Une tribune pour les luttes

Thèses sur leur démocratie

Article mis en ligne le jeudi 22 novembre 2007

« La démocratie, c’est Sarkozy. »

Une banderole (Rennes, novembre 2007)

« Pourquoi les chiffres fascinent-ils tant de simples d’esprit et les impatients toujours friands de références et de certitudes ? Un chiffre ne se discute pas, en quelque sorte par définition ; il y a bien une virilité imbécile du chiffre entêté et toujours prêt à s’abriter derrière une espèce d’immunité scientifique. »

Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs, De l’incitation à l’envie et à l’ennui dans les démocraties-marchés

I

Depuis l’élection de Nicolas Sarkozy de Nagy-Bocsa, les partisans de l’ordre établi, de gauche comme de droite, n’ont qu’un mot à la bouche : démocratie. Selon leur idéologie, un homme politique est « légitime » dès lors qu’il a été « élu démocratiquement ». En France, pour être élu démocratiquement président, il faut obtenir 50% des voix plus une voix, lors d’un vote à bulletin secret au suffrage universel ( ?) direct. A ce titre, Sarkozy bénéficie d’une « forte légitimité populaire » puisqu’il a obtenu pas moins de 53% des voix le 6 mai dernier. La conclusion logique de tout ceci nous est matraquée quotidiennement par les journalistes aux ordres : si Sarkozy est « légitime », ses « réformes » le sont aussi, donc sont « illégitimes » et « anti-démocratiques » toutes les tentatives d’opposition à la politique sarkozienne.

II

Les sarkozystes, de droite comme de gauche, avoués ou honteux, hommes politiques, journaleux ou autre, savent pertinemment qu’il ne leur sera pas possible de se servir durant 5 ans des minables « 53% » du 6 mai 2007 comme d’un bouclier. D’où l’utilité du recours aux sondages : grâce à des instituts de sondages tels que l’IFOP (appartenant à Laurence Parisot, présidente du MEDEF), c’est le 6 mai 2007 tous les jours ! 57% des Français adorent Sarkozy par ci, 60% des Français condamnent la grève par là, une majorité de Français approuvent les tests ADN… et ainsi de suite. Le seul problème, c’est que ces sondages ne valent rien : les échantillons de « sondés » ne sont pas « représentatifs de la population française âgée de 18 ans et plus » (ce qui est l’extravagante prétention des instituts de sondage), ils sont uniquement représentatifs de la population française âgée de 18 ans et plus acceptant de répondre au sondage. De surcroît, au risque d’enfoncer une porte ouverte, la formulation des questions joue pour beaucoup dans les réponses obtenues : voila pourquoi plusieurs sondages réalisés le même jour et portant sur le même thème aboutissent à des résultats très différents.

III

L’invocation permanente des si merveilleusement démocratiques « 53% » du 6 mai 2007 et la mise en avant des divers sondages favorables à Nicolas Sarkozy participent d’une seule et même problématique : il s’agit pour la bourgeoisie de trouver une justification à la poursuite et la radicalisation des contre-réformes néo-libérales (initiées par le social-démocrate François Mitterrand il y a 25 ans) sans se référer à une quelconque morale. En effet, la bourgeoisie ne peut pas se référer à sa propre morale, en tant que classe sociale, pour une raison simple : elle n’en a pas, elle est parfaitement amorale. Seul compte pour elle le pognon. Habituellement, elle s’en fout plein les poches par des méthodes nettement répréhensibles (guerres impérialistes, exploitation des esclaves salariés…), mais elle ne répugne pas non plus à s’enrichir grâce à la pléthorique et très hypocrite industrie de la bonne conscience : CD pour sauver le Darfour, livres de Nicolas Hulot, produits bio, places pour le prochain concert du chanteur degauche à la mode, cartes d’adhérent au Parti Socialiste ou à Attac... Certes, il faut reconnaître que Sarkozy s’acharne (en fait, depuis 2002) à redonner un nouveau souffle aux religions et à leur morale toujours en faveur des riches : en nommant la catholique intégriste Christine Boutin dans son gouvernement (et une ou deux musulmanes, pour ne pas faire de jaloux), en promettant la destruction de la loi de 1905 sur la laïcité, et cætera. Mais les classes populaires du pays sont massivement athées, et il est probable que les curés – même secondés par les imams, les rabbins et autres gourous – échouent à les convaincre de l’utilité de se faire exploiter plus pour gagner moins. Et, de toute façon, Nicolas Sarkozy de Nagy-Bocsa et sa clique savent pertinemment que remplir de nouveau les lieux de cultes de pauvres est un projet de longue haleine ; d’où, en attendant un hypothétique succès de ce projet, le rappel fréquent des « 53% » et, surtout, des derniers sondages bidons en date.

