Une tribune pour les luttes

LIBERALISATION : MODE D’EMPLOI

La "Feuille de route" de MM. RAFFARIN, FERRY, DARCOS , etc.

Article mis en ligne le mercredi 31 décembre 2003

Retranscription de l’interview de Serge Halimi à l’émission "Là-bas si j’y suis" du 4/12/2003

Il y a un certain nombre de mesures qui ont été prises par le gouvernement, et qui sont présentées isolément, et donc dont on ne comprend pas forcément la signification, qu’il s’agisse de la privatisation de France- Télécom, de ce qui a été annoncé sur le gel de la rémunération des fonctionnaires, le salaire au mérite, la remise en cause du droit de grève dans la fonction publique, c’est à dire là où les syndicats sont encore puissants pour lancer des actions sociales qui peuvent faire reculer le gouvernement, la décentralisation, etc.

Tout cela va dans le même sens, et parfois voir le bout de la route permet de comprendre dans quelle direction on marche. Parce que tout cela va dans le sens qu’on connaît des (soi-disantes) "réformes" qui ont déjà été mises en œuvre aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Nouvelle-Zélande et d’autres pays.

Or souvent on dit que la France est "en retard" sur les autres pays. Alors qu’ont-ils fait ces autres pays qui sont soi-disant "en avance" ?

La logique de ces réformes du gouvernement actuel, est celle de passer d’un univers encore largement structuré par des entreprises publiques et des administrations publiques à un monde qui serait entièrement régi par le "marché".

Par exemple, dans les pays cités (Etats-Unis, Nouvelle-Zélande) l’éducation supérieure a cessé d’être gratuite, la santé a cessé d’être gratuite, (c’est en cours au Royaume-Uni). Les transports et l’énergie ont été privatisés presque partout.

Alors, quelle est la progression logique, puisqu’on passe toujours par les mêmes étapes ?

Première étape : On commence par invoquer que le système centralisé ne marche pas, qu’il est bureaucratique et qu’il "génère des gâchis". Vous avez un peu partout des "dossiers" sur les crises et les faillites qui nous menaceraient si on ne faisait pas "quelque chose d’urgent". Parce que "l’urgence" est toujours quelque chose qui permet de progresser plus vite dans la direction qu’on s’est déjà fixée.

Seconde étape : quand la population est suffisamment affolée ; et à ce moment des sondages viennent en renfort pour expliquer que la population "exige des changements", on attaque : On parle de décentraliser le système, de le régionaliser, de le confier aux collectivités locales. Et on dit qu’il s’agira d’avantage d’un système régi par la proximité, et les gens en général sont plutôt favorables à la "proximité".

On souligne qu’il faut abandonner aux régions le droit de gérer leur budget comme elles l’entendent et on invoque le "responsabilité". Qui est contre la "responsabilité" et la "proximité" ? Personne, alors on continue :

Etape suivante : On crée un marché de l’éducation et de la santé. parce que, en créant un marché, on va pouvoir fixer des prix. Et une fois qu’on aura fixé des prix, on expliquera que ces prix vont nous permettre de contrôler et d’orienter la gestion, et donc d’éviter les gâchis : le cas échéant, cela permettra de fermer des hôpitaux, des écoles ou des bureaux de postes, qui vont naturellement apparaître comme pas "rentables", grâce au système de prix qu’on a mis en place.

Etape suivante : L’Etat central a délégué les services et les administrations publiques aux régions mais il n’a pas délégué les moyens de les opérer ; il y a de moins en moins de moyens. Donc les autorités publiques locales vont devoir se débrouiller. Après tout, on leur a confié la responsabilité de se débrouiller.

Donc les autorités publiques locales se débrouillent : elles nouent des partenariats avec des entreprises - elles le peuvent, elles ont la liberté de le faire -. Elles reviennent sur la gratuité des soins et des études, par souci de "responsabiliser les usagers", qui, entre-temps, sont devenus des "clients" ; et de remédier au soi-disant "gâchis".

Et on délègue au secteur privé une part croissante des tâches d’éducation et de santé.

En règle générale, ça commence par sous-traiter le gardiennage, le nettoyage, la restauration.

Et puis, on ne cesse - et cela est très important - d’évaluer et de restructurer les administrations ou les services publics. Et à chaque fois qu’on évalue, on s’aperçoit qu’il y a une fraction du service rendu qui n’est pas efficiente. Donc on s’en débarrasse.

Et il faut dire que ces dernières années, les professions un peu parasites du conseil, de la communication et de l’expertise ont beaucoup "enflé" dans les pays occidentaux. Elles sont toujours chargées d’évaluer ; et puis une fois qu’on a comparé et mis en concurrence, il faut qu’il y ait des communicants qui vantent les mérites d’un service à un tel endroit plutôt qu’un autre service à un autre endroit.

