Une tribune pour les luttes

16 avril 1976 : rafles policières dans les foyers Sonacotra

Article mis en ligne le mercredi 28 avril 2010

Avec les photos :
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par http://www.internationalistes13.org...

Amélie Duhamel

Mémoire : deux ans après le premier choc pétrolier de 1974, le chômage commence à toucher les travailleurs les plus fragiles. Dans les foyers Sonacotra, la colère monte. Contre les loyers en hausse constante, contre la discipline de fer imposée aux résidents immigrés. A l’aube du 16 avril 1976, le ministre de l’Intérieur envoie la police pour arrêter et expulser les meneurs d’une lutte qui durera deux ans et débouchera sur une reconnaissance de certains droits des migrants qui n’avaient auparavant que celui de se taire.

En 1975-76, Tony Abdesslam habitait au foyer Sonacotra de Bagnolet (93). Cet étudiant, né français de parents d’origine algérienne, qui n’était pas menacé d’expulsion du pays comme ses compagnons, étrangers, fit partie des dirigeants de la grève des loyers. Il témoigne.

En 1976, j’habitais dans un foyer Sonacotra, un organisme destiné à héberger les travailleurs immigrés et plus particulièrement les Algériens. A l’intérieur régnait une discipline quasi militaire : il fallait rentrer à telle heure, ne pas sortir le soir, ne recevoir personne…
Chacun avait une chambre de 9 m2 – dans la plupart des foyers, elles faisaient 6 m2 – dans laquelle on ne pouvait apporter aucun meuble personnel, ni télé, radio ou tourne-disque. Juste un réveil. Chaque semaine, on devait déposer nos draps à la porte pour en recevoir des propres. En cas d’oubli, le gérant – souvent, des anciens parachutistes de la guerre d’Algérie – entrait chez nous avec un passe pour les prendre. Ce qui lui permettait en même temps de vérifier “si tout est en ordre”. Nous ne pouvions préserver aucune intimité et nous ne nous sentions pas respectés.

Les résidents vivaient seuls, entre hommes. A chaque étage, il y avait une cuisine commune pour huit avec un frigo dans lequel chacun avait un casier ca-denassé. On pouvait regarder la télévision dans la salle foyer commune, mais au-delà d’une certaine heure, extinction des feux obligatoire.
Pourtant, malgré cette vie de caserne, la solidarité qui régnait adoucissait quelque peu nos conditions de vie. Au foyer de Bagnolet, pas moins de trente nationalités étaient représentées : quelques Portugais, Grecs, Espagnols, Sud-Américains, Yougoslaves et le reste venait de toute l’Afrique, avec une majorité de Maghrébins.

Les loyers, 250 francs, étaient élevés pour l’époque, et les hausses incessantes. Avec un Smic à 1200 francs, ça faisait plus de 20 % du salaire. Pour ceux qui envoyaient de l’argent au pays, en plus du règlement drastique qu’elle nous imposait, c’était cher, surtout compte tenu du financement public et patronal de la Sonacotra.
Fin 1975, les conséquences du premier choc pétrolier se faisaient sentir. Les Trente glorieuses étaient derrière nous et le chômage touchait en priorité les travailleurs immigrés à travers le BTP et l’industrie automobile. A chaque augmentation de loyer, la colère montait.


