Une tribune pour les luttes

Le « sans-papiers », une figure emblématique de la mondialisation

par Jean-Pierre Cavalié

Intervention de Jean-Pierre Cavalié, délégué régional Paca Cimade, à l’AG de Mille Bâbords du 10 novembre 2007

1. La fonction économique du « sans-papiers »

Pourquoi et comment est apparu ce phénomène du sans papier ? Les papiers d’identité, dont l’absence est devenue synonyme de délinquance [1], n’ont pas toujours existé. Leur apparition est même très récente puisqu’ils ont été d’abord imposés aux étrangers en 1917, puis généralisés à l’ensemble des Français sous Vichy en 1940, dans un même soucis de contrôle de la population.

Après-guerre, la reconstruction et les « trente glorieuses » années de croissance ont été possible grâce à un apport constant et important de main d’oeuvre étrangère qui passait irrégulièrement les frontières, et régularisait sa situation sur place [2]. À partir de 1972, les tracasseries commencent [3], mais le coup fatal est porté en 1984 par la Gauche et surtout deux années plus tard par Charles Pasqua qui va créer une véritable machine administrative à créer des « sans papiers ». Le but est de répondre aux « impératifs » économiques de la France qui vient d’entrer dans la mondialisation néo-libérale. Quelques explications sont nécessaires.

À la fin des années 60, la problématique économique change en raison de la saturation progressive des marchés intérieurs, et l’obsession devient la conquête des marchés globaux, par secteurs d’activité, puis par zone géographique. Pour cela, il faut agir sur le poste le plus facilement compressible : la main d’oeuvre. La première solution, rendue possible par les nouvelles techniques, sera l’automation de la production, afin de se passer au maximum de main d’oeuvre (Cf : l’automobile). Ce choix explique l’émergence du chômage de masse qui a été d’abord une solution économique (Cf Michel Albert) avant de devenir un problème social. Mais, certaines activités ne pouvant pas être (encore entièrement) automatisées, seront l’objet d’une deuxième solution : la délocalisation de la production dans un autre pays où la main d’oeuvre peut être jusqu’à 60 fois moins chère. Mais certaines activités ne pouvaient être ni automatisées, ni délocalisées (travaux publics, agriculture, tourisme). On va alors recourir à une troisième solution : la « délocalisation interne » c’est-à-dire le travail illégal. L’objectif est d’embaucher, en France, des travailleurs étrangers auxquels l’entreprise pourra ne pas appliquer le droit du travail, les sous-payer et les utiliser en fonction des besoins ; des travailleurs jetables et « flexibles » à souhait, d’autant que les modes de vie et donc la consommation sont devenus très volatiles et éphémères. Comment crée-t-on des travailleurs « sans droits » ? Tout simplement en créant des « sans papiers » en utilisant la loi.

En arrivant au pouvoir, en 1981, la Gauche procède à la régularisation « exceptionnelle » de 130.000. Elle commence par adopter une politique keynésienne de relance de la consommation par l’augmentation du pouvoir d’achat. Mais, elle a sousestimé une donnée : l’économie s’est mondialisée et les gens achètent beaucoup étranger, ce qui va créer un déficit de la balance commerciale et accroître l’inflation. C’est pourquoi, en 1984, le gouvernement change et adopte le modèle néo-libéral avec ses « impératifs » néo-esclavagistes. Il vote d’ailleurs la même année un décret interdisant la régularisation des étrangers sur le sol français. En 1986, Pasqua crée une véritable « machine à sans papiers » en reprenant ce décret et en systématisant les visas. L’étranger est donc obligé de rentrer dans son pays, mais, le visa étant totalement discrétionnaire [4] la réponse peut prendre des mois ou des années, on peut même ne jamais vous répondre, et la plupart du temps c’est négatif. Résultat : Si vous avez des attaches, notamment affectives en France, vous revenez... clandestinement. Pour les étrangers déjà en France, le message est clair : Si tu pars, tu as peu de chances de revenir ! Beaucoup vont donc rester en France en situation irrégulière.

Le phénomène des « sans papiers » naît donc dans ces années 80 d’un besoin structurel des économies occidentales happées par la logique néo-libérale de la mondialisation. Ils occupent ainsi une fonction déterminante dans l’agriculture, le BTP, la confection, la restauration, l’hôtellerie, le nettoyage, le gardiennage, le petit commerce, le dépannage... ils sont au coeur de notre économie pour lui permettre d’affronter la guerre internationale dont elle est la proie. Ils sont cachés derrière bon nombre de nos « bonnes affaires ».