À l’issue de ces évaluations, on se débarrasse des activités autrefois organisées par l’Etat et on les confie au privé : On explique que cela sera moins cher, plus souple, plus proche des gens. Les entreprises sous-traitantes auxquelles on fait appel sont effectivement d’autant plus compétitives que leur personnel ne bénéficie pas du statut de fonctionnaire : Il sont moins payés et sont plus précaires.

Etape suivante : La privatisation est "rampante", la précarité aussi.

"Rampante" et progressive, Parce que l’on sait bien que si vous présentez l’ensemble du paquet tout de suite les gens vont se rebiffer. Si vous dites tout de suite qu’on passe d’un système avec des services publics gratuits à un système privé régi par la loi du marché, où vous êtes "client" avec des prix à payer pour la santé ou l’Université, les gens sont contre, Donc vous ne leur dites pas.

Vous leur dites "Oui, le système gratuit, c’est bien, on est pour, mais il est lourd, il est bureaucratique. on va le décentraliser". Et puis, étape par étape, vous arrivez au bout de la route.

Alors, comme eux savent très bien où ils veulent aller et nous emmener, il vaudrait mieux que nous, étapes par étapes, on sache exactement à quoi mène la suivante, parce que eux le savent déjà.

La privatisation avance "appartement par appartement", étape par étape ; la précarité aussi. À l’intérieur même des administrations publiques qui vont être vendues par tranches, souvent au rythme même des embarras financiers de ces services que l’on a délégués aux autorités régionales, locales ; parce qu’elles doivent donc se débrouiller avec les moyens qu’elles ont.

Donc vous avez "proximité", "responsabilité", partenariat" : Chaque fois que l’on entend ces mots-là, il faut savoir ce que ça veut dire, ce qui nous attend, où ça nous mène. La "réforme" procède toujours dans la même direction. C’est une espèce de spirale. Autrefois certains redoutaient la "spirale du collectivisme". Là, maintenant c’est l’inverse, c’est la "spirale du marché".

La règle fondamentale dans tout cela, c’est : "On sait où on va, mais on ne le dit pas."

Les gens ne le découvriront qu’étape après étape. Vous ouvrez la porte, et on ferme la porte derrière ; donc vous devez avancer. Vous devez toujours avancer. Et surtout on ne doit jamais s’arrêter en cours de route. C’est l’effet "cliquet".

D’ailleurs, expliquait un dirigeant du patronat néo-zélandais : "Nous devons franchir la rivière. Nous sommes à présent au milieu du gué. Et nous allons nous noyer si nous ne faisons rien".

Et quand une crise intervient. Parce que parfois une crise intervient, dans tous ces systèmes où tout est censé se passer bien : Il peut y avoir un krach financier par exemple. Donc, quand une crise intervient, comment réagit-on ? Et bien, on explique que c’est la preuve - je cite un ministre travailliste néo-zélandais, (c’est-à-dire socialiste), de ceux qui ont procédé à ces réformes- "que nous devons accélérer le processus de réforme, au lieu de l’interrompre". Explication du raisonnement : "Les marchés sont inquiets, parce que la réforme est encore incomplète. Il faut donc les rassurer en forçant l’allure et en allant jusqu’au bout. Une fois qu’on aura levé toutes les inquiétudes, tout ira bien".

- Mais dites, ça c’est ce qu’on entendait autrefois en Union Soviétique : "Mais attendez vous avez de goulags, des tas d’autres trucs qui posent problèmes", disait-on aux Soviétiques, qui rétorquaient : "Oui, mais c’est parce qu’il n’y en a pas assez.

- Exactement. Ils disaient : "Oui, mais c’est parce que le socialisme n’a pas encore triomphé. Il y a la lutte des classes qui se poursuit, et on est obligé de réprimer des adversaires, etc."

Et bien, là aujourd’hui, on dit : "Le système ne fonctionne pas encore bien, parce qu’il n’a pas été au bout de sa logique, et que le marché doit encore s’opposer à un certain nombre de résistances qui l’empêchent d’opérer de manière fluide."

Il faut souligner que les médias jouent un rôle clé dans cette affaire, car leur travail c’est d’accompagner chacune des étapes de la "privatisation" et de préparer la suivante. C’est ce qu’on appelle leur "pédagogie". Leur pédagogie, qu’on entend sur la plupart des radios et télés, c’est de nous expliquer l’horreur du statu quo, qui est "archaïque" et qui est intenable, et puis de nous expliquer les promesses des réformes, qui sont "modernes" puisque ce sont des réformes capitalistes.

Les sondages sont aussi là pour donner le label de "populaire" aux réformes qui sont préparées par le gouvernement. Pour les 3 derniers événements, qu’il s’agisse de la réduction des retraites, de la baisses de l’indemnisation des chômeurs ou, en ce moment, de la mise en cause du droit de grève dans le secteur public, on nous explique, sondages à l’appui, que les Français y sont favorables.

Evidemment, les questions, qui sont posées, sont posées de telle manière qu’on ne leur propose jamais d’autre choix que des réformes libérales.

P.-S.

Serge Halimi est journaliste du Monde Diplomatique et collaborateur à ACRIMED.

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