Une tribune pour les luttes

à lire, voir, écouter...

Lettre n° 83 (5 juillet 2007)

Culture & Révolution

Article mis en ligne le samedi 7 juillet 2007

Bonsoir à toutes et à tous,

Si tous les poèmes du monde et de tous les temps étaient
détruits en une nuit et effacés des mémoires, les cours en
bourse n’en seraient pas affectés. De même si on détruisait
et oubliait toute trace du théâtre, du cinéma d’art et
d’essai, de la musique inventive qui se vend mal. De même
dans l’hypothèse de la disparition des sciences sociales et
de toute une partie de la recherche scientifique qui ne
produit pas à coup sûr un retour sur investissement aux
grandes entreprises. Bien des actions en seraient peut-être
même dopées. L’essentiel de l’activité créatrice
désintéressée, de faible valeur marchande, peut disparaître
sans affecter le fonctionnement du système financier
international.

C’est pourquoi la culture sous ses diverses formes peut,
d’ores et déjà, être étouffée progressivement, à petits
feux, sans même que cela soit très visible dans les enclaves privilégiées des pays dominants. A condition d’avoir un peu de temps et d’argent, ce qui n’est pas donné à tout le monde, l’offre de consommation culturelle y reste très consistante et de qualité, comme actuellement dans les
festivals du midi de la France. Cela fait illusion et
diversion quant à la vitalité à venir de la création.
N’incite-t-on pas les bacheliers à s’engouffrer dans les
filières du commerce, de la finance, des nouvelles
technologies plutôt que d’aller « se planter » en lettres,
en sociologie, dans la recherche scientifique ou dans les
disciplines artistiques ?

Quant aux destructions massives du patrimoine culturel,
comme en Chine et en Irak par exemple, et l’impossibilité
pour la plupart des peuples de participer à une activité
culturelle avec leur propre sensibilité et créativité, nous
avons bien du mal sous nos latitudes à prendre la mesure du
désastre sur ce plan-là aussi. L’objection qu’il y a pire et plus urgent dans d’autres domaines ne tient pas. Conditions d’existence vitales et conditions sociales d’existence de la culture sont fondamentalement liées. Tout se tient et se contamine. Une culture pauvre fait bon ménage avec une pensée politique pauvre, routinière, sans ressort et sans horizon.

Le capital s’attaque dans un même mouvement à la diversité
culturelle et à la biodiversité. Il transforme toujours plus l’humanité en une espèce dégradée, prédatrice d’elle-même et destructrice de son environnement. Sans imagination vivante à l’oeuvre dans tous les domaines, l’humanité est sans avenir digne de ce nom.


LIP, LA COMPRÉHENSION CONTINUE

Toutes celles et tous ceux qui ont vu avec enthousiasme le
film « Les LIP, l’imagination au pouvoir » de Christian
Rouaud ne doivent pas en rester là. Le site
www.alencontre.org a mis en ligne et présenté deux textes
d’un grand intérêt. L’un intitulé « Les luttes de LIP de
1948 à 1983 » a été écrit par Charles Piaget en 2005. A sa
lecture, on s’étonnera encore moins qu’il ait joué un rôle
déterminant dans les luttes chez LIP car son sens
remarquable de la lutte collective conduite démocratiquement est sans faille. De façon simple, concrète et aussi malicieuse, il détaille tout le travail militant tenace et minutieux qui a été accompli en amont des grandes luttes des années 1973-1974, dès 1948 et tout particulièrement en 1968.

Un autre texte également très éclairant auquel Charles
Piaget a largement participé, s’intitule « Lip : Les effets
formateurs d’une lutte collective ». Il est le fruit d’un
travail collectif réalisé en 1975. Ces deux textes
mériteraient non seulement d’être lus par celles et ceux qui aspirent à jouer un rôle dans les luttes de notre époque mais aussi débattus au sein des collectifs militants, qu’ils soient syndicaux, associatifs ou politiques.


