Une tribune pour les luttes

Entre les voix du Front national et celle d’un écrivain libre, il faut choisir

Par Christian Salmon, écrivain, ex-directeur du Parlement international des écrivains.

Article mis en ligne le dimanche 22 novembre 2009

14. novembre 2009

Ne nous y trompons pas. La dernière saillie du député Eric Raoult contre l’écrivain Marie NDiaye est d’une
extrême gravité. Elle aurait pu passer en d’autres temps pour le dérapage isolé d’un député en mal de
réélection.

Mais son parti, majoritaire à l’Assemblée nationale, lui a aussitôt emboîté le pas. Et le ministre de la
culture qui concevait, il y a quelques semaines encore, que son rôle était de prendre la défense des
artistes, s’est lavé les mains de cette polémique "anecdotique" et "dérisoire", mettant au même plan
l’offense et l’offensé et renvoyant dos à dos l’écrivain et le député...

Pourtant le député ne s’était
pas contenté d’exprimer "ce qu’il avait sur le coeur", mais il avait écrit une véritable lettre de
dénonciation au ministre pour lui demander "ce qu’il comptait entreprendre en la matière" contre
l’écrivain.

Eric Raoult n’en est pas à son coup d’essai. Le 31 octobre, déjà, il avait justifié l’expulsion de
Tunisie d’une journaliste du Monde, Florence Beaugé, sous le prétexte qu’il ne faut pas s’étonner "quand
on fait de la provocation à l’égard du président Ben Ali", d’être "remis dans l’avion
" à l’arrivée à
Tunis.
Eric Raoult, qui préside le groupe d’amitié France-Tunisie à l’Assemblée nationale, légitimait
ainsi, selon Le Monde,"les attaques personnelles les plus farfelues et les plus ignobles, quotidiennement
formulées dans la presse tunisienne
" à l’encontre de la journaliste accusée tour à tour, d’être
 :"psychotique", "hystérique", "bonne pour la psychanalyse", "maléfique", et par-dessus le marché
"idiote", sans compter, "c’est bien connu, volage"...

A l’encontre de Marie NDiaye, les propos d’Eric Raoult sont sans précédent. "Nous lui avons accordé le
prix Goncourt parce qu’elle a du talent, a-t-il déclaré. Qu’elle soit moins militante. Maintenant qu’elle
a le Goncourt, elle peut penser comme elle veut, mais, en l’occurrence, il faut qu’elle soit un peu
l’ambassadrice de notre culture.
"

Il faut entendre ce que recèle ce "nous", et ce qu’il exclut. Marie NDiaye visiblement n’en fait pas
partie. Et nous alors ? Mais qui, nous ? Nous, les Blancs ? Nous, la droite ? Nous, l’Occident ? Ce
"nous" "menacé par la haine de soi", selon les mots de Nicolas Sarkozy à La Chapelle-en-Vercors, jeudi 12
novembre ? Ce "nous" n’est-il pas cet obscur objet du débat sur l’identité française ? Qui fait partie de
votre "nous", M. Raoult ?

Cette déclaration porte atteinte non pas seulement à la liberté d’expression d’un écrivain, comme on l’a
dit ces derniers jours. Mais il met en cause la liberté tout court, celle qu’a tout citoyen de trouver en
effet "monstrueux" - c’est l’adjectif employé par Marie NDiaye - de reconduire manu militari des Afghans
dans leurs pays en guerre, "monstrueux" de traquer des enfants sans papiers dans les écoles maternelles.

"Monstrueux" de criminaliser ceux qui prennent leur défense, comme aux pires heures de l’histoire de
France. "Monstrueux" d’avoir tant valorisé l’expulsion, le rejet de l’autre, la clôture sur soi, qu’il
est désormais plus coûteux pour la communauté nationale d’expulser que d’accueillir, d’honorer les
statistiques de reconduites aux frontières que de respecter les lois de l’hospitalité.

Doit-on poursuivre ? "Monstrueuse" la législation sur les malades mentaux, la responsabilité pénale des
mineurs, le tout-sécuritaire, les tentatives réitérées de fichage de la population, la traque des
délinquants dès le plus jeune âge, la criminalisation des banlieues, la culpabilisation des chômeurs, la
sanctuarisation du profit, la garde à vue pendant plusieurs mois de Julien Coupat, le culte de l’argent
drapé dans la méritocratie...


