Une tribune pour les luttes

Que penser de la résistance à l’occupation en Irak et en Afghanistan ?
Pourquoi les Etats-Unis veulent-ils s’en prendre à l’Iran ?

Entretien avec Mohammed Hassan, marxiste afro-arabe et spécialiste du Moyen-Orient

Article mis en ligne le jeudi 26 juin 2003

- Des manifestations quotidiennes, plus de 50 soldats US tués depuis la fin de la guerre d’agression des Etats-Unis : la résistance à l’occupation est de plus en plus farouche en Irak. Comment l’expliquer après l’effondrement du régime lors de la prise très rapide de Bagdad ?

Mohammed Hassan. Je parlerais de retrait de l’armée et du gouvernement, et non d’effondrement. Il n’y a pas eu de redditions massives. La résistance nationale irakienne a déclaré dans les médias arabes qu’elle fera savoir dans l’avenir ce qui s’est passé lors de la prise de Bagdad, mais que ce n’est pas la question du moment.

Je pense que le commandement irakien a étudié l’expérience de l’Afghanistan.

Là non plus, il n’y a pas eu de redditions des talibans : ils se sont retirés de Kandahar avec la plupart de leurs armes intactes.

- Mais les Etats-Unis ont quand même le pouvoir en main en Irak, non ?

Mohammed Hassan. Il y a aujourd’hui deux gouvernements en Irak. Il y en a un qui dirige le pays la journée, par l’occupation et la terreur militaire et psychologique qu’il essaie d’imposer. Mais il ne sait pas ce qui se passe réellement. Ce gouvernement d’occupation n’a pas vraiment de police. Il a essayé de la construire à partir de l’ancienne, mais en vain : elle est infiltrée par des éléments du parti Baath, fidèle à Saddam Hussein. Il n’a pas le temps de former en quelques semaines une toute nouvelle police.

Ce gouvernement ne trouve quasi aucun répondant dans l’administration. La
base communale de cette administration a disparu. Et surtout, ce gouvernement n’a pas d’armée irakienne, qui a disparu. L’armée irakienne était composée d’officiers recrutés parmi les élèves les plus brillants des universités irakiennes. Mais ceux-ci ne collaborent pas à la reconstruction de l’armée.

Les soldats manifestent car ils ne sont pas payés. Là encore,
l’administration US n’a pas le temps de former de nouvelles forces dociles.

Surtout que même les alliés irakiens les plus proches des Etats-Unis, comme Chalabi, les dénoncent aujourd’hui comme suivant une politique purement coloniale. Un professeur de cette tendance a ainsi déclaré : « Le Parti Baath est une composante de la vie irakienne, il doit pouvoir participer à de futures élections, il ne fallait pas l’interdire. » Probablement que ces valets de Washington comprennent mieux qu’une autre approche tactique serait nécessaire.

Mais les Américains sont aveuglés par leur chauvinisme. Leurs militaires ont été jusqu’à violer et tuer des femmes irakiennes. Ils entrent dans les maisons, les saccagent et piétinent tout, entrent dans les chambres des femmes, ce qui est la pire offense que l’on puisse faire dans la culture irakienne. Saddam Hussein avait raison de dire aux Irakiens quand les Américains étaient aux portes de Bagdad : « Vous verrez la vraie nature du colonialisme et vous ne vous laisserez pas faire. »

- Saddam Hussein serait-il encore en vie ? Et vous parlez d’un second
gouvernement, qu’entendez-vous par là ?

Mohammed Hassan. Oui, il y a une sorte de gouvernement qui agit quand les
Américains dorment. Un gouvernement qui fait mettre des portraits de Saddam sur les places publiques, qui appose des graffitis sur tout ce qui
représente l’occupation américaine. L’armée US passe son temps à devoir
enlever tout ça durant la journée et elle doit recommencer le lendemain,
comme le rapporte le quotidien arabe Al Qods.

Des journaux américains remarquent que des Irakiens sommés de mettre leurs maisons à disposition de l’administration US reçoivent la visite de représentants de l’ancien régime les enjoignant de ne pas le faire. Il y a de fortes indications qu’une bonne partie de la structure du parti Baath s’est retirée lors de la prise de Bagdad et qu’elle est en train de se réorganiser.