Historiquement, c’est la première fonction des sans papiers, mais depuis les années 2000, ils se voient attribuer un rôle socio-politique de tout premier plan.

2. Le rôle socio-politique du sans-papiers

Comme le notait le sociologue algérien Abdelmalek Sayad, on attend toujours du « bon immigré » qu’il soit « poli et invisible », surtout quand on a l’intention de le traiter en serviteur « utile ». La connaissance des bonnes manières - on parlera aujourd’hui des « valeurs de la République » - est alors conçue comme une preuve de soumission ; elle est la marque de l’étranger qui accepte son sort sans renacler ni revendiquer. L’invisibilité a pour but d’éviter la compassion et la solidarité de la population autochtone. On comprend dès lors la fonction des contrôles systématiques et imprévisibles : Leur faire peur pour qu’ils se cachent et restent dans le rôle attribué. Et de fait ça marche ; tous disent que l’exploitation est une souffrance, la xénophobie ou le racisme sont destructeurs, et que par dessus tout, la clandestinité est un vrai calvaire, pour eux-mêmes comme pour leurs proches.

Et pourtant, dès le début du phénomène, un nombre plus ou moins important de personnes en situation irrégulière a eu le courage de s’unir, de sortir dans la rue pour revendiquer d’être traiter comme des êtres humains à part entière. Le mouvement a pris tellement d’ampleur [5] que le « sans papier » est devenu une figure sociale majeure de notre société [6], se payant même le luxe d’unifier quasiment la société civile autour de sa revendication. En un mot, les sans papiers sont devenus de « mauvais immigrés » : politiques et visibles. L’objectif de la politique policière et de dénigrement à leur égard a pour objet de les ramener dans le droit chemin : rester polis et invisibles. Compte tenu de leur rôle fondamental dans l’économie française, il est clair que le gouvernement ne cherche pas à enrayer le phénomène du séjour irrégulier, mais à le contrôler. La machine à sans papiers fonctionne toujours aussi bien, mais renvoyer 6 à 8% d’entre eux [7] ne sert qu’à l’entretenir en renouvelant sa population, en maintenant la peur qui rend docile, et en faisant croire à l’opinion publique que les autorités sont efficaces. Elles le sont, mais pas là comme on pourrait le penser.

Jusqu’à la fin des années 90, le « sans papiers » avait le rôle économique que nous avons exposé, ainsi qu’une fonction sociale : Amortisseur de crise, car il est le premier à être licencié, bouc émissaire, car il sert d’explication pour tout ce qui ne va pas, et ciment national(iste) face aux éclatements créés par les inégalités réelles.

Mais à partir des années 2000, et plus précisément après les attentats terroristes du 11 septembre 2001 aux États-Unis et du 11 mars à Madrid, les « sans papiers » vont être utilisés pour justifier la mise en place d’un système politique « post-démocratique » à dimension planétaire. Il est caractérisé par la sortie de l’état de Droit et l’instauration d’un régime policier de type « panoptique » dans le cadre d’une mutation des États-Nations.

La notion d’État de Droit désigne un système politique et institutionnel reposant sur cinq piliers qui, me semble-t-il, sont déjà tous largement minés [8], surtout en ce qui concerne les étrangers. Le plus grave peut être résumé à trois phénomènes :

L’administration et plus particulièrement le Ministère de l’Intérieur a de plus en plus de pouvoirs par rapport à la Justice ; en clair, nous sommes surtout dans une logique de Police et les invectives du Président contre la Justice sont très révélatrices.

Surtout avec les dernières réformes dites Sarkozy [9], l’application des maigres droits restant aux étrangers repose désormais sur « la libre appréciation » du consul, du préfet et du maire ; en clair, c’est une législation qui tient plus de l’arbitraire que du droit.

Enfin, les lois concernant les étrangers ont pour fonction de leur appliquer le moins possible les droits fondamentaux (se marier, vivre en famille, asile, accès à la santé, au travail...), alors que dans un véritable état de Droit, les lois ont la fonction inverse de réaliser le Droit. Dans la 2° moitié des années 90, alors que le modèle néo-libéral est déjà bien en place au niveau mondial, se fait jour chez les « seigneurs de l’économie » la préoccupation suivante : Comment en finir avec le modèle de l’État social et son cortège de protections et de droits qui sont autant d’entraves à la « libre concurrence », mais sans provoquer de mouvements sociaux d’ampleur ? Pour l’OCDE, le rapport Morisson [10], a répondu en préconisant de ne pas supprimer de services, mais d’en dégrader progressivement la qualité (Cf La Poste), ni de droits, mais de les rendre en grande partie inaccessibles : droit de vivre en famille, de se marier, droit des enfants, droit d’asile, droit à un recours effectif... bientôt des limites au droit de grève, puis... Ici aussi les étrangers servent de terrain d’expérimentation.

