Une tribune pour les luttes

Lettre du 11 juin 2008 d’Evo Morales à l’Union Européenne à propos de la "directive retour"

Article mis en ligne le vendredi 13 juin 2008

Jusqu’à la fin de la Seconde guerre mondiale, l’Europe était un continent d’émigrants. Des
dizaines de millions d’Europe partirent aux Amériques pour coloniser, échapper aux
famines, aux crises financières, aux guerres ou aux totalitarismes européens et à la
persécution des minorités ethniques.

Aujourd’hui, je suis avec préoccupation le processus de la dite “directive retour”. Ce texte,
validé le 5 juin passé par les ministres de l’Intérieur des 27 pays de l’Union européenne, doit
être approuvé le 18 juin par le Parlement européen. Je perçois qu’il durcit de manière
drastique les conditions de détention et d’expulsion des migrants sans papier, quelque ait
été leur temps de séjour dans les pays européens, leur situation de travail, leurs liens
familiaux, leur volonté et le succès de leur intégration.
Les Européens sont arrivés dans les pays d’Amérique latine et d’Amérique du Nord, en
masse, sans visa ni conditions imposées par les autorités. Ils furent toujours bienvenus, et
le demeurent, dans nos pays du continent américain, qui absorbèrent alors la misère
économique européenne et ses crises politiques. Ils vinrent sur notre continent en exploiter
les richesses et les transférer en Europe, avec un coût très élevé pour les peuples premiers
de l’Amérique. Comme par exemple dans le cas de notre Cerro Rico de Potosi et de ses
fabuleuses mines qui donnèrent sa masse monétaire au continent européen entre le
XVIème et le XIXème siècle. Les personnes, les biens, les droits des migrants européens
furent toujours respectés.

Aujourd’hui, l’Union européenne est la principale destination des migrants du monde,
conséquence de son image positive d’espace de prospérité et de libertés publiques.
L’immense majorité des migrants viennent dans l’Union européenne pour contribuer à cette
prospérité, non pour en profiter. Ils occupent les emplois de travaux publics, dans la
construction, les services aux personnes et dans les hôpitaux, que ne peuvent ou ne
veulent occuper les Européens. Ils contribuent au dynamisme démographique du continent
européen, à maintenir la relation entre actifs et inactifs qui rend possible ses généreux
systèmes de solidarité sociale et dynamisent le marché interne et la cohésion sociale. Les
migrants offrent une solution aux problèmes démographiques et financiers de l’UE.

Pour nous, nos émigrants représentent l’aide au développement que les Européens ne
nous donnent pas – vu que peu de pays atteignent réellement l’objectif minimum de 0,7%
du PIB d’aide au développement. L’Amérique latine a reçu, en 2006, 68 milliards de dollars
de transferts financiers de ses émigrés, soit plus que le total des investissements étrangers
dans nos pays. Au niveau mondial, ces transferts atteignent 300 milliards de dollars, qui
dépassent les 104 milliards de dollars octroyés au nom de l’aide au développement. Mon
propre pays, la Bolivie, a reçu plus de 10% de son PIB en transferts de fond des migrants
(1,1 milliards de dollars), soit un tiers de nos exportations annuelles de gaz naturel.
Il apparaît que les flux de migration sont bénéfiques pour les Européens et, de manière
marginale, aussi pour nous du Tiers-Monde, vu que nous perdons des millions de
personnes de main-d’oeuvre qualifiée en laquelle, d’une manière ou d’une autre, nos États,
bien que pauvres, ont investi des ressources humaines et financières.

Il est regrettable que le projet de “directive retour” complique terriblement cette réalité. Si
nous concevons que chaque État ou groupe d’États puisse définir ses politiques migratoires
en toute souveraineté, nous ne pouvons accepter que les droits fondamentaux des
personnes soient déniés à nos compatriotes et à nos frères latino-américains. La directive
retour prévoit la possibilité d’un enfermement des migrants sans papier jusqu’à 18 mois
avant leur expulsion – ou “éloignement” selon le terme de la directive. 18 mois ! Sans
procès ni justice ! Tel qu’il est le projet de directive viole clairement les articles 2, 3, 5, 6, 7,
8 et 9 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948. Et en particulier l’article
13 qui énonce :
“1. Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un
Etat.
2. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son
pays.”

