Une tribune pour les luttes

« Forêts tropicales : c’est fichu »

par Frédéric Durand, Francis Hallé et Nicolas Hulot

Article mis en ligne le dimanche 28 décembre 2003

Dans un monde dont la complexité ne cesse de croître, la société civile est de plus en plus amenée à s’en remettre à l’analyse d’"experts", à la fois pour le diagnostic des problèmes et pour la proposition de solutions.

En tant que spécialistes du monde tropical et des questions environnementales, il nous apparaît aujourd’hui de notre devoir de dire clairement : il est devenu impossible d’empêcher la destruction généralisée des forêts primaires tropicales.

Prétendre le contraire serait laisser l’opinion publique dans l’illusion qu’il existerait au sein des instances mondiales une volonté réelle et sérieuse de préserver ces écosystèmes. Quant aux décideurs, ils savent que la recherche de véritables moyens conceptuels et financiers pour mettre en œuvre de telles politiques
fait défaut.

En réalité, les lobbies, les contraintes économiques et même les représentations ou conceptions de la majorité des administrateurs ou techniciens des grandes institutions, concourent à accélérer leur dégradation à un rythme seulement égalé dans l’histoire de la Terre
par les grandes catastrophes d’échelle géologique.

Commençons par prendre la mesure de notre ignorance. De la bactérie à la baleine, les chercheurs ont actuellement identifié 1,7 million d’espèces animales et végétales vivantes. Mais il y en aurait en tout de 30 à 50 millions. Ainsi, bien que nous ayons parfois l’impression d’avoir "tout découvert", nous ne connaissons en réalité que 2 % à 3 % des formes de vie de notre planète. Au moins la moitié de ces espèces vivent dans les forêts tropicales et en sont une partie
intégrante. Or, au niveau de destruction actuel, de 50 000 à 100 000 espèces sont vraisemblablement détruites chaque année. Si l’on suit mathématiquement ce rythme, avec l’espérance de vie d’un Européen (75 ans), les enfants qui naissent aujourd’hui devraient assister à la
disparition de l’essentiel des forêts primaires d’Afrique occidentale, d’Amérique centrale et d’Asie du Sud-Est.

A l’exception de rares espaces difficilement accessibles, les forêts primaires d’Amérique du Sud et d’Afrique centrale devraient suivre d’ici le début du prochain siècle. Il est maintenant avéré avec les
exemples du Gabon, de la Côte d’Ivoire, du Liberia, de l’Indonésie, du Chili, etc., que les réserves intégrales et les parcs nationaux sont des solutions fugaces, même s’ils permettront in fine de préserver quelques lambeaux d’une destruction totale.

Ce patrimoine mondial s’évanouit sans jamais avoir été étudié avec toute la richesse de sa biodiversité. C’est un peu comme si l’on alimentait un feu de cheminée avec des manuscrits uniques dont le contenu aurait une valeur inestimée.

Mais pourquoi ces forêts sont-elles détruites ? Deux grandes causes peuvent être identifiées : l’extension d’une agriculture permanente et l’exploitation forestière.

La première peut être d’origine locale, réalisée dans le cadre de programmes gouvernementaux de "colonisation" agricole ou financés par l’industrie agroalimentaire. Une part de ces défrichements est sans doute utile, mais beaucoup de projets sont irréalistes et économiquement comme écologiquement discutables : la pauvreté des
sols oblige souvent à abandonner la terre après quelques années de culture intensive.

La deuxième cause, l’exploitation forestière, est plus controversée. La FAO, l’institution de l’ONU en charge de l’agriculture et des forêts, considère qu’elle n’est jamais destructrice (sauf quand elle est illégale...). Cette affirmation, pour le moins contestable, repose sur la définition même des forêts, donnée par les "experts"
forestiers de la FAO : "Un système écologique couvrant au moins 10 % du sol avec des arbres d’au moins 5 mètres de haut, mais n’étant soumis à aucune pratique agricole."

Avec une telle définition, il suffit qu’il reste quelques arbres à l’hectare pour continuer à prétendre qu’il n’y a pas eu déforestation, même si les écosystèmes sont perturbés au point de ne plus pouvoir se régénérer, ou sont tellement fragilisés que des
centaines de milliers d’hectares partent en fumée à chaque sécheresse marquée, comme en Indonésie tous les quatre ou cinq ans depuis l’essor de l’exploitation industrielle du bois dans les années 1970.

Espérer une meilleure gestion est largement illusoire : ces forêts primaires sont exploitées précisément parce que leur bois n’est pas cher et permet de fabriquer des coffrages à béton ou des meubles bon marché. Si le bois tropical devenait plus coûteux, il serait délaissé
pour d’autres matériaux moins onéreux. Les projets d’éco-certification de l’exploitation restent marginaux. Leur efficacité est discutable et ils servent le plus souvent d’alibi pour ne pas remettre en question les pratiques non durables seulement intéressées par le bois.

