Une tribune pour les luttes

En mémoire de Mr. Elanchelvan Rajendram

par Simone FLUHR

Article mis en ligne le mardi 22 mai 2007

Sur le site de Terra http://terra.rezo.net/article572.html

Je me suis entretenue aujourd’hui avec la famille de Elanchelvan, réfugiée en France, au sujet de votre demande. Ils sont tout à fait d’accord pour que vous publiez sur TERRA les documents ayant trait aux différentes démarches que Elanchelvan avait faites lorsqu’il était en France dans la mesure où, comme vous, ils ont voulu rendre son assassinat public afin d’éviter que d’autres personnes comme lui ne soient renvoyées à la mort. Avec leurs mots, c’est "Lui, il est perdu, on ne peut plus rien faire pour lui, mais il ne faut plus que ça arrive à d’autres, y compris ceux qui viennent d’ailleurs que du Sri-Lanka".

Concernant ce qui s’est passé depuis son retour au Sri-Lanka, sa famille témoigne de ceci :

Quelques semaines avant son assassinat, l’épouse de Elanchelvan avait eu la visite d’hommes en tenue militaire et civile à la maison en l’absence de son mari qui était à l’université. Ils lui ont posé des questions quant à ses activités mais aussi quant à ses activités lorsqu’il était absent. Ils ont évoqué le fait qu’ils n’ignoraient pas que son frère avait appartenu aux Tigres.

Consciente du danger qui se rapprochait, la famille avait décidé de quitter Chavakathachcheri pour s’installer chez les parents de Elanchelvan qui résident à Ilavaley. Au moment de l’assassinat, leur déménagement était quasi effectif. Elanchelvan ayant déménagé son ordinateur et les principaux effets, ils avaient vécu déjà deux semaines à demeure chez les parents. Ils étaient retournés à Chavakathachcheri parce que leur bébé devait y faire des vaccinations. C’est à cette occasion qu’il a été assassiné.

Tout cela, la famille ne l’a appris qu’ultérieurement à sa mort au travers des propos de sa femme et de ses parents. Au tout début, vu l’embrasement du conflit au Sri-Lanka, ils avaient cru à un "meurtre accidentel", motivé par la peur des soldats qui ont les nerfs à vif. Mais il leur semble évident aujourd’hui que Elanchelvan était visé en raison de l’engagement de son frère chez les Tigres car ils n’auraient pas abattu par panique un homme totalement désarmé de façon visible, comme c’était le cas, et pas en déchargeant 16 balles.

David Balathas, son ami, culpabilise énormément parce qu’il se dit qu’il l’a laissé partir alors qu’il le sentait en danger car "au moindre contrôle, les autorités allaient de toute façon tomber sur l’engagement notoire de son frère chez les Tigres". Il culpabilise d’autant plus que pour lui éviter d’être détenu (retenu faudrait-il dire), il s’était engagé à l’emmener à l’aéroport en proposant sa carte d’identité française en caution. Aujourd’hui, il se dit qu’il aura participé à son destin tragique. Il est inconsolable, son sentiment de culpabilité se rajoutant au deuil d’un ami avec qui il aura partagé toutes ces années en France.

Sa cousine (et son mari) sont eux dans un état de sidération, le même que celui qu’ils exprimaient à ne pas comprendre que personne ne croyait à son histoire "alors qu’il avait toujours dit la stricte vérité". Ce sentiment était d’autant plus fort qu’ils avaient été, eux, reconnus réfugiés dès l’OFPRA et qu’ils faisaient ainsi totalement confiance dans le jugement des autorités françaises en matière de protection.

Que pouvais-je leur dire alors ? Que ce n’était pas le premier ni assurément le dernier que je connaissais qui était débouté de sa demande d’asile même s’il avait toujours dit la vérité, même si le risque pour sa vie en cas de retour était réel ? Même si, en l’occurrence, il pouvait appuyer ses dires par les cicatrices laissées par les tortures subies, même s’il avait pu prouver la disparition de ses deux frères par un acte de décès et une cassette vidéo ? Même si toutes les attestations qu’il avait pu obtenir confirmaient, point par point, son parcours ? Ils ne pouvaient comprendre cela alors je n’ai rien dit sauf que moi non plus je ne pouvais pas comprendre.

Lorsque le Tribunal Administratif de Strasbourg a confirmé l’Arrêté de Reconduite à la Frontière émis par la Préfecture du Bas Rhin, il a encore formulé un recours auprès de la Cour d’Appel de Nancy mais ce recours n’était pas suspensif et « l’affaire » ne serait pas jugée avant un an. En attendant, Elanchelvan savait qu’au moindre contrôle d’identité, il serait mis en rétention pour être renvoyé au Sri-Lanka.

Il ne sortait plus de la maison, il ne pouvait plus accompagner les enfants de sa cousine à l’école comme il le faisait depuis des années. La police pouvait venir le chercher à tout moment et d’autant plus facilement qu’il avait indiqué son adresse chez sa cousine dans toutes ses demandes administratives. A partir de là, Elanchelvan était littéralement malade d’angoisse, il attendait jour et nuit le coup de sonnette à la porte. De toute évidence, les cauchemars qui le réveillaient la nuit prenaient corps dans le réel. Il lui fallait arrêter cette attente, cette torture de l’attente, l’attente de la torture : il a préféré se livrer lui-même à la police pour « éviter d’être escorté dans l’avion par la police française, cela lui laisserait plus de chance de passer inaperçu à l’arrivée à Colombo ».