TOUSSAINT LOUVERTURE

Deux siècles et quelques années après sa mort, Toussaint
Louverture (1743-1803) est encore un inconnu en Europe. Le
scandale reste entier et il s’explique par des raisons
politiques flagrantes. L’oubli des figures majeures qui ont
contribué à l’émancipation des opprimés est une forme de
mépris terriblement efficace. Qui plus est lorsqu’il s’agit
d’un Noir.

La révolte des esclaves de Saint-Domingue commença en 1791
dans le sillage de la Révolution française et ce fut
Toussaint Louverture qui plus tard la mena à la victoire.
(voir sur notre site le texte d’André Lepic « La Révolution
française et l’esclavage à Saint-Domingue »).

L’écrivain guadeloupéen Alain Foix vient de publier dans la
collection folio biographies un portrait de grande qualité
de Toussaint Louverture, esclave affranchi, faisant fortune
dans la culture du café, autodidacte d’une intelligence
pénétrante, chef militaire redoutable et politique brillant. Bonaparte le fit déporter en 1803 au fort de Joux dans le Doubs et voulut rétablir l’esclavage dans l’île au prix d’un bain de sang. En vain. Quelques mois après la mort de Toussaint, les anciens esclaves arrachèrent leur
indépendance et appelèrent leur pays Haïti.

Cette biographie a les qualités d’un roman au style prenant
et fougueux qui convient parfaitement au sujet. Alain Foix
s’est appuyé sur une documentation solide et abondante. Il
cite avec à propos de nombreuses lettres et déclarations des différents protagonistes. Certains de ses jugements sur
telle ou telle décision de Toussaint peuvent se discuter ;
mais il est hautement appréciable qu’un écrivain s’engage
passionnément dans un tel récit et mette à mal quelques
« gloires nationales » françaises, au premier chef Napoléon.
Au passage, il est utile de rappeler que Robespierre était
contre l’abolition de l’esclavage et que le naturaliste
Cuvier a cherché à donner une caution scientifique au
racisme.

Comme la bibliographie qui accompagne ce livre ne signale
que l’édition anglaise du livre de référence sur la question de C.L.R. James, Les Jacobins Noirs, Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue, signalons que ce livre a été traduit en français par Pierre Naville, publié en 1949 par Gallimard et réédité avec des complément en 1984 aux éditions caribéennes. Originaire de l’île de Trinidad, C.L.R. James était trotskyste à l’époque où il rédigea ce livre (1938). Pour comprendre en profondeur la lutte des classes à Saint-Domingue en relation avec celle qui se déroulait en France, le livre de C.L.R. James reste une étude remarquable et incontournable.


LE COEUR EST UN CHASSEUR SOLITAIRE

Toute l’oeuvre de Carson McCullers a quelque chose de
musical, d’étrange et de bouleversant. La nouvelle édition
de son premier roman, Le coeur est un chasseur solitaire
(éditions Stock) se signale par des compléments d’un grand
intérêt sur l’élaboration de cette oeuvre (Esquisse pour
le Muet) et une série d’articles et de textes personnels.

Carson Mc Cullers n’avait que 23 ans en 1940 lorsqu’elle le
publia. C’est un roman d’une maturité psychologique et
littéraire époustouflante, sur des personnages enfermés dans leur solitude et voulant désespérément être aimés et
compris. Le contexte est celui d’une petite ville textile du sud des États-Unis ravagée par la misère, l’ennui et le
racisme. Évoquant dans un de ses essais l’influence des
écrivains russes du XIXe siècle sur la littérature sudiste,
Carson McCullers écrivait : « Ce qui caractérisait avant
tout l’ancienne Russie et le Sud, jusqu’à l’époque
contemporaine, c’était le peu de cas que l’on faisait de la
vie humaine. » C’est à cette cruauté que les russes Tolstoï,
Dostoïevski, Tchekhov mais aussi les américains du Sud
Faulkner, Caldwell et Carson McCullers se sont confrontés
comme écrivains « réalistes », au plus proche de la
conscience déchirée de leurs personnages.