IV

Les réactions des partisans de l’ordre établi face au mécontentement généré par la politique sarkozienne – et, surtout, face aux formes par lesquelles il s’exprime – aident à comprendre ce qu’est, pour eux, la démocratie. Quand le premier ministre François Fillon dénonce les actuelles grèves dans les facs comme étant « politiques », cela peut surprendre quelques personnes crédules qui se demanderont : comment nos dirigeants peuvent-ils se réclamer de la démocratie tout en faisant un usage dépréciatif de l’adjectif « politique » ? C’est très simple : pour la classe dirigeante et ses laquais, la démocratie idéale est une démocratie-marché dans laquelle l’individu-consommateur bénéficie de tout un tas de libertés de choix : Leclerc ou Auchan, Quick ou Macdo, TF1 ou Arte, VSD ou Paris Match, et bien d’autres dilemmes tout aussi cruels… Pour ce qui est de la politique, par contre, dans la démocratie si chère à nos gouvernants, cela consiste uniquement à choisir, à chaque élection, entre quelques candidats qui se disputent sur la manière adéquate de gérer le capitalisme mais qui, tous sans exception, acceptent le postulat de base du caractère éternel de l’État et des classes sociales.

V

Dans la conception dominante de la démocratie, il est préférable que les masses ne s’intéressent pas à la politique. C’est pour cette raison que nos dirigeants n’hésitent pas à faire ouvertement l’éloge de la « majorité silencieuse », celle qui ne prend pas part activement à la vie de la Cité. Ce concept de majorité silencieuse est, pour le Pouvoir, un joker de luxe : à chaque fois qu’il est un tant soit peu dérangé par les actions de tel ou tel secteur de la population (jeunes des quartiers populaires/cités qui caillassent les flics, salariés du public en grève…), il peut opposer à celui-ci sa fameuse « majorité silencieuse » qui condamne lesdites actions. Et, puisque cette fameuse « majorité » favorable au gouvernement est « silencieuse », ceux qui l’invoquent sont, bien entendu, dispensés de prouver qu’elle existe.

VI

Cette glorification de la « majorité silencieuse » par la bourgeoisie et ses merdias se change instantanément en une haine non dissimulée pour les classes populaires à chaque fois qu’il n’est plus possible de cacher le fait qu’elles sont majoritaires – au regard même des critères démocratiques dominants – à ne pas penser comme il faut (c’est-à-dire : à ne pas penser comme l’élite). Suite à la victoire du non lors du referendum du 29 Mai 2005, les partisans de l’Union Européenne capitaliste nous ont alors expliqué que ce salaud de peuple (en particulier ces salauds d’ouvriers, qui ont presque tous voté non) était tour à tour ou simultanément : nazi, inculte, ringard, réactionnaire, poujadiste, illettré, antisémite, nationaliste, archaïque, conservateur… De même, si la vaste majorité des salariés et de la jeunesse a soutenu les grandes grèves de février à avril 2006 – et que des millions d’entre eux ont pris part aux manifestations – ce n’est pas parce qu’elle avait de bonnes raisons de refuser le CPE et son monde… Non, détrompez-vous : c’est uniquement parce que tous ces gens-là n’étaient que des naïfs manipulés par les syndicats et l’extrême-gauche, ou alors des staliniens, ou bien des débiles inaptes à comprendre les sacrifices rendus nécessaires par la mondialisation, ou enfin des anti-démocrates qui osent demander le retrait d’une loi votée par les députés – ces inénarrables « représentants de la Nation ».

