerre d’Israël contre le Hezbollah au Liban et ses conséquences. Cet entretien a été réalisé par Stephen R. Shalom et Chris Spannos et publié sur le site Znet le 22 janvier 2007.

[2Gilbert Achcar a grandi au Liban. Il enseigne les sciences politiques à l’Université de Paris-VIII. Il est l’auteur, parmi d’autres ouvrages, Le choc des barbaries, Ed. 10-18, 2004 ; L’Orient incandescent, Ed. Page deux, 2003 ; et, en 2007, aux Ed. Textuel, La guerre des 33 jours : La guerre d’Israël contre le Hezbollah au Liban et ses conséquences. Cet entretien a été réalisé par Stephen R. Shalom et Chris Spannos et publié sur le site Znet le 22 janvier 2007.

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