Quant à Saddam Hussein, tous les médias arabes s’accordent à dire que ses lettres sont authentiques. Il est donc en vie et appelle à résister, à minimiser toutes les divergences entre sunnites et chiites, entre Kurdes et Arabes, entre partisans de son régime et opposants.

Mais la résistance est plus large et s’est regroupée dans une résistance nationale irakienne qui veut la fin de l’occupation. Toutes les autres questions qui peuvent diviser les Irakiens sont secondaires maintenant face à une occupation illégale qui viole la charte de l’Onu. Une occupation dont les motifs officiels, comme la présence d’armes de destruction massive, apparaissent clairement aujourd’hui comme une vaste tromperie. Ce sont les Irakiens qui doivent décider de leur gouvernement, pas l’occupant US. Les Etats-Unis ont déjà perdu en Irak...

- Les Etats-Unis ont perdu en Irak ?

Mohammed Hassan. Oui, ils ont voulu exciter les tensions entre chiites et sunnites pour provoquer une guerre civile, cela a échoué. Le sentiment national irakien a dominé. Le pèlerinage des chiites à Kerbala a surtout permis le retour de milliers d’opposants chiites armés, réfugiés en Iran, mais qui sont tout aussi anti-américains. Ils ont évidemment une vision d’un Etat islamique en Irak, mais ils s’unissent avec d’autres forces de la résistance qui ont d’autres vues idéologiques.

Dans une de ses lettres, Saddam Hussein appelle les Irakiens « à utiliser les mosquées, les mariages et les enterrements comme autant d’occasions de s’opposer l’occupation américaine ». Vont-ils mettre des militaires américains devant chaque mariage, chaque enterrement ? Les services de renseignements US ne peuvent pas détecter les 1001 moyens de communiquer de la population irakienne.

Ils ont voulu collecter les armes en possession des Irakiens : ils en ont récupéré 250 armes et quelques vieilles bombes. Or, le gouvernement irakien a livré 6 millions d’armes à la population juste avant la guerre ! Ils ont promis une victoire rapide à leurs soldats, mais c’est tout le contraire qui se profile.

L’armée US est aussi divisée en classes. Les officiers US installés dans les hôtels à air climatisé comme l’hôtel Palestine peuvent dire que la situation s’améliore. Mais les simples soldats, fils d’ouvriers, qui cuisent sous leurs équipements par 45 à 55 degrés à l’ombre, harcelés par les partisans irakiens, détestés de l’enfant à la grand-mère, ils ne vont pas supporter ça trop longtemps. Des mutineries ne sont pas à exclure.

Au Sud-Vietnam, les Américains disposaient d’une armée de soutien d’un million de Vietnamiens, d’un réseau d’agents et policiers vietnamiens et d’une certaine base sociale limitée mais existante. En Irak, cette base est inexistante.

- L’Iran aussi est en pleine ébullition. Pour d’autres raisons : un large mouvement étudiant conteste le régime. Dans le même temps, les Etats-Unis
accroissent les pressions, dénonçant le programme nucléaire en cours. Pourquoi cette volonté d’hégémonie américaine ?

Mohammed Hassan. Depuis 1992, la presse israélienne désigne l’Iran comme son ennemi principal au Moyen-Orient. L’Irak ayant été très affaibli par la première guerre du Golfe, l’Iran devenait une puissance potentielle avec une capacité nucléaire en développement.

Vu que le pays est assez peuplé, il est difficile de bombarder des sites stratégiques. Israël a donc essayé d’organiser des provocations et d’encourager l’opposition monarchiste, lié à l’ancien shah d’Iran, pour affaiblir le régime iranien.

Car malgré une politique parfois pragmatique voire opportuniste, l’Iran est dirigé par une bourgeoisie nationale à caractère anti-impérialiste. Qui, quelque part, a accru encore son influence depuis les guerres contre l’Afghanistan et l’Irak.

- Accru son influence ? L’Iran semble pourtant encerclé par les Etats-Unis qui occupent l’Irak et l’Afghanistan...