PERSEPOLIS

Les dessins parus dans la presse du film Persépolis de
Marjane Safrati et Vincent Paronnaud ne nous attiraient
guère. La surprise à l’écran est d’autant plus agréable. Il
a fallu une audace peu commune aux auteurs pour concevoir un dessin animé entièrement en noir, en blanc et en une
infinité de gris. Enfin presque. De très brèves séquences en couleur sont comme un clin d’oeil : « Vous voyez, on aurait pu vous le faire en couleur, et qu’est-ce que cela aurait exprimé de plus ? » Effectivement, les traits et les
silhouettes dans cette gamme allant du blanc au noir intense autorisent toutes sortes de trouvailles et collent
parfaitement à ce récit autobiographique.

Il raconte l’histoire d’une petite fille heureuse au sein
d’une famille de gauche aimante, à Téhéran en 1978,
jusqu’aux périodes de l’immigration forcée pour échapper à
la répression des mollahs et de leurs sbires. Ce récit
personnel sur fond d’une grande histoire tragique pour les
peuples iranien et irakien est d’une pétulance et d’une
révolte réjouissante contre tout ce qui est vecteur
d’écrasement, d’abrutissement et d’aliénation des personnes.

Ce qui concerne donc aussi des comportements lamentables
dans une Europe qui accueille la jeune étrangère à bras
fermés.

Marjane Safrati estime qu’il n’existe que le choc des non-
cultures. Elle récuse le partage du monde en « personnes
comme nous et personnes pas comme nous ». L’autre est une
notion si abstraite qu’on en oublie qu’il s’agit d’une
personne. Une personne qui rit. « Parler d’un peuple ou
d’un pays en général est sectaire, ne veut rien dire et est
tout sauf universel. »


BROCANTE

Que peut-il bien se passer dans une brocante d’un quartier
ouest de la ville de Tokyo qui mérite qu’une romancière s’y
attarde ? Plein de petites choses curieuses, touchantes et
humoristiques. Il faut dire que le patron de La Brocante
Nakano
de Hiromi Kawakami (éditions Picquier) est un drôle
de bonhomme. Sa soeur Masayo qui fabrique des poupées n’est
pas banale non plus. Les deux jeunes qui travaillent dans la brocante se trouvent en position d’observer leurs manèges et ceux des clients de passage.

Dans un style empreint de poésie, un autre roman japonais,
« Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil » de Haruki
Murakami (éd 10/18) se passe également pour l’essentiel dans le Tokyo d’aujourd’hui avec des personnages au parcours plus tourmentés. Quoi qu’il en soit, il est difficile de garder des idées toutes faites sur les Japonais en général (ou les Iraniens, voir plus haut) quand on se laisse prendre la main par de bons auteurs.


SEPT FOIS LA RÉVOLUTION

Livre après livre, Etienne Klein a bien du mérite. Il a
décidé d’éclairer la lanterne de tous les cancres en
physique quantique, ce qui, mathématiquement, devrait lui
valoir de nombreux lecteurs. Nous disons cela par manière de plaisanterie car son propos est aussi, et sans doute avant tout, de nous faire comprendre ce qu’a été une
extraordinaire aventure intellectuelle collective.

Après avoir publié Tactiques de Chronos et Petit
voyage dans le monde des quanta
, son dernier ouvrage qui
vient d’être réédité en poche (Champs-Flammarion) a pour
titre Il était sept fois la révolution. Albert Einstein et
les autres...
Il faut le lire en toute décontraction, sans
avoir peur d’un contrôle sur table à la fin et sans être
déçu de ne pas avoir tout compris des enjeux de la physique
contemporaine dont les bases ont été jetées entre 1925 et
1935 par un petit groupe de jeunes chercheurs. Ces
« originaux » s’entendaient bien et étaient extrêmement
attentifs, admiratifs et critiques à l’égard de leurs
travaux respectifs. Pas de chefs ni de sous-fifres. Un
collectif soudé par une même passion. Dispersés aux quatre
coins de l’Europe, à Copenhague, Cambridge, Göttingen,
Vienne, Zurich ou Rome, ils se rencontraient et
correspondaient régulièrement.

