Une tribune pour les luttes

Y’en aura pas pour tout le monde.

Les personnages qui nous gouvernent ont-ils jamais fait la queue ?

Article mis en ligne le lundi 9 juillet 2007

Luis tourne l’angle du quai de la Corse à 7h.45.

Il y a déjà une vingtaine de personnes. Il se souvient qu’on prend seulement les cinquante premières arrivées .

A huit heures un employé ancien colonisé ouvre la porte. : « C’est fermé, messieurs-dames ça n’ouvre qu’à 8h30, mais vous pouvez prendre un numéro ».

Les visages sont tendus. Une femme en boubou prend les choses en main : « J’étais la première et puis il y a Monsieur, et puis Madame, et puis vous et vous et vous, et elle distribue le tour de chacun pour faire passer sacoches et portables sous le détecteur de terrorisme, puis pour obtenir un numéro d’ordre.

Il pleut dehors, mais les banquettes à l’intérieur resteront vides pendant les quarts d’heures qui séparent du moment de l’ouverture.

Luis se bat les flancs pour trouver encore une lueur de démocratie dans ce pays qui lui dénie le droit d’avoir un projet de vie ou le flanque dehors mais qui lui paiera peut être un avocat pour une justice qui le coupe en rondelles ; l’humanitaire, d’un côté, tellement codifié et laminé que son squelette se défait en poussières ; la forme, d’un autre côté, avec ses visas, ses délais, ses recours formulés ou non, ses limites d’âge, ses traitements médicaux à des prix inaccessibles au pays d’origine mais accessibles selon les listes du Préfet, jeunes majeurs, étudiants , vie privée et familiale, etc. On rogne, on rabote, on ruse pour rentrer dans la catégorie, pour être une vraie rondelle, mais pas un être humain.

Un droit schizophrène pour un monde schizophrène.

Une femme à cheveux blancs arbore le macaron d’une association. Elle porte sur son visage l’expression excédée et malheureuse de ceux qui essaient de sauver l’honneur de leur pays sachant que le combat est tellement inégal que plus des trois quarts des personnes présentes auront leur vie et celle de leur famille brisée par l’absence d’un papier, parce qu’ils ne pourront « apporter la preuve de leur lien avec la France ».

Elle pense à tous ses anciens collègues qui s’extasient sur les bibliothèques américaines, qui passent leur vie au quatre coins du monde, aux frais de l’Etat, dans des colloques où se trouvent toujours les mêmes personnes, à recycler jusqu’à la retraite les quatre idées qui étaient dans leur thèse. Elle pense aux personnages à chauffeur officiel qui planquent leur capitaux en Suisse et se font domiciliés à Monaco. A tous ceux là est-ce qu’on demande de faire la preuve de quoi que ce soit et surtout de leur utilité à la Nation.

Elle remâche, ressasse le coût prohibitif des contrôles, de ces barrières, de tous ces murs, de tous ces mots, de tous ces maux engendrés par un système économique devenu fou qui libère toujours plus les uns et enferme toujours plus les autres : bouclier fiscal, bouclier de Schengen, cordon antiterroriste, mur d’Israël.

Combien de temps encore ?

Elle sera morte depuis longtemps.

Cette fabrique du rejet de ce pays qui pourrait accueillir, soigner, faire grandir tous ceux qui viennent apporter leur force de travail, leur astuce, leur originalité. Cette fabrique du ressentiment et de la délinquance. Et cette phrase, toujours la même, idiote, insupportable et de surcroît tronquée : « La France ne peut accueillir toute la misère du monde ». Et tous les stéréotypes qui défilent : l’appel d’air, les vases communicants, les métaphores hydrauliques de la bêtise ordinaire, utilisées autrefois par les natalistes pris aujourd’hui à leur propre piège de conservateurs répressifs des mœurs, hantés par la peur de la diversité et du métissage.

Elle se prend à rire jaune des manchettes des journaux qui ne cesse de faire des palmarès et de classer les lycées, les hôpitaux, les taux de chômage, le PIB, le plaisir, les universités : à quel rang mondial de bêtise et de médiocrité la politique de ce pays est-elle parvenue ?

On a donné à Luis le numéro 25. Il vérifie une dernière fois la pile des photocopies et des justificatifs du dossier qu’il va déposer. La dame à cheveux blancs vérifie aussi de son côté..

Luis est rentré dans la pièce où se trouvent les guichets. Il montre son dossier. Il manque trois feuillets à la déclaration de revenu. « Vous pouvez donner votre dossier mais il faut revenir pour apporter les pièces qui manquent. Je vous donne un récépissé. Il y a deux photocopieuses dans le couloir ». Luis va vers le photocopieur qui tout à coup devient un instrument dont l’importance lui avait jusqu’alors échappé. Il perd une première pièce, avalée par une des machines qui ne marche pas. Le second appareil ne prend que les pièces de 20 centimes et Luis qui se sert d’habitude des photocopieurs de mairie ou des bureaux de postes n’a plus que des pièces de 10 centimes.

Luis habite loin ; il a demandé sa matinée au restaurant où il est employé sans être déclaré puisqu’il n’a pas le droit de travailler. Il faut absolument qu’il trouve un photocopieur pour ne pas demander une autre matinée ce qui risquerait de lui faire perdre son travail. Luis se souvient qu’un bureau de poste se trouve au coin de la rue. Dans son quartier on trouve à la poste, photocopieurs et changeurs de monnaie. Mais, c’est mal connaître le côté étriqué et un tantinet sadique de l’administration. Le bureau est bien trop près de la Préfecture et il n’ y a ni changeurs de monnaie, comme ailleurs, ni photocopieurs.

C’est vrai, les gens pourraient en profiter, en abuser, les casser. Et alors, évidemment, pour les autres, les vrais, les usagers français de la Poste, il n’y aurait plus de monnaie, plus de photocopies. Parce qu’avec ces gens là, qui prennent tout, qui ne respectent rien, on ne peut rien garder qui marche. Avec ces gens là qui, dans leur pays font la vaisselle dans de l’eau sale et qui doivent faire plusieurs kilomètres pour aller chercher de l’eau, vous imaginez un peu un changeur de monnaie ? Où se croient- ils et qu’est-ce qu’on leur doit ?

Alors on ne mettra rien et surtout pas des photocopieurs ni des changeurs de monnaie. Il n’auront qu’à prévoir ou bien aller ailleurs.

Luis se souvient qu’un peu plus loin il a un photomaton et un photocopieur qui n’accepte que 20 centimes dans une pièce ouverte sur la rue, une pièce qui sent l’urine, parce qu’évidemment les gens en profitent pour faire leur besoin.. Que voulez vous, ces gens là, ils ne savent pas se servir des appareils, ils cassent même les sanisettes.

C’est pour cela qu’on leur a demandé s’ils avaient des liens suffisants avec la France, à ces gens là, parce qu’ils cassent les appareils.

D’ailleurs, à propos, ces gens là, est-ce qu’ils ont un visage ?

« Ont-ils un visage ? » demande à voix haute la femme aux cheveux blancs, en se tournant vers Luis, qui, comme elle, marche à la recherche d’une machine qui lui permette d’achever ce matin sa démarche.

« Il y a une poste à l’Odéon, dit-elle. Faisons la route ensemble, ce sera moins angoissant ».

Elisabeth Zucker-Rouvillois

RESF Sud-Ouest.

Ligue des droits de l’homme Paris 14/6

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