3. Au nom de la « sécurité » : un système de surveillance « panoptique »

Ces mesures étaient cependant insuffisantes pour contenir les velléïtés de résistance à une telle évolution. C’est pourquoi, au début des années 2000, une politique globale beaucoup plus ouvertement policière et militaire s’est mise en place. Déjà, la première guerre du Golfe, en 1990-91, avait réhabitué l’opinion publique à de nouvelles interventions armées des puissances occidentales, au nom de la lutte contre « l’empire du Mal » assimilant Islam, intégrisme, terrorisme. Le grand tournant pourtant, seront les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, et du 11 mars 2003 à Madrid, ouvrant la porte à des lois extrêmement liberticides comme le « Patriot Act » aux USA, les lois Perben I et II en France. Le raisonnement est le suivant : Pour défendre la démocratie face à ce nouvel ennemi, nous devons prendre des mesures de surveillance qui suspendent nombre de règles de la démocratie. Les terroristes sont par définition étrangers et invisibles ; pour les repérer et les mettre hors d’état de nuire, il faut donc surveiller tous les étrangers, ainsi que toutes les personnes d’origine étrangère (les immigrés) ; et comme on ne sait pas où ils se cachent, il faut surveiller en fait toute la population. Cette préoccupation nous fait penser au « système panoptique » que Michel Foucault a analysé [11] à propos des plans proposés au dix-huitième siècle par Jeremy Bentham pour une « prison parfaite » permettant de surveiller tout le monde, tout le temps et partout ; en un mot un système policier, totalitaire au sens fort. En clair, c’est un modèle de société carcérale qui est en train de nous être « proposé ». La nouveauté tient au fait que ce qui était auparavant techniquement irréalisable, est devenu aujourd’hui possible. Qu’on en juge :
La généralisation de la carte d’identité numérique permet de reconnaître quelqu’un à partir d’une photo ou d’un film ; cela servira en cas d’infraction, mais également de manifestation. À l’instar de l’Angleterre où l’on trouve une caméra de surveillance pour 6 habitants, la France veut en « tripler le nombre d’ici 2009 » [12]. Il existe pour tous les étrangers passant les frontières de l’Union Européenne, un système de reconnaissance digitale (Eurodac) qui pourrait se développer. Un fichier a été commencé pour les personnes qui vont rendre visite aux étrangers se trouvant en centre de rétention. Le test ADN vient d’être accepté pour les étrangers ; en G.B, le projet est de l’étendre à l’ensemble de la population. « La Police veut surveiller les quartiers dits sensibles avec des drones », minis-engins de surveillance aérienne très utilisés par l’armée israëlienne. Le groupe AXA vient de proposer à ses membres d’accepter un GPS pour leur permettre de suivre toutes les caractéristiques de leurs déplacements, contre une baisse de tarif. Un projet de loi envisage d’obliger les opérateurs de portable et de net, à garder pendant une année toutes les données qui pourront être consultées par la Police, sans accord de la Justice [13]. Des corps de métier ont obligation à délation : enseignants, éducateurs, responsables de centres d’accueil, employés de mairie, de l’ANPE, des ASSEDIC, inspecteurs du travail. Un fichier de l’Education Nationale, nommé « base élèves », contenant de nombreux renseignements est en voie de constitution...

Je viens de parler de la France, mais la politique à l’égard des étrangers est maintenant pensée et planifiée au niveau de l’Union Européenne qui s’est engagée ouvertement dans l’édification de « camps pour étrangers », à l’intérieur de l’Union, mais également dans des « pays tampons » chargés d’exercer pour elle le contrôle, la répression et le renvoi. La nouvelle agence Frontex, chargée de surveiller les frontières extérieures de l’Union Européenne est en fait une petite armée pour (contre) les étrangers qui veulent rentrer illégalement en Europe. Elle est équipée de bateaux et d’avions militaires, de radars, d’armes diverses... la fraternité humaine [14] est mal partie.