L’arrogance de la Sonacotra

La révolte est partie des foyers Romain Rolland et Allende à Saint-Denis sous l’impulsion de Mustapha Charchari, un ancien du FLN, et de Diara Bassirou, un Malien. Le mécontentement portait sur les loyers et le règlement intérieur. Très vite, ces doléances ont trouvé des échos chez nous, à Bagnolet, où nous étions environ 200. Un comité élu par les résidents, dont j’étais membre, s’est mis en place. Nous organisions des réunions dans les autres foyers. Partout, nous constations que les revendications étaient les mêmes : loyers, discipline. Paris, Marseille, Lille, Lyon, même combat.
La plupart des résidents savaient à peine parler français et la Sonacotra se conduisait avec une attitude arrogante, ignorant avec dédain nos revendications. Cherchari et quelques-uns d’entre nous avions compris qu’il fallait réunir nos forces et parler d’une même voix.
Des comités se sont formés dans tous les autres foyers et une coordination nationale a vu le jour. Une plate-forme de revendications unique en quatre points a été élaborée et nous avons commencé la grève des loyers. La Sonacotra nous renvoyait aux gérants des résidences, une façon de botter en touche car ceux-ci agissaient sur ordre et les loyers étaient fixés au plan national. Ils n’avaient donc aucun mandat pour satisfaire nos revendications.
Comme le mouvement prenait de l’ampleur, la Sonacotra a cherché à identifier les meneurs, puis a commencé par procéder à des saisies sur salaires. C’était chaud car, à l’époque, les étrangers n’avaient pas le droit de se regrouper en associations sous peine d’être expulsés vers leur pays d’origine. Ceux qui participaient au mouvement prenaient donc de gros risques. Pourtant, chaque mois, nous étions plus nombreux.

Il faut dire que nous trouvions du soutien auprès de syndicats et d’organisations politiques de gauche et d’extrême gauche. Mais certains tentaient de noyauter le mouvement pour le contrôler, surtout le PCF qui était à la tête de la plupart des villes dotées de foyers Sonacotra et voulait à tout prix éviter les débordements.

Le 16 avril 1976, le ministre de l’Intérieur, Michel Poniatowski, a envoyé les forces de la police pour investir les foyers en lutte. A 5 heures du matin, à Bagnolet comme ailleurs, nous avons été réveillés par des bruits de bottes, et les CRS ont défoncé les portes pour interpeller les meneurs. Menottes, perquisitions, confiscation de documents… Moi, j’y ai coupé car j’étais français. Mais chez nous, ils en ont arrêté trois. Hop, direction Orly. Seize personnes en tout, accusées de trouble de l’ordre public, ont été renvoyées en avion. Aucune loi ne les protégeait. La police n’ayant pas réussi à mettre la main sur tout le monde – on savait par la CFDT que quelque chose se préparait –, la police s’est présentée au travail pour cravater ceux qui s’étaient cachés. Le jour de la rafle, on a alerté la presse, les partis, les élus. La gauche a interpellé le ministre au Parlement. Des avocats se sont mobilisés.

Cet événement a fait rebondir notre lutte et nous avons ajouté à nos revendications le retour des expulsés, l’annulation de l’ordre d’expulsion, la fin des saisies sur salaire et la reconnaissance du comité de coordination nationale. Ce dernier point était crucial car il supposait la fin de l’interdiction pour les étrangers de former des associations et permettait le démarrage d’une négociation nationale.
Quelques jours plus tard, 25000 personnes ont défilé de la Bastille à la République. C’était la première fois qu’un mouvement de travailleurs immigrés prenait cette ampleur. François Mitterrand, futur président de la République, nous a assuré de son soutien et de celui du PS.

La machine était lancée

Au bout de quelques mois pourtant, le mouvement a commencé à s’essouffler. La crainte de devoir acquitter les loyers impayés pesait sur les têtes comme une épée de Damoclès. Le mouvement s’est scindé en deux  : d’un côté, ceux qui voulaient sortir du conflit sur la base de la plateforme commune, dont j’étais, et d’autres qui cherchaient “l’affrontement révolutionnaire”.

Au bout du compte, même si la combativité a fini par s’émousser, la machine était lancée : les immigrés avaient relevé la tête aux yeux de tous. Plus tard, le Conseil d’Etat a dû casser les arrêtés d’expulsion, les gars sont revenus, les saisies sur salaires ont été annulées et ceux qui avaient perdu leur boulot ont été indemnisés. Les règlements intérieurs ont aussi été refondus et les poursuites abandonnées.

La seule chose sur laquelle les pouvoirs publics sont restés inflexibles, c’est la non-reconnaissance de la coordination nationale qui aurait ouvert la voie au droit des immigrés d’appartenir à une association. Mais ce fut une des premières mesures de François Mitterrand en 1981 quand il fut élu président de la République. Cette lutte n’y est certainement pas pour rien.”

Propos recueillis par Amélie Duhamel

Article publié dans le n° d’avril du Courrier de l’Atlas

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