VII

La réponse des gouvernants aux récents blocages (des trains par les cheminots, des avions par les stewards et les hôtesses d’Air France, des facs par les étudiants…) est sans ambiguïté : envoi des CRS, des gendarmes mobiles, matraquages, lacrymos, gardes à vue, projet d’élargissement du service minimum au transport aérien, assimilation des grévistes à des « terroristes », menace d’intervention de l’armée... Ces réactions de fureur nous rappellent opportunément que « la démocratie-marché sera fluide ou ne sera pas » (cf. Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs…), que les flux (de marchandises, de personnes, d’informations…) y jouent un rôle prépondérant et que sa devise est : « tu bouges ou tu crèves ! » (Ibid).

VIII

Le blocage des facultés nous permet de constater encore une fois que le vote à bulletin secret est une arme entre les mains des anti-grévistes. Ces derniers savent bien que les grèves commencent à main levée et se terminent à bulletins secrets. Le président de la République le sait aussi, qui veut rendre obligatoire le vote à bulletin secret au bout de huit jours de grève dans une usine, une administration ou une faculté. Ce type de vote – que l’on veut nous imposer au nom de la démocratie, mais qui rend possible bien des tricheries – est complètement en phase avec la présente tendance à déresponsabiliser les masses, à les infantiliser, à faire en sorte qu’elles n’aient rien à assumer – et surtout pas leurs opinions politiques. Les partisans de la conception dominante de la démocratie rejettent le vote à main levée parce que la démocratie dont ils font l’apologie ne peut fonctionner que si la société n’est, conformément aux fondements de l’idéologie « libérale », qu’un agrégat d’individus égoïstes préoccupés uniquement par leur intérêt personnel. Or, lors d’un vote à main levée en AG, après débats, chacun se détermine en tant que membre d’un collectif. Le vote à bulletin secret est nettement plus acceptable, puisque les individus passent par un isoloir – le terme n’est pas anodin – avant de glisser leur bulletin dans l’urne. Cependant, le vote à bulletin secret sera bientôt remplacé par le vote électronique à domicile, qui permettra encore plus de fraudes et règlera également le fâcheux problème posé par tous ces gens qui ont tendance à discuter – catastrophe ! – aux abords des bureaux de vote.

IX

Lorsqu’ils sont confrontés à ceux qui dénoncent le charlatanisme de leur démocratie de consommateurs apolitiques, atomistiques et fluides, les valets du système capitaliste s’en sortent très souvent par une acrobatie sophistique du genre de celle-ci : « mais, au fond, puisque vous aimez si peu la démocratie et que vous êtes communistes, pourquoi n’iriez-vous pas vivre en Corée du Nord ? ». Certes, le caractère outrancier de la question lui ôte son pouvoir de nuisance. Mais, parce que des propos de ce type sont récurrents – un président d’université, ancien mao mais toujours salaud, ne vient-il pas de traiter les grévistes de « Khmers rouges » ? – ils requièrent qu’on y consacre quelques lignes. Tout d’abord, remarquons que le régime nord-coréen n’est guère plus dictatorial que le régime gabonais que Sarkozy considère comme démocratique (cf. ses propos du 27.07.2007, à Libreville). Parions que si les dirigeants nord-coréens annonçaient la découverte dans leur pays d’importantes réserves de pétrole ou de gaz naturel, il ne s’écoulerait pas une heure avant que Nicolas Sarkozy de Nagy-Bocsa ne range Kim Jong-il dans la catégorie des « démocrates ». Quant à Bernard Kouchner, s’il n’a pas encore rédigé de rapport affirmant que les travailleurs nord-coréens sont bien traités, c’est simplement parce que le groupe Total, son employeur, ne le lui a pas demandé. Le stalinisme, dans toutes ses variantes, est coupable du meurtre de millions d’exploités, à commencer par les plus révolutionnaires d’entre eux ; et la clique bureaucratique au pouvoir en Corée du Nord a beau être peinte en rouge, elle n’en reste pas moins une classe dominante donc, pour nous, une cible à abattre. De plus, les staliniens ont à maintes reprises volé au secours du pouvoir français (lors des grandes grèves de 1936, à la Libération, en Mai 68…) et, sans leur précieux concours, il y a bien longtemps qu’une révolution l’aurait balayé. Ce sont donc les philistins démocrates qui auraient une bonne raison de faire un pèlerinage en Corée du Nord : c’est grâce au stalinisme (de notre point de vue : à cause de lui) que la forme de démocratie dont ils se réclament perdure.