Mohammed Hassan. Prenons une carte pour bien l’expliquer. D’abord, depuis le retrait des talibans du pouvoir en Afghanistan, le pays est balkanisé et partagé entre des seigneurs de la guerre. Ainsi, la province d’Herat à l’Ouest de l’Afghanistan est sous le contrôle d’Ismaël Khan et indirectement sous contrôle de l’Iran.

Ensuite, l’Alliance du Nord, qui fait partie de la coalition au pouvoir, est soutenue par la Russie et l’Iran. Un journal pakistanais affirme ainsi que le ministre de la Défense Qasim Fahim, de l’Alliance du Nord, noue des contacts avec la résistance et d’anciens communistes.

L’Alliance du Nord ne collabore d’ailleurs pas avec la faction
pro-américaine autour du président Karzaï dans la lutte contre les forces de résistance anti-américaines. Et l’un des organisateurs de cette résistance, le dirigeant islamiste Gulbudin Hekmatyar, est un allié de l’Iran.

Aujourd’hui, quasiment toutes les organisations anti-impérialistes,
d’inspiration religieuse ou progressiste, luttent contre l’occupation des Etats-Unis et de leurs alliés. L’opposition est beaucoup plus forte que contre l’Union soviétique dans les années 80.

Les Américains sont harcelés dans tout le pays, pris au piège comme un ours attaqué par des milliers de moustiques. Et leur homme, Karzaï, ne contrôle rien, n’a pas de base dans la population et est protégé par 300 soldats US en permanence !

- Mais quels sont les autres éléments qui expliquent l’hostilité aux
Etats-Unis ?

Mohammed Hassan. L’alliance Russie-Iran est très forte, pas seulement en Afghanistan et elle contrecarre les plans US dans la région. Cette alliance soutient ainsi la république d’Arménie face à son voisin d’Azerbaïdjan, proche de la Turquie et des Etats-Unis. Elle fait face à la Géorgie, grand allié US dans la région. Or, par sa position, l’Arménie bloque les plans pour faire passer le pétrole d’Azerbaïdjan vers la Turquie plutôt que vers l’Iran.

Il y a aussi tout l’enjeu du pétrole qui se trouve sous la Mer Caspienne et dont l’exploitation est contestée, vu qu’il se trouve dans des eaux internationales. L’Iran est le principal obstacle à son exploitation par les multinationales pétrolières US.

Ensuite, il y a le soutien apporté par l’Iran aux mouvements
anti-impérialistes comme le Hezbollah libanais, le Hamas/Jihad islamique en Palestine et aussi le Hezbollah saoudien et bahreini. Sans oublier le soutien aux mouvements chiites en Irak qui contestent l’occupation US.

- En somme, en menant la guerre contre l’Irak et l’Afghanistan, les Etats-Unis se sont créé de nouveaux et plus grands problèmes pour l’avenir.

Cela dit, la contestation sociale contre le gouvernement iranien se
développe aujourd’hui, notamment avec un large mouvement étudiant. Les Etats-Unis semblent soutenir ce mouvement réformiste contre les conservateurs. Que faut-il en penser ?

Mohammed Hassan. D’abord, il faut se méfier des étiquettes « réformistes » et « conservateurs » qui sont les mêmes qu’on donnait en Occident à propos des forces, respectivement pro-capitalistes et pro-socialistes en Union soviétique. Depuis un an ou deux, il y a effectivement des conflits au sein du pouvoir iranien. Les Etats-Unis font tout pour les développer et les aggraver. Via des émissions de télévision satellite, ils prônent le retour du fils de l’ex-shah qui a été à la tête d’une dictature pro-américaine jusqu’en 1979.

La crise économique est profonde, le chômage est très élevé avec une population jeune - 70% ayant moins de 30 ans. Une situation assez semblable à celle de l’Algérie où il y a eu une urbanisation très rapide, sans développement parallèle d’une économie nationale forte.

Rafsandjani, qui dirige ceux qu’on appelle les « conservateurs », veut continuer la politique actuelle, celle du développement capitaliste national, celle d’une plate-forme commerciale dans la région (l’économie de bazar), s’appuyant sur les revenus du pétrole. Khatami, qui dirige le courant dit réformiste, veut lui davantage ouvrir le pays à des capitaux étrangers.

