Une tribune pour les luttes

Marseille

CQFD : Histoire de saute-frontière

Si tu es Dublin, tu n’es rien !

Article mis en ligne le mardi 20 avril 2010

http://cequilfautdetruire.org/spip.php?article2208

Le n° de CQFD d’avril 2010, "Tous en vie, tous en grève" est en kiosque.

HISTOIRES DE SAUTE-FRONTIÈRES

SI TU ES DUBLIN, TU N’ES RIEN (CQFD n°75)

Auteur : Anatole Istria.

Tout le monde ne peut pas être Sharif Hassanzadeh, jeune Afghan arrivé en France clandestinement en 2006, devenu depuis champion de boxe française et à qui Besson avait délivré les honneurs d’un titre de séjour en mars 2009 par un tonitruant « Bienvenue Sharif ! » [1]. La tendance générale est aux charters pour Kaboul, à l’arasement de « jungles », à l’enfermement dans les centres de rétention, à l’application du règlement Dublin II ou à l’indifférence pure… Rencontre avec de jeunes Afghans à Marseille.

ADOPTÉ PAR LES PAYS de l’Union européenne en 2003, le règlement Dublin II stipule que la demande d’asile doit être instruite dans le pays par lequel le demandeur d’asile est entré dans l’Union. Ce qui permet à la France de se laver les mains de la convention de Genève, des droits de l’homme et d’externaliser le droit d’asile, puisque la France est rarement le pays d’entrée dans l’Union. Pour cette vingtaine de jeunes Afghans qui zonent à Marseille, comme pour la plupart des migrants, cela signifie la hantise d’être renvoyés en Grèce, première étape pour la plupart de leur galère européenne. Or la Grèce, quoique signataire de la Convention européenne des droits de l’homme, n’accorde aucune protection aux Afghans, les enferme puis les refoule. En attendant cette issue angoissante, ils vivent comme des fantômes dans nos villes inhospitalières. Paroles brutes.

Taslim [2] : « J’ai quitté mon pays en 2003, je suis d’abord allé en Norvège où je suis resté quatre ans. J’ai dû retourner en Afghanistan lorsque j’ai appris la mort de mon frère. Mais la situation là-bas était impossible pour moi, notre famille avait de gros problèmes avec une autre famille du village, ma vie était menacée. J’ai fui au Pakistan. J’ai dû payer un passeur qui m’a donné les indications pour rejoindre l’Europe. Ils ont une série de contacts et de relais tout au long du parcours. Tu laisses l’argent à un proche ; le passeur n’est payé que lorsque tu téléphones à ton proche que tu as enfin atteint le continent européen. Mon second périple a coûté plus de 15 000 dollars. Toute ma famille – mes frères, mes oncles – s’était cotisée pour financer le voyage. Depuis l’Afghanistan jusqu’en Turquie, j’ai marché cinquante heures d’affilée jusqu’à épuisement ; j’ai traversé des rivières à pied, dormi en plein air, trempé, dans le froid des montagnes. Nous nous sommes retrouvés dans des containers en Turquie, enfermés, accroupis sans possibilité de s’allonger durant trente-cinq heures. Pour atteindre la Grèce, nous avons pris une petite embarcation pneumatique avec vingt-neuf autres passagers dans une mer démontée. L’eau rentrait dans la barque, nous pleurions tous car nous étions tous sûrs de voir notre dernière heure venir. À l’arrivée en Grèce, nous avons été cueillis par la police qui a pris nos empreintes et nous a relâchés dans la nature sans nous demander si nous étions des demandeurs d’asile. Ils ont juste dit que nous avions trois semaines pour quitter le pays, autrement ils nous remettraient en prison. Ensuite j’ai rejoint l’Italie, enfermé dans un camion frigorifique durant plus de quarante heures avec six autres personnes. Il a fallu payer plus de 2 000 euros pour monter dans ce camion où on aurait pu mourir de froid. »

Waras : « Je suis passé par l’Iran puis la Turquie où je suis resté un mois, puis arrivé en Grèce, la police m’a mis trois mois en prison. Je me suis retrouvé six mois à Patras, où il y avait beaucoup de clandestins et donc beaucoup de police pour contrôler. Une fois que j’ai réussi à quitter Patras, j’ai marché durant dix-sept jours via la Macédoine, la Serbie, la Hongrie où j’ai été arrêté deux fois et emprisonné deux fois vingt jours. À Budapest, j’ai payé un taxi pour sortir de Hongrie et aller en Autriche, d’où j’ai pu voyager en train jusqu’à Rome. Depuis l’Italie, j’ai marché vingt-quatre heures jusqu’en France. Je me suis retrouvé à Paris à dormir dans les parcs, avec la police qui nous arrêtait tout le temps, qui nous gazait. Nous n’avions aucun endroit où aller. »

