Une tribune pour les luttes

La participation aux élections : le temps du bilan n’est-il pas venu ?

par François Chesnais

Article mis en ligne le mardi 10 avril 2007

« Trois candidats, un programme », titrait Politis dans son n° 938 du 8 février. La déception est grande. Beaucoup ont cru à la possibilité de choisir un ou une candidat(e) unique, derrière lequel l’ensemble des comités, mais aussi les différentes organisations politiques, feraient campagne. Cela aurait permis à ce ou à cette candidat(e) d’être peut-être présent(e) au second tour et en tous les cas d’être en troisième position, donc « en position de force ». Là commençaient les divergences, un bon résultat créant pour les uns la possibilité de négocier un certain nombre de choses, avouables et moins avouables, avec le PS, alors que pour les autres il serait le tremplin pour le combat contre la politique sociale libérale qui est celle du PS comme tel, autant que celle de Ségolène Royale.

L’effondrement des illusions, que le succès des grands meetings de l’automne a passagèrement créés chez les militant(e)s de la « gauche du Non », ouvre une phase difficile. La position que je défends ici est que la seule manière de rebondir est de tirer au plus vite le bilan. Celui-ci ne doit pas porter seulement sur les derniers six mois. Il faut réfléchir à ce que ce pourrait avoir de profondément antinomique, entre la défense de positions anti-capitalistes tant soit peu conséquentes (il faudra débattre un jour pour savoir si ce terme a un sens et dans ce cas lequel) et une participation devenue rituelle aux élections présidentielles de la V° république.

Au lieu de l’unité, il y a la division. Trois candidats vont se disputer les voix de ceux et celles qui ne décideraient pas de voter pour Arlette Laguiller. De son côté, la candidate de Lutte Ouvrière est certes, comme l’a dit sa campagne d’affiches, « depuis toujours dans le camp des travailleurs », mais elle est aussi celle qui depuis vingt ans les a engagés dans un processus de banalisation des institutions de la V° république qui est devenu de plus en plus paralysant pour la lutte contre la bourgeoisie.

Le débat qui s’ouvre

En marge de l’activité quotidienne de la LCR, un débat très intéressant sur la « stratégie » s’est engagé entre ses membres dans les pages de Critique communiste, débat qui va sûrement se poursuivre et s’intensifier. De nombreux militants ont écrit des textes. Dans le début prometteur de son article, Daniel Bensaïd invite les militant(e)s à se débarrasser de « l’illusion sociale » et à rendre sa place au politique. Celui-ci n’est pas réductible, dit-il au mouvement social, qui ne peut pas tout à lui tout seul. C’est effectivement quelque chose que l’expérience des derniers 18 mois confirme. Samuel Johsua est plus concret et précis. Dans sa contribution, il écrit : « d’un certain point de vue, notre participation [celle de la LCR] contribue à la légitimation du système ; c’est indéniable » (Critique communiste, novembre 2006, haut de la page 127). Samuel Johsua invoque des nécessités relevant de la théorie de la « guerre de position » formulée par Gramsci dans les années 1920. L’essentiel est que la participation aux élections, aux élections présidentielles, n’est pas quelque chose qui irait de soi.

Cette question ne vaut pas seulement pour la LCR, mais aussi pour Lutte Ouvrière et pour le PT (pour autant qu’il puisse y avoir un vrai débat dans ces deux organisations), comme pour les militant(e)s des comités, dont le but était et reste de « faire la politique autrement ». Pour ma part je formulerai la question de la manière suivante : « est-il aujourd’hui vraiment possible d’aider les travailleurs et les travailleuses à se mettre en ordre de bataille face aux attaques du Medef et des gouvernements (que ceux-ci mènent une politique de droite ouverte et brutale, ou de « gauche » plus « humaine » et insidieuse), sans aussi les appeler et les aider à se dresser face aux institutions politiques, qui sont le point d’appui immédiat de ces attaques, en l’occurrence celles de la V° république, même si celles de l’UE se tiennent à l’arrière-plan et que les premières leur servent de relais ? »

