Une tribune pour les luttes

Monsieur Sarkozy, nous ne vous voyons pas assez !

Lettre ouverte au Président de la République

Article mis en ligne le mercredi 24 juin 2009

24 Juin 2009

Par Eric Fassin

Monsieur le Président,

Les poursuites pour outrage aux autorités se multiplient aujourd’hui. C’est assurément le signe de la vitalité de notre démocratie. Trop de démocratie nuirait à la démocratie. L’intervention judiciaire vise en particulier à empêcher les comparaisons avec le régime de Vichy qu’inspire à certains votre politique d’immigration : n’est-ce pas révoquer en doute la nature démocratique du régime actuel ?

Ainsi, un préfet poursuit l’auteur d’un courriel envoyé en protestation contre le placement en rétention de sans-papiers de 5 et 7 ans : "J’apprends que l’on autorise l’enfermement d’enfants, cela me rappelle une triste époque où l’on mettait les enfants dans des wagons." Chacun aura reconnu l’allusion ("Y penser toujours, n’en parler jamais") - et d’abord le préfet lui-même, pour qui, rapporte le quotidien Sud-Ouest, "la comparaison avec la période de Vichy fait et fera systématiquement l’objet d’une action en justice".

S’il s’agit bien d’une politique "systématique", permettez-moi, monsieur le Président, d’attirer votre attention sur les propos d’un membre de votre gouvernement. Vous affirmiez le 17 décembre 2008 : "La France doit se doter d’outils statistiques qui permettent de mesurer sa diversité." Or Fadela Amara, qui s’y oppose, a déclaré le 15 mars : "Plus personne ne doit porter l’étoile jaune." Vous l’aurez compris : ma démarche n’a rien à voir avec la délation ; c’est un souci d’équité qui m’anime. Sans doute la secrétaire d’État à la politique de la ville ne parle-t-elle pas ici d’immigration ; mais laisser passer un tel écart de langage n’exposerait-il pas au reproche d’arbitraire ?

C’est bien sûr à la justice de juger. Toutefois, une mobilisation populaire pourrait compléter son action. Quand un passant est poursuivi pour avoir crié : "Sarkozy, je te vois", le porte-parole du gouvernement y voit un excès de zèle répressif ; c’est donc seulement si l’homme avait dit "Je te vois trop" que, raisonnablement, les rouages d’une justice zélée auraient dû se mettre en marche.

Mais à défaut de poursuites, rien n’empêche des manifestations spontanées de nos concitoyens s’écriant en retour : "M. Sarkozy, nous ne vous voyons pas assez !" Quand certains protestent contre des expulsions de Roms à Drancy, ou contre l’organisation à Vichy d’un sommet européen sur l’intégration des immigrés, pourquoi ne pas leur répondre sans équivoque : "Drancy n’est pas Drancy", "Vichy n’est pas Vichy" ? La République pourrait d’ailleurs organiser un concours : que cent slogans fleurissent !

Il ne suffit donc pas de réprimer l’irrespect. De fait, vous savez aussi, monsieur le Président, récompenser le respect : votre gouvernement a reconnu l’importance (jusqu’alors méconnue) du collectif de ce nom, fondé en 2001 en réponse aux sifflets qui accueillaient La Marseillaise au Stade de France, en lui attribuant un "lot", l’outre-mer, pour y garantir les droits des étrangers en situation irrégulière dans les centres de rétention administrative.

Or l’objectif revendiqué par ce collectif, c’est de "défendre le respect de la République et des institutions qui en émanent", et en premier lieu "le président de la République et le gouvernement". A l’évidence, il y a beaucoup à faire – à preuve, le défaut de zèle d’un juge qui vient de suspendre ce marché, nonobstant l’impatience du ministre.

Reste à dissiper une incertitude. En même temps que Vichy, faut-il interdire d’évoquer la Résistance ? Si la comparaison avec Maurice Papon n’est plus autorisée, devra-t-on renoncer aussi à Jean Moulin ? En juin 1940, sommé de faire endosser un crime de guerre à des tirailleurs sénégalais, qui restaient pour lui des soldats français, le préfet de Chartres avait résisté à l’envahisseur nazi jusqu’à se trancher la gorge.

Pour marquer le respect dû aux préfets d’aujourd’hui, est-il permis de comparer leur action à une courageuse "résistance" contre une occupation étrangère ? Une question en entraîne une autre : interdira-t-on également de rapprocher le Front national du régime de Vichy – ou du vôtre ? Sinon, vous comparer à Jean-Marie Le Pen, ce serait insinuer un rapprochement avec le maréchal Pétain. Soyons donc conséquents : pour préserver le caractère "incomparable" du régime actuel ne vaudrait-il pas mieux proscrire toute comparaison, fût-ce avec Napoléon Bonaparte ou Silvio Berlusconi ?

Monsieur le Président, vous avez déjà mis en garde contre toute explication sociologique des désordres sociaux : "Quand on veut expliquer l’inexplicable, c’est qu’on s’apprête à excuser l’inexcusable." Face aux désordres démocratiques, il est inévitable d’aller plus loin. Comparer l’incomparable, n’est-ce pas s’apprêter à faire reproche à l’irréprochable ?

Or c’est bien ainsi qu’il faut entendre la "démocratie irréprochable" que vous appelez régulièrement de vos vœux : la liberté n’est pas la licence de critiquer les autorités qui l’incarnent. Si le pouvoir est au-dessus de tout reproche, c’est qu’il n’est pas licite de lui adresser des reproches. C’est en ce sens que notre démocratie est "irréprochable".

Au moment de clore cette missive, une inquiétude m’étreint pourtant. L’interdiction de la critique n’aura-t-elle pas des effets pervers ? Sans doute sera-t-elle dissuasive ; toutefois, les dissidents pourraient bien être condamnés à l’ironie de l’antiphrase, tels ces "artistes de droite" qui scandent leurs slogans paradoxaux dans des manifestations improbables : "Nous sommes fiers des violences policières !", "Pas d’allocs pour les dreadlocks !", ou "Les manouches, à la douche !"

Le risque n’est pas tant que ces opposants parviennent à travestir leur opposition. C’est plutôt, à l’inverse, qu’il vous faudra toujours soupçonner, derrière les louanges d’un politique ou la déférence d’un journaliste, une ironie cachée. A trop en faire, même un fidèle parmi les fidèles, comme Eric Besson, n’apparaît-il pas déjà comme un de ces artistes de droite ? Certes, comme eux, il pourra toujours clamer : "A bas, à bas le second degré !"

Il n’empêche.

Ne peut-on craindre, monsieur le Président, qu’un soupçon ne vienne gâter votre triomphe démocratique : et si, sous le masque des béni-oui-oui, se cachaient en réalité des disciples des Yes Men – soit une dangereuse internationale d’activistes du canular ?

Tribune parue dans le Monde daté du 24 juin 2009

* Démocratie

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