X

Les démocrates bien-pensants aiment voir partout des atteintes à leurs «  libertés » (liberté d’étudier, liberté de travailler, liberté de circuler…) et les dénoncer vigoureusement. Ces dénonciations horrifiées paraîtraient plus sincères si leur conception étriquée de la liberté (selon la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, qu’ils invoquent fréquemment contre les grévistes, « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ») ne s’était pas imposée hier par des méthodes qu’ils condamnent aujourd’hui lorsque d’autres y ont recours. En effet, pour que la bourgeoisie française triomphe de la monarchie absolue et la remplace par un régime parlementaire, il a fallu en passer par des mesures éminemment dictatoriales et liberticides (y compris, bien sûr, avant la période robespierriste de la Révolution). Seulement, la Révolution française ne relève pas de l’actualité, elle fait partie de l’Histoire. Comme la connaissance historique tend à disparaître, les bataillons de démocrates militants ont beau jeu de montrer du doigt les « fachos d’extrême-gauche » (rien que ça !) qui entravent leur « liberté ». Mais si l’on demandait à ces fervents démocrates de renoncer immédiatement à bénéficier de toutes les avancées sociales et économiques qui résultent de luttes populaires et non pas d’un vote à bulletin secret au suffrage universel, combien s’y risqueraient ? Ce serait pourtant la moindre des choses, s’ils veulent être en accord avec leurs idées. S’il y en a parmi ces gens-là qui se soucient de la cohérence de leur démarche, on ne saurait trop leur conseiller de travailler à une interprétation globale de l’histoire de France, avec pour boussole leur conception de la démocratie. N’en doutons pas, le résultat serait détonnant : on imagine d’ici les passionnants développements sur les thèmes « insurrection de juillet 1830 : un complot des barricadiers contre la liberté de circulation des Parisiens », « grève des cheminots d’août 1944 : les soldats allemands pris en otage » ou encore « 2 décembre 1851 : des prolétaires hostiles à la démocratie se soulèvent contre un président élu au suffrage universel ».

XI

Quant à nous, nous disons clairement que les grèves, insurrections et révolutions dont nous nous voulons les continuateurs ont toujours été, du moins à leur commencement, le fait d’un nombre restreint d’individus. Mais les minoritaires d’hier – Sans-Culottes, Communards, Résistants – dominent les sommets de l’Histoire tandis que les « majorités silencieuses », si chères à l’orthodoxie démocrate, n’y ont aucune place. Si cela peut consoler ces braves démocrates, dans la panoplie des misérables « libertés de… » dont ils disposent, il y a aussi celle de regarder silencieusement – quand ce n’est pas, carrément, en applaudissant des deux mains – les capitalistes mettre à mort la planète. Comprenez-les : après tout, les Bush, Sarkozy, Merkel, Prodi et Cie sont parfaitement légitimes … N’ont-ils pas été élus démocratiquement ?

http://sinistrespectacle.free.fr/

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Vos commentaires

  • Le 11 février 2008 à 09:35 En réponse à : Thèses sur leur démocratie

    pour ne pas réduire la démocratie à ses caricatures (un exemple au hasard, Hitler a-t-il conquis l’Allemagne à la tête d’une armée en 1933 ?), ni à ses aspects simplistes (le fait que la majorité croyait la terre immobile il y a quelques siècles l’empéchait-elle de tourner ?), ne pourrait-on essayer d’en dégager une essence au delà de ses aspects formels ? J’en vois un élément qui me semble important : faire participer les individus aux décisions les concernant

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