La mise en place du piège

En mai dernier, je suis intervenu à la réunion du comité du 29 mai du 11° arrondissement, au cours de laquelle il s’est transformé de facto en comité pour la candidature unie de la « gauche du Non » aux présidentielles. Les divisions entre les principales formations politiques étaient sensibles, de même que celles au sein de la LCR (puisqu’il y a déjà eu ce soir-là deux interventions en son nom). J’ai plaidé pour que nous ne nous laissions pas entraîner sur ce terrain électoral miné, et pour que soit respecté et préservé tout ce qu’il y avait eu d’original dans le comité sur le plan de l’auto-organisation des militants, des débats sociaux et politiques et des démarches non partisanes au moment du référendum. J’ai assisté plus tard en auditeur à deux réunions publiques centrales des comités, une à Paris, rue Lafayette en juin et une à Montreuil début décembre. Mais je me suis tu, y compris sur les listes Internet, car une machine était en marche que rien ne pouvait arrêter.

La majorité des militant(e)s sont encore surtout sous le choc de la division actuelle, mais beaucoup commencent à chercher à comprendre comment on en est arrivé là. En fait le piège a été mis en place en deux temps.

Le premier temps a commencé en mai 2005, dans la toute dernière phase de la campagne du Non, au moment où la perspective d’une victoire s’est précisée. Ce premier temps s’est prolongé jusqu’au printemps 2006. Par la persuasion, mais surtout parce qu’ils possédaient les moyens organisationnels supérieurs hérités de l’appareil autrefois puissant, les porte-parole du PCF dans les comités ont commencé à expliquer qu’en cas de victoire du Non, il n’était pas question de « faire campagne pour virer Chirac ». Ils ont désigné les élections présidentielles et législatives comme étant « l’échéance capitale », celle qui ferait aboutir les aspirations qui avaient commencé à s’exprimer dans les comités dans la campagne. Dans le 11°, cela s’est passé lors d’une grande réunion, dans l’ancienne Maison des métallos, rue Jean-Pierre Timbaud. Dès le soir du 29 mai, au triste meeting à la Bastille, la majorité des orateurs (PCF, mais aussi PRS, Copernic, etc.) ont mis le paquet pour dire que l’étape suivante se situait en 2007.

Beaucoup ne se sont pas reconnus dans cette orientation, mais ils ne lui ont pas opposé une position qui incluait un rappel de la nature des élections dans la V° république. A défaut d’avoir une position qui aide au moins une partie de celles et de ceux qui avaient voté Non à prolonger leur rejet de la Constitution européenne par un début de rejet des institutions qui assurent la domination politique des forces qui avaient défendu le TCE, ils se sont reposés sur l’espoir que le « mouvement social » aurait raison, par sa seule force propre, des positions du PCF et de ses alliés de fait. A l’automne 2005, il a semblé un petit moment que cela pourrait être le cas. Lorsque le mouvement vers la grève générale des services publics, étatiques et municipaux, et des enseignants à Marseille et dans la région PACA, a été contenu, cette perspective s’est estompée et on s’est enfoncé peu à peu, à la LCR en particulier, dans la discussion sur les alliances, principalement à propos du PCF, des conditions politiques auxquelles elles seraient acceptables. Pendant plusieurs mois, les comités ont vécu en roue libre, les militants « non-encartés » n’ont pas été consultés sur les discussions en cours. Lorsqu’ils ont pu se tenir au courant, cela n’a été que par des contacts personnels avec des membres de Copernic ou de la LCR.