Or les forêts ne sont pas des sommes d’arbres ou de mètres cubes de produits ligneux ; ce sont des milieux vivants, nécessaires à la préservation de l’environnement, de l’eau, des sols, de la vie
sauvage, ainsi qu’à l’existence de populations humaines en symbiose avec eux.

A ce titre, il faut souligner l’injustice faite aux populations forestières qui, par-delà les discours paternalistes, continuent d’être accusées de la majeure partie des destructions par les instances internationales. Pourtant, sans idéaliser leur mode de vie, lorsque l’on regarde certains pays - Thaïlande, Indonésie, Cambodge -, les seules régions où subsistent des espaces significatifs en forêts denses sont justement celles où vivent les populations forestières.

Mais, presque paradoxalement, pour extrêmement graves que soient ces dégradations forestières, souvent induites par une course aveugle vers un mode de "développement" à l’occidentale, dont on peut douter
qu’il soit généralisable à l’ensemble de la planète, notre inquiétude est aujourd’hui renforcée par les projets censés réduire le phénomène.

En effet, alors que, pendant des décennies, de nombreux "experts" forestiers ont conseillé aux dirigeants des pays tropicaux d’aménager au minimum, de couper les arbres et de laisser les forêts "se régénérer toutes seules", on constate aujourd’hui que cette régénération est loin d’être automatique et que l’on ne sait toujours
pas reconstituer un écosystème forestier tropical complexe. De ce fait, les projets de reforestation se limitent la plupart du temps à des plantations d’espèces à croissance rapide du type eucalyptus, acacias ou albizzias, parfois reproduits à partir d’un seul spécimen afin d’essayer de maximiser les rendements, mais avec des risques accrus en cas de maladies ou de parasites. La biodiversité laisse alors place à un productivisme qui, au vu du nombre d’échecs, est
loin d’être à la hauteur même des simples espérances financières.

Mais de l’argent est disponible au niveau international pour de tels projets, et cela devrait s’accélérer. Avec le protocole de Kyoto, censé lutter contre l’effet de serre par la réduction du carbone atmosphérique, des sommes considérables sont allouées à des activités
de reboisement pour constituer des "puits de carbone". Loin de nous réjouir, cela renforce notre méfiance et appelle trois commentaires :

- Même si la question du réchauffement climatique est l’une des plus graves du XXIe siècle, qui promet d’avoir des conséquences dramatiques à l’échelle de l’humanité, le protocole de Kyoto ne sert virtuellement à rien, puisqu’il correspond à environ 5 % de l’effort de réduction nécessaire pour limiter significativement le
réchauffement. Devant les difficultés quasi insurmontables rencontrées par les économies des pays industrialisés pour réaliser dans les décennies à venir ces seuls 5 %, on voit mal, même en faisant massivement appel au nucléaire (ce qui pose d’autres questions), comment on peut espérer atteindre les 95 % restants.

- L’ensemble des calculs réalisés montre que, même avec des plantations massives et les politiques les plus volontaristes, le reboisement en forêts tropicales ne pourrait contribuer qu’à environ 12 % des besoins de ce protocole. Il ne faut donc pas se leurrer sur les possibilités de cette activité. Cela implique que des mesures sérieuses soient prises en amont, dans la réduction de la production de carbone.

- Enfin, les forêts tropicales sont de très mauvais puits de carbone lorsqu’elles sont à maturité. On peut donc s’attendre (même si leurs promoteurs s’en défendent) que, comme c’est déjà le cas dans nombre
de plantations, une part importante des projets soit réalisée dans des forêts primaires, ce qui est financièrement plus intéressant, car cela permet d’en exploiter le bois avant de planter. Sous la pression
des nouveaux marchés boursiers des "droits à polluer", ces écosystèmes forestiers naturels seront donc rasés pour laisser place à des arbres qui fixent plus rapidement le carbone.

Ainsi, au nom d’un protocole illusoire et inefficace, la
déforestation, déjà importante et non maîtrisée, devrait s’accélérer dans les années à venir avec l’approbation et le soutien moral et financier de la majorité des grandes institutions internationales et, sans doute, de nombre de personnes sensibles aux questions environnementales, mais qui ne prennent pas la mesure de ces enjeux ou ne voient pas ce qu’elles peuvent faire face aux lobbies économiques.

Aucune solution technique ou technocratique n’est sérieusement envisageable. Seule une formidable volonté populaire et politique mondiale pourrait renverser ces tendances, mais la majorité des "experts", comme la logique financière contemporaine, sont à contre-courant de cet esprit. Nous ne voyons vraiment pas d’où pourrait venir une telle volonté.

Dans ce contexte, nous regrettons donc de devoir réaffirmer, après mûre réflexion, que nous avons dû nous rendre au constat que le phénomène est irréversible et qu’il est devenu impossible d’empêcher la destruction généralisée des forêts primaires tropicales.

Frédéric Durand est géographe, maître de conférences à l’université

Toulouse-II-Le Mirail.

Francis Hallé est botaniste, spécialiste des forêts tropicales.

Nicolas Hulot est président de la fondation nicolas hulot pour la nature et l’homme.

• ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU MONDE DU 11.11.2003

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