Et, pire que tout, il existe la possibilité d’emprisonner des mères de familles et des mineurs,
sans prendre en compte leur situation familiale ou scolaire, dans ces centres de rétention
où nous savons que surviennent des dépressions, des grèves de la faim, des suicides.
Comment pouvons-nous accepter sans réagir que soient concentrés dans ces camps nos
compatriotes et frères latino-américains sans papier, dont l’immense majorité travaille et
s’intègre depuis des années ? De quel côté est aujourd’hui le devoir d’ingérence
humanitaire ? Où est la “liberté de circuler”, la protection contre les emprisonnements
arbitraires ?

Parallèlement, l’Union européenne tente de convaincre la Communauté Andine des Nations
(Bolivie, Colombie, Équateur, Pérou) de signer un “Accord d’association” qui inclue en son
troisième pilier un traité de libre-échange, de même nature et contenu que ceux
qu’imposent les États-Unis. Nous subissons une intense pression de la Commission
européenne pour accepter des conditions de profonde libéralisation pour le commerce, les
services financiers, la propriété intellectuelle ou nos services publics. De plus, au nom de la
“protection juridique”, on nous reproche notre processus de nationalisation de l’eau, du gaz
et des télécommunications réalisés le Jour des travailleurs. Je demande, dans ce cas : où
est la “sécurité juridique” pour nos femmes, adolescents, enfants et travailleurs qui
recherchent un horizon meilleur en Europe ?

Promouvoir d’un côté la liberté de circulation des marchandises et des flux financiers, alors
qu’en face nous voyons des emprisonnements sans jugement pour nos frères qui ont
essayé de circuler librement... Ceci est nier les fondements de la liberté et des droits
démocratiques.

Dans ces conditions, si cette “directive retour” devait être approuvée, nous serions dans
l’impossibilité éthique d’approfondir les négociations avec l’Union européenne et nous nous
réservons le droit d’imposer aux citoyens européens les mêmes obligations de visas qui
sont nous ont été imposées le 1er avril 2007, selon le principe diplomatique de réciprocité.
Nous ne l’avions pas exercé jusqu’à maintenant, attendant justement des signaux positifs
de l’UE.

Le monde, ses continents, ses océans, ses pôles, connaissent d’importantes difficultés
globales : le réchauffement global, la pollution, la disparition lente mais sûre des ressources
énergétiques et de la biodiversité alors qu’augmentent la faim et la misère dans tous les
pays, fragilisant nos sociétés. Faire des migrants, qu’ils soient sans papier ou non, les
boucs émissaires de ces problèmes globaux, n’est en rien une solution. Cela ne correspond
à aucune réalité. Les problèmes de cohésion sociale dont souffre l’Europe ne sont pas la
faute des migrants, sinon le résultat du modèle de développement imposé par le Nord, qui
détruit la planète et démembre les sociétés des hommes.

Au nom du peuple de Bolivie, de tous mes frères du continent et des régions du monde
comme le Maghreb et les pays de l’Afrique, je fais appel à la conscience des dirigeants et
députés européens, des peuples, citoyens et militants d’Europe, pour que ne soit pas
approuvée le texte de la “directive retour”. Telle que nous la connaissons aujourd’hui, c’est
une directive de la honte. J’appelle aussi l’Union européenne à élaborer, dans les prochains
mois, une politique migratoire respectueuse des droits de l’Homme, qui permette le
maintien de cette dynamique profitable pour les deux continents, qui répare une fois pour
toutes l’énorme dette historique, économique et écologique que les pays d’Europe ont
envers une grande partie du Tiers-Monde, et qui ferme définitivement les veines toujours
ouvertes de l’Amérique latine. Vous ne pouvez pas faillir aujourd’hui dans vos “politiques
d’intégration” comme vous avez échoué avec votre supposée “mission civilisatrice” du
temps des colonies.

Recevez tous, autorités, eurodéputés, camarades, un fraternel salut depuis la Bolivie. Et en
particulier notre solidarité envers tous les “clandestins”.

Evo Morales Ayma
Président de la République de Bolivie

http://www.telesurtv.net/noticias/contexto/index.php?ckl=392

http://www.educationsansfrontieres.org/?article14083

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