Le second temps commence au printemps 2006. Les comités sont re-convoqués en réunion plénière (voir plus haut à propos du 11°). L’échéance électorale de 2007 est présentée comme l’horizon de la vie politique de la gauche non sociale-libérale, justifiant que ce soit la question dont les comités se saisissent à titre principal, voire exclusif. On annonce aux militants que, grâce en particulier à Copernic, une esquisse de programme est prête et peut être mise en discussion. Mais surtout on leur annonce qu’ils vont avoir à connaître du problème, déjà discuté depuis des semaines entre les « orga », du candidat ou de la candidate qui représentera les comités et que « cela ne sera facile ». Les non-encartés s’aperçoivent que la division est déjà là ; ils pressentent que les jeux sont déjà faits, notamment parce que ce qui reste de l’appareil du PCF joue son existence, mais beaucoup veulent garder l’espoir que la division pourrait être surmontée. Certaines « personnalités » qui rêvent d’être le ou la candidat(e) de l’unité les y encouragent. Les militants non-encartés des comités vont accepter ce qui est bien sûr une « mission impossible » et y user leur temps et leur énergie.

La pilule est particulièrement amère pour les militant(e)s qui ont lutté contre la division jusqu’au bout. Mais la désillusion est également grande chez un grand nombre de salarié(e)s (qu’ils soient au travail ou chômeurs). Les militant(e)s vont continuer à militer : les uns en soutien à José Bové ; d’autres, dans beaucoup de cas par réflexe atavique, pour la dirigeante du PCF. Au sein de la LCR, les militantes et les militants qui s’identifient peu ou prou avec la décision de présenter Olivier Besancenot vont tout faire pour que les 500 signatures soient trouvées, puis qu’une campagne aussi claire que possible soit menée, Dans un cadre différent, il y a celles et ceux qui feront la campagne avec Arlette Laguiller. Mais il importe que pendant qu’ils mènent ce travail, les militantes et militants chez qui le doute s’installe (même à Lutte Ouvrière) commencent à identifier l’origine de la situation qu’ils vivent, de façon à réfléchir à la suite et se préparer à affronter la période qui commencera une fois les élections terminées.

Ce n’est pas seulement le bilan des derniers mois qu’il faut faire. C’est tout un chapitre de la lutte politique où l’extrême gauche s’est située dans le cadre de la V° république et de ses institutions, qu’il faut scruter, et dont il faut apprécier les résultats.

Le risque de « tuer le refus total du système » est bien réel

Dans la recherche de bases théoriques qui pourraient justifier une présence politique dans des institutions établies pour assurer la domination de la bourgeoisie, Samuel Johsua invoque, comme je l’ai déjà indiqué, l’opposition proposée par Gramsci dans les années 1920, entre « guerre de mouvement » et « guerre de position ». Les salarié(e)s seraient forcés de mener une « guerre de position », par définition longue, de sorte que leurs organisations révolutionnaires sont contraintes à l’immersion dans les institutions telles qu’elles sont. Mais écrit Johsua, il s’agit quand même de « savoir jusqu’où on peut aller dans le sens d’une ‘présence institutionnelle’ sans tuer le refus total du système » (Critique communiste, novembre 2006, toujours page 127, c’est moi qui souligne).

Ce serait intéressant de savoir, (mais seules des militant(e)s qui ont participé à la vie des comités de bout en bout et suivi toute l’activité du CIUN peuvent le dire) si la volonté d’avoir une « présence institutionnelle » ne fournit pas la clef de l’échec de l’expérience des comités. Beaucoup de militant(e)s ont pris conscience de la faiblesse des « 125 propositions ». La clef de cette faiblesse, à savoir vouloir être « crédible » auprès des médias mais aussi du PS, n’est-elle pas dans l’acceptation des institutions politiques, au mieux toilettées un peu ? N’y a-t-il pas concordance entre les propositions du CIUN pour contrecarrer les effets du néo-libéralisme (et non du capitalisme) et le but de ses principaux animateurs de s’insérer dans « le jeu de la démocratie parlementaire », alors même que celui a abouti au degré de dégénérescence qu’on constate aujourd’hui ? Ce serait alors de façon cohérente qu’après l’adoption des 125 propositions les dirigeants auraient écarté de façon bureaucratique l’examen et le vote de la « motion d’Aubagne ».