Etienne Klein a choisi de tracer le portrait de sept d’entre eux parmi les plus remarquables par leur apport scientifique et par leurs personnalités contrastées : Gamov le bon vivant farceur, Dilac le taiseux impénitent, Einstein aussi « bricoleur » que théoricien, Majorana le solitaire, l’irrévérencieux Pauli amateur de sucreries et de pâtisseries, le fragile et généreux Ehrenfest, Schrödinger l’homme qui aimait beaucoup les femmes... A l’occasion le lecteur fait aussi connaissance avec Ernest Rutherford, Niels Bohr, Werner Heisenberg, Louis de Broglie, Enrico Fermi et d’autres. Ce petit livre met bien en évidence les sources diverses d’inspiration de ces scientifiques qui se trouvaient aussi bien dans la musique, une passion amoureuse, la lecture des grands philosophes que dans l’observation des horloges.


COLLECTIONS D’ÉTÉ

Il est des petits musées qui ont bien plus d’attraits que
bien des grands en cette saison. On s’y sent bien et donc
plus disponible. Plusieurs facteurs peuvent entrer en jeu :
la qualité de l’accueil, celle de l’accrochage des oeuvres,
le caractère inhabituel des collections présentées et le
fait qu’on peut rester et revenir devant un tableau en toute tranquillité.

Nous pouvons suggérer deux musées qui réunissent ces
qualités. Au sud de la France, entre Millau et Montpellier,
le Musée de Lodève présente des chefs-d’oeuvre de la
collection Oscar Ghez qui se trouvent habituellement au
Musée du Petit Palais de Genève. L’exposition couvre la
période 1880-1930 et ne comprend que des oeuvres figuratives, mais modernes pour leur époque, de Manet, Renoir, Caillebotte, Chagall, Soutine, Van Dongen, Pascin, Valloton et bien d’autres. L’exposition dure jusqu’au 28 octobre.

Au nord du nord de la France, à Bruxelles, le Musée
d’Ixelles présente des oeuvres de la Fondation des Treilles
qui se trouve à Tourtour, dans le Var. L’exposition offre à
voir une sélection de tableaux remarquables de deux peintres surréalistes parmi les plus inventifs et les plus
incontestablement poètes visuels, Max Ernst et Victor
Brauner. Mais on peut aussi y apprécier des oeuvres de
Roberto Matta, Pablo Picasso, Henri Laurens, Jean Fautrier,
Sébastien Hadengue et quelques autres. Cette exposition dure jusqu’au 16 septembre.


TRANSMISSION

A l’échelle européenne, on assiste depuis quelques années à
l’éclosion de talents variés et originaux sur la scène du
jazz. Le pianiste Pierre Christophe est l’un d’entre eux.
Dans une interview de la revue Jazzman de juin, il explique
comment en partant d’une formation de pianiste classique,
il a choisi d’aller à New York suivre pendant quatre ans
l’enseignement exigeant d’un grand pianiste de jazz, Jaki
Byard. Cet homme d’une grande culture classique, trouvant à
l’occasion son inspiration chez Debussy, Ravel ou
Stravinsky, avait eu le privilège de connaître les pianistes de jazz les plus fameux d’Eubie Blake à Mc Coy Tyner en passant par Fats Waller, Art Tatum, Erroll Garner, Duke Ellington, Bill Evans ou Bud Powell.

Jaki Byard, artiste d’avant-garde avait intégré à son jeu
tous les styles et créé le sien fait de fougue, de
délicatesse et d’humour. Il fut un des piliers d’une des
meilleures formations du compositeur et contrebassiste
Charles Mingus. « Son credo, c’était qu’il fallait maîtriser l’histoire pour trouver sa voie » dit Pierre Christophe qui a retenu cette leçon de façon exemplaire. Il a commencé par enregistrer deux disques de compositions de Jaki Byard (Byard By Us, vol 1 et 2, CD Night&Day). Il vient de sortir un troisième opus intitulé Byard... and More qui comprend cette fois six compositions de Byard et six de lui-même. Comme toujours, Pierre Christophe y est accompagné par deux musiciens complices et raffinés, Raphaël Dever à la basse et Mourad Benhammou à la batterie.

Bien fraternellement à toutes et à tous

Samuel Holder

http://culture.revolution.free.fr/

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