Le jour où il m’a demandé comment procéder, j’ai encore tenté de lui indiquer une autre voie, sachant qu’elle ne le protégerait pas non plus d’une expulsion. Vous ne connaîtriez pas une Tamoule bénéficiant de papiers qui voudrait se marier avec vous ? Il sourit, non, j’ai une fiancée là-bas. Et ce n’est pas lui qui allait démontrer suffisamment de « ruse et de détermination pour détourner les procédures afin de pouvoir se maintenir sur le territoire » comme le croient nos autorités. Aujourd’hui, je lui en veux pour cela, cela m’évite de m’en vouloir de lui avoir donné très consciencieusement les coordonnées des services qui allaient « l’aider » à rentrer.

Quand j’ai rencontré sa famille après l’annonce de son décès, elle m’a demandé d’écrire à l’OFPRA et aux différentes instances auxquelles Elanchelvan avait demandé de l’aide en France pour les informer de ce qui était arrivé. Ils m’ont alors demandé s’il fallait présenter un acte de décès indiquant sa cause pour le prouver. J’avoue que je n’ai pu retenir alors des larmes de colère : Elvanchelvan avait tout fait pour pouvoir présenter les documents utiles pour prouver ce qu’il disait. Cela n’a servi à rien, tout a été jugé « insuffisant ou sans garantie suffisante d’authenticité », les attestations et les courriers de ses parents « rédigés en termes convenus », les certificats médicaux « ne pouvant établir un lien entre les constatations médicales et les sévices dont le requérant se déclare avoir été victime ». Tout a été vain et maintenant qu’il est mort, il faudrait à nouveau tenter de le prouver ?

Je revois Elanchelvan, son visage, sa réserve, son incapacité à trouver les ressources pour se faire entendre haut et fort. Tout son être respirait la peur au point où, au début, il avait un mouvement de recul quand je lui tendais la main pour le saluer (et pourtant je n’ai pas l’allure d’un tortionnaire). David me raconte qu’il avait pleuré longuement après le rejet de la CRR et qu’il lui avait dit que c’est peut-être devant la CRR qu’il aurait fallu exprimer sa détresse. Mais non, sa pudeur, et même sa peur de passer en jugement, ne pouvait permettre aucune expression manifeste sauf d’attendre que ça se passe, comme une bête sacrifiée d’emblée. Oui, Elvanchelvan n’aurait pas fait de mal à une mouche, il aurait trop souffert pour elle. Il était cette mouche qu’on écrase et même pas un cri.

En reparlant de lui avec sa famille, je me suis rendue compte d’une méprise. Quand Elanchelvan m’avait parlé d’une fiancée, j’avais cru que ce projet de mariage était, comme souvent dans leur pays, convenu entre leurs familles respectives. Or, ce n’était pas le cas : Elanchelvan et cette jeune femme étaient amoureux depuis longtemps, ils s’étaient rencontrés à l’université et s’étaient promis l’un à l’autre. J’imagine ainsi leur vie déchirée par la guerre et la fuite des persécutions. Mais du coup, j’imagine aussi leurs retrouvailles. J’imagine leur bonheur de se marier et de mettre au monde une petite fille, même si elle ne connaîtra jamais son père.

Voilà, j’ai envie d’en finir là dessus.

Merci de votre travail en sa mémoire et qui relaye l’espoir de sa famille de rendre consciente nos autorités du risque de mort encouru par ceux qui ont fui leur pays d’origine en raison de persécutions.

Simone FLUHR, CASAS
Strasbourg, 24 avril 2007


Exilé, débouté, expulsé, assassiné...

Dossier sur l’accueil en France de feu Mr. Elanchelvan RAJENDRAM

à lire sur le site de TERRA :

terra.rezo.net/article572.html

- 01) La demande d’asile de à l’OFPRA (06.08.2002)
- 02) Extraits de pièces versées au dossier à l’appui de la demande
- 03) Le premier rejet de l’OFPRA (30.01.2003)
- 04) Le recours à la Commission des Recours des Réfugiés (03.03.2003)
- 05) Le premier rejet de la CRR (04.11.2004)
- 06) La demande de réexamen à l’OFPRA (14.06.2004)
- 07) Extraits de pièces versées au dossier à l’appui de la demande
- 08) Le second rejet de l’OFPRA (12.07.2004)
- 09) Le second recours à la CRR (10.08.2004)
- 10) Le second rejet de la CRR (20.04.2005)
- 11) Décision du Tribunal Administratif sur le recours contre l’arrêté préfectoral de reconduite à la frontière (29.06.2007)
- 12) Dépêches d’agences tamouls sur le meurtre (28.02.2007)
- 13) Article des Dernières Nouvelles d’Alsace (16.03.2007)
- 14) Faire part de décès envoyé aux institutions françaises (25.03.2007)
- 15) Lettre ouverte de l’association CASAS
- 16) Appel à un rassemblement Place de Broglie (26.03.2007)
- 17) Articles du journal "20 Minutes" (27.03.2007)
- 18) Campagne nationale "Cette France-là, vous l’aimez ? vous pouvez la changer" (10.04.2007)
- 19) Lettre de Simone FLUHR du CASAS à TERRA (24.04.2007)

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