Farid : « J’avais des problèmes politiques en Afghanistan. Je suis parvenu à atteindre Londres, mais ils m’ont renvoyé en France. Ici, contrairement à l’Allemagne ou l’Angleterre, personne ne se soucie de savoir pourquoi nous sommes venus, quels sont nos problèmes. Même la police ne veut rien savoir. Ils se foutent des réfugiés comme nous, ils ne veulent pas qu’on puisse avoir un travail, une vie normale, ils nous laissent dormir dans la rue. Tous les autres réfugiés attendent trois mois pour leur demande d’asile, les Afghans doivent attendre jusqu’à dix mois. Ici à Marseille, dans d’autres villes, ils n’attendent “que” six mois. Je ne comprends pas pourquoi. Quand tu es Dublin, tu n’es plus humain, tu n’es rien. Ils nous contrôlent et nous laissent livrés à nous-mêmes. Quand tu arrives en France, c’est comme la jungle, tu es invisible. Je suis là depuis trois mois sans aucun lieu où aller ni où dormir, je marche dans la ville, sans but, sans argent. Je crois devenir fou. Voilà ma vie ! Voilà notre vie à tous. J’ai été hébergé par une famille durant trois jours à Marseille, porte d’Aix, il y a eu un incendie dans l’appartement, j’ai perdu tous mes papiers. J’aurais préféré mourir dans l’incendie. »

Taslim : « Vous devez savoir pourquoi des Afghans viennent chez vous [3]. Il y a plus de trente forces armées étrangères dans mon pays. Ils ne sont là que pour le business, pas pour nous aider. Ils nous disent qu’on peut y retourner, que tout est sécurisé, mais moi je sais que je ne pourrais y retourner que si les Américains, les Français et les autres s’en vont. La situation ne pourra être que meilleure. Tous les Afghans détestent les soldats, spécialement les Américains. Les soldats américains te tirent dessus, les autres essayent au moins de discuter. Des milliers de civils ont été tués, mais comme ce sont des Afghans, tout le monde s’en fout. Par contre, si ce sont quelques Européens, l’indignation est générale [4]. La vie d’un chien est mieux considérée en Europe que celle d’un Afghan. Je trouve ça stupide. »


Article publié dans CQFD n°75, février 2010.

[1] Au moment de la sortie du film Welcome de Philippe Lioret, qui raconte l’histoire d’un jeune clandestin qui décide de traverser la Manche à la nage, et de la polémique qui avait suivi entre le réalisateur et le ministre.

[2] Les prénoms ont été changés.

[3] Frédéric Lefebvre, porte-flingue de l’UMP, avait pu déclarer sans vergogne le 15/12/2009 : « Alors que de nombreux pays du monde, dont la France, sont engagés en Afghanistan, qui pourrait comprendre que des Afghans dans la force de l’âge n’assument pas leur devoir, et échappent à la formation que notamment les forces françaises leur proposent pour défendre leur propre liberté dans leur pays ? »

[4] 1 618 membres de la coalition ont perdu la vie depuis 2001, dont 978 Ricains et 40 Frenchies. Les pertes civiles afghanes sont estimées à plus de 10 000. Rien que pour 2009, 2 400 civils ont été tués, dont au moins 1 400 par les Talibans et 465 par la Coalition, selon l’ONU.


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Vos commentaires

  • Le 20 avril 2010 à 09:55, par Christiane En réponse à : Un Afghan de seize ans meurt à Dunkerque

    Pas une ligne dans les journaux. Pas un mot dans la bouche d’un officiel.

    Ramahdin tentait de passer en Angleterre caché sous un camion. Il y a laissé la vie.

    Dimanche 11 avril, Ramahdin, un adolescent afghan âgé de seize ans, est mort dans l’indifférence générale, caché sous un camion qui montait à bord du ferry-boat de Loon Plage, près de Dunkerque (Nord). Des circonstances de ce drame, on ne sait presque rien. Seulement qu’il était entre 2 et 3 heures du matin. Et que le jeune homme tentait désespérément de gagner l’Angleterre, comme son cousin une semaine auparavant.

    Selon les dires d’un de ses compagnons d’infortune, Ramahdin aurait perdu la vie sous les roues du semi-remorque. « Peut-être a-t-il lâché  ? » s’interroge une militante de Salam, l’association d’aide aux migrants, qui connaissait un peu l’adolescent. D’après elle, ce dernier était arrivé près de Dunkerque il y a environ deux mois, accompagné de son cousin. Ils ne parlaient pas français et à peine quelques mots d’anglais. «  À cause de la barrière de la langue, nous ne connaissions pas bien leur parcours, précise encore notre militante associative. Mais ce dont nous sommes sûrs, c’est qu’ils étaient tous les deux gentils et souriants. »

    Lorsqu’ils ont appris la nouvelle, les membres de l’association, sous le choc, ont réussi à prendre contact avec sa famille en Angleterre. Et ne décolèrent pas. «  En conservant à tout prix leurs frontières fermées, les États poussent ces jeunes à prendre des risques inconsidérés et parfois à perdre la vie, dénonce Salam. Tout ça se passe dans un silence indifférent. Ce n’est pas normal. »

    Des amis de Ramahdin se seraient rendus à l’ambassade d’Afghanistan afin d’organiser le rapatriement du corps. Dans l’attente d’une réponse, une place lui a été réservée au cimetière de Dunkerque. Dans le carré des indigents.

    Laurent Mouloud

    http://www.humanite.fr/2010-04-19_S...

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