Tout cela, il est vrai, n’est pas très encourageant ; mais, si je suis alarmiste, je ne suis pas pour autant pessimiste et encore moins fataliste ; non par principe, mais parce que je regarde cette crise profonde comme un « kaïros » [15].

4. Un révélateur du kaïros présent

Que faisons-nous face à cette situation ? Nous essayons de résister, de conscientiser et d’anticiper des changements profonds.

Tout d’abord, nous résistons : Résister, c’est s’opposer dans un rapport inégal, à des pratiques et des politiques, et non à des personnes. Résister, c’est soutenir des personnes au nom des droits fondamentaux et de valeurs éthiques, même si cela veut dire désobéïr à la loi. Pour nous, le « bon citoyen », si ça existe, est un défenseur des droits et de l’état de Droit, pas forcément de l’état des lois.

Concrétement, nous résistons le mieux possible aux renvois des étrangers et notamment des enfants dans le cadre du Réseau Education Sans Frontières. Malgré des résultats non négligeables, nous savons que nous n’arriverons pas à empêcher tous les départs, loin s’en faut. Au-delà, ces actions mobilisent et conscientisent, elles apprennent à communiquer et s’organiser, et surtout elles enseignent le respect et le courage.

Empêcher de partir c’est bien, mais il faut aussi essayer d’aider à rester lorsque l’on pense que c’est légitime. Cela passe par l’aide au logement, sous la forme de l’hospitalité individuelle, de l’hébergement au nom d’une organisation, du squatt collectif - nous préférons parler de réquisition citoyenne -... C’est puni très fortement par la loi, mais ça n’est pas un motif pour arrêter. Nous reprenons ici une ancienne tradition née dans les églises aux États-Unis [16] et nommée « Réseaux sanctuaires ». Des institutions, Églises, universités, municipalités, peuvent se déclarer zones sanctuaires en affirmant publiquement qu’elles désobéissent à la loi en protégeant des étrangers en situation irrégulière.

Nous faisons un travail de loobying pour essayer de faire changer certains aspects de la loi [17] ; mais nous sommes en même temps conscients que c’est en fait toute la loi qu’il faudrait changer, car c’est la logique globale qui est perverse, logique utilitariste ne s’intéressant aux étrangers que comme travailleur rentable, logique policière souvent brutale, logique du chiffre inhumaine, logique discriminatoire et ouvertement xénophobe.

Nous cherchons également à conscientiser [18] à partir de cette situation, dans le but d’offrir des clés de compréhension pour permettre de trouver et choisir des moyens d’actions, et envisager ensemble un avenir autre. Conscientiser n’est pas une simple démarche intellectuelle, c’est une action qui se situe à la charnière entre l’immédiat et le futur. Les grands changements, disait Antonio Gramsci, se préparent d’abord dans la tête, dans la conscience.

L’enjeu majeur et urgent est effectivement de préparer un changement radical de l’ordre actuel du monde dans lequel la souveraineté nationale n’a plus beaucoup de sens ; nous nous trouvons devant le défi de créer un état de Droit et une démocratie participative au niveau de l’ensemble de la planète et des peuples. Nous devons repenser l’économie pour limiter le marché et la sphère financière, pour laisser place au don, à l’échange, à l’autoproduction, etc... Tout cela est impensable sans repenser également notre mode de vie vers plus de « simplicité » [19] pour que chacun aît au moins le nécessaire.

Face à l’obsession des papiers d’identité (instrument de contrôle des populations), nous devons affirmer que le véritable problème n’est pas les papiers mais l’identité, et que la véritable identité est celle vers laquelle nous choisissons de cheminer [20], et non celle qui serait imposée à la naissance, notamment par la nationalité.

Je crois profondément que la crise que nous traversons au niveau mondial et dont la dimension environnementale n’est qu’un aspect, doit être vue comme un kaïros, c’est-à-dire un moment particulier de l’histoire qui est un jugement (crisis en grec) sur notre façon de vivre, et par là un appel au changement radical. Travailler à une autre mondialisation peut être un moyen d’avancer modestement vers une vraie réconciliation de l’humanité. Dans ce temps gagné par le fatalisme, nous devons nous réapproprier notre histoire commune en étant persuadés que ce ne seront ni des mécanismes (économiques...), ni des institutions (OMC...) qui la feront, mais nous tous parce que nous le voudrons. On peut tout nous enlever, sauf l’espoir...

Jean-Pierre Cavalié

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