Aujourd’hui, Rafsandjani veut empêcher le développement d’un mouvement
encore confiné aujourd’hui aux universités qui mènera inévitablement à la guerre civile. Et il peut compter sur le soutien de l’armée, la police mais aussi des campagnes.

- Ne faut-il pas soutenir les aspirations sociales du mouvement étudiant ?

Mohammed Hassan. Il faut surtout avoir une vision internationale de la situation et voir où est le problème principal en ce moment. Défendre la souveraineté et l’indépendance nationale contre l’impérialisme n’est pas seulement la tâche de la bourgeoisie nationale dans les pays du tiers monde.

C’est aussi celle des communistes, qui ne doivent pas mélanger les
contradictions secondaires (particulièrement celle avec le régime iranien) et la contradiction principale : la lutte des peuples contre l’ingérence américaine.

Dans l’immédiat, les Etats-Unis veulent surtout développer les
contradictions en Iran pour l’affaiblir, mais n’attaqueront pas. Ils ont encore trop de problèmes à régler sur le terrain en Irak et en Afghanistan. Mais leur but stratégique est de renverser le régime, que ce soit de l’intérieur ou de l’extérieur.

Dans les prochains mois, l’ingérence des Etats-Unis va pousser le
gouvernement iranien à des positions plus anti-impérialistes s’il veut garantir le développement de sa bourgeoise nationale.

- Terminons par quelques mots sur la situation en Palestine. Que faut-il
penser des propositions de paix avancées par Bush, la fameuse "feuille de route" ?

Mohammed Hassan. Il ne s’agit nullement de la paix. Il s’agit d’arrêter la résistance palestinienne qui est le moteur de la conscience du nationalisme dans tout le monde arabe. C’est cette résistance aussi qui fait trembler des régimes comme ceux d’Egypte et d’Arabie saoudite.

Vous savez que lors de sa rencontre à Akaba (Jordanie) avec le Palestinien Abou Mahzen et l’Israélien Sharon, Bush a parlé d’un Etat juif, à propos d’Israël. Aucun président des Etats-Unis n’avait encore parlé en ces termes.

Un Etat juif, c’est un Etat qui exclura les Arabes israéliens, qui exclura les Israéliens non-croyants et surtout qui exclura tout retour des réfugiés palestiniens sur les terres dont ils ont été chassés en 1948. C’est la vision de la droite protestante américaine qui veut transformer la lutte de libération nationale palestinienne en une guerre de religions, comme en Irlande du Nord. Une histoire sans fin.

Quand on sait que des membres du Congrès des Etats-Unis envisagent
aujourd’hui d’envoyer des troupes en Israël pour combattre ce qu’ils appellent le terrorisme, on voit où ils veulent en arriver : écraser la résistance et créer un prétendu Etat palestinien bantoustan, comme il y en avait dans l’Afrique du Sud de l’apartheid.

- Aujourd’hui, Israël et les Etats-Unis visent particulièrement le Hamas ? N’est-ce pas une organisation intégriste ?

Mohammed Hassan. D’abord, en s’attaquant au Hamas, Israël et les Etats-Unis visent toutes les organisations de la résistance palestinienne. Y compris les organisations progressistes comme le Front Populaire et le Front démocratique de Libération de la Palestine.

Ensuite, le Hamas est avant tout une organisation nationaliste, motivée par des sentiments religieux, mais dont la pratique est la lutte pour
l’indépendance de la Palestine. Il faut voir ce qui caractérise
fondamentalement un mouvement dans un contexte donné. Engels et puis Lénine ont défendu qu’il fallait même défendre l’émir d’Afghanistan, chef féodal, quand il s’agissait de combattre l’invasion britannique dans ce pays à la fin du 19e siècle. Même chose quand des leaders islamiques soudanais se sont opposés à la colonisation.

Le problème dans ces pays est la question de la libération nationale face à l’impérialisme. Car si c’était vraiment l’intégrisme religieux qui
préoccupait les Etats-Unis, ils auraient dû s’en prendre avant tout au régime saoudien et autres régimes du Golfe.

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