La question clef de l’action politique émancipatoire

Dans la discussion sur les risques de contribuer à « tuer le refus total du système », beaucoup de paramètres doivent être considérés. Dans le cas de la France, il est possible d’en parler dans un contexte où des combats comme celui du CPE semblent indiquer qu’en tant que réflexe élémentaire, « le refus total du système » est toujours vivace. Mais on est néanmoins dans un contexte où un certain nombre de facteurs très, très importants ont changé du tout au tout. L’un, dont on ne parle jamais, est la quasi disparition de toute référence dans « l’agit-prop » des organisations d’extrême gauche à ce qui est au fond la question clef de l’action politique émancipatoire, à savoir « qui dans la société a la légitimité pour gouverner dans l’intérêt de la grande majorité, pour diriger la production sur la base de ce critère ainsi que de décider de l’utilisation du surproduit social ? Les patrons et l’Etat qui les soutient et qui est aussi patron lui-même ou les salarié(e)s, les travailleurs et les travailleuses ? »

Au moment où Gramsci écrivait, la révolution d’Octobre avait fait naître l’idée, et même ancré la conviction dans toute une « avant-garde », que les travailleurs et les travailleuses avaient bien cette légitimité. Dans cette « avant-garde » les débats, voire les affrontements, ne portaient que sur les modalités d’exercice de cette légitimité, par l’intermédiaire du « Parti » ou sur la base d’institutions exprimant l’union des producteurs associés. C’est parce qu’il pense qu’ils sont armés de cette conviction que Gramsci conçoit que les travailleurs des villes industrielles du Nord de l’Italie puissent mener une « guerre de position ». Nous ne sommes plus dans les années 1920.

Aujourd’hui, l’une, sinon la tâche prioritaire est d’agir politiquement pour aider à diffuser de nouveau l’idée que la légitimité des salarié(e)s à diriger la société est la question politique fondamentale, celle qui détermine leur avenir et celle de leurs enfants. Dans une situation où chaque jour apporte les informations sur de nouvelles décisions prises contre les salariés, qui traduisent la cupidité et l’irresponsabilité sociale des élites bourgeoises, et très souvent leur incompétence manifeste (Airbus), les interrogations des salarié(e)s auxquelles il faudra de plus en plus réponde, fût-ce après pour continuer à les susciter, ne sont-elles pas du type suivant : « Pour défendre nos emplois, ne va-t-il pas falloir nous emparer des usines qui vont être fermées, ou vendues à des fonds spéculatifs, les occuper et montrer que nous sommes capables et prêts à les faire fonctionner ? » Cette question n’est-elle pas la formulation particulière, sur un site de travail donné, de la question plus vaste et plus cruciale : « Qui peut le mieux gouverner la société dans l’intérêt du plus grand nombre et des plus vulnérables de ses membres ? » .

C’est dans le travail de popularisation de ces questions que pourrait se trouver l’un des éléments de réponse à la question que les militant(e)s formés dans les organisations trotskistes nomment dans leur langage la « question du gouvernement ». Mais cela suppose d’aider les salariés à se placer face à la V° république, en « extériorité » à ses institutions. J’y reviendrai prochainement.

17 février 2007

Publié sur le site de Carré rouge

Retour en haut de la page

Soutenir Mille Bâbords

Pour garder son indépendance, Mille Bâbords ne demande pas de subventions. Pour équilibrer le budget, la solution pérenne serait d’augmenter le nombre d’adhésions ou de dons réguliers.
Contactez-nous !

Thèmes liés à l'article

Analyse/réflexions c'est aussi ...

0 | 5 | 10 | 15 | 20 | 25 | 30 | 35 | 40 | ... | 2110