"Monstrueux
", encore, d’entendre le président de la République parler des liens charnels qui lient
"l’identité nationale française" avec... la "terre" ! Et marteler le mot "terre" cinq fois en dix lignes
de discours de peur que ne passe inaperçue cette référence explicite à "la terre qui, elle, ne ment pas",
chère au maréchal Pétain en juin 1940. A force de chercher les "racines" introuvables de l’identité, on
tombe sur les vieux cadavres, ceux d’une histoire mal enterrée, celle de Vichy.

L’anti-intellectualisme, le mépris des artistes et des intellectuels, font partie du code génétique de ce
régime qui a besoin pour imposer ses réformes de traquer la critique jusque dans la langue... Un écrivain
n’a pas d’autre citoyenneté que sa langue maternelle. Pas d’autre patrie que le langage dans sa
diversité. Pas d’autre territoire à défendre que le pays sans frontières de sa langue. Comment s’étonner
alors qu’il soit sensible aux déformations qu’on lui fait subir ? Marie NDiaye ne s’inscrit en rien dans
la tradition de l’écrivain engagé, qui "dit le droit pour les autres" dans la lignée de Zola, Camus ou
Sartre. Son engagement est "écoute" et "attention", un souci extrême pour la langue. Un gardien du
vocabulaire, comme le disait André Breton.

Ce n’est désormais un secret pour personne : la langue du pouvoir s’est abaissée à des niveaux sans
précédent. Le sarkozysme, comme l’inconscient lacanien, est structuré comme un langage. Ou plutôt il est
"déstructuré" comme un langage ; c’est une zone de langage effondrée.
Ses attentats syntaxiques sont quotidiens. La liste est longue de ces violences verbales et de ses
outrances, de ses lapsus et jeux de mots. Des métaphores guerrières (le "Karcher", la"racaille", le "croc
de boucher
") en vulgarités ("casse-toi pauvre con"), de lapsus (les fameux "coupables" du procès
Clearstream) en plaisanteries machistes ou racistes (les Arabes d’Hortefeux acceptables en petit nombre
exclusivement ou Rama Yade qui ferait bien plus "couleur locale" dans le Val-d’Oise).

Cher Eric Raoult, entre la "culture" et la "terre", il faut choisir. Entre les voix du Front national et
celle d’un écrivain rétif à tout embrigadement, il faut savoir celle qu’on veut entendre. Récemment le
mur de Berlin est tombé et, avec lui, croyait-on, la tentation d’embrigader les artistes et les
écrivains. La guerre froide est terminée depuis vingt ans, mais votre langage et sa rhétorique de la
responsabilité, du patriotisme, des ambassadeurs culturels, continue à lui appartenir... comme lui
appartient la "prudence" (de chat ou d’apparatchik ?) de notre ministre de la culture.

Nicolas Sarkozy voulait supprimer, dit-on, le ministère de la culture. Que ne l’a-t-il fait ? Il semble
qu’il ne soit pas compatible avec son voisin de l’identité nationale et de l’immigration. Pourquoi ne pas
lui donner un intitulé nouveau : "ministère de la réserve et de la modération" ? On le confierait à Eric
Besson. Il aurait pour mission de récompenser les écrivains "modérés", amis du régime, envoyés dans des
ambassades ou conviés à déjeuner, à qui l’on confierait des missions, des émissions de radio et des
chroniques dans les journaux. L’élection du prix Goncourt serait soumise à son approbation. Alors la
France, comme Marie NDiaye, n’habiterait plus la France.

Christian Salmon

Article paru dans l’édition du 15.11.09

Source TERRA :
http://www.lemonde.fr/opinions/arti...

.

Retour en haut de la page

Soutenir Mille Bâbords

Pour garder son indépendance, Mille Bâbords ne demande pas de subventions. Pour équilibrer le budget, la solution pérenne serait d’augmenter le nombre d’adhésions ou de dons réguliers.
Contactez-nous !

Thèmes liés à l'article

Analyse/réflexions c'est aussi ...

0 | 5 | 10 | 15 | 20 | 25 | 30 | 35 | 40 | ... | 2110