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Préface - Chapitre 1/12

La Fenêtre - Jean Michel Calvi

Article mis en ligne le samedi 5 mars 2011

Préface / La fenêtre - Jean Michel Calvi - 2011

01-Préface-La fenêtre-JMCalvi

Mon enfance n’est ni un paradis perdu ni un traumatisme ancestral. Je l’imagine plutôt comme une lente période d’obéissance. On a tendance à idéaliser ses débuts mais un enfant est d’abord un paquet que l’ont nourrit, transporte et couche. En échange du logement et de la nourriture, le paquet se conforme à peu près au règlement intérieur.
Frédéric Beigbeider / Un roman français

L’école du 1er type est celle avec ses niveaux homogènes, ses rangées d’élèves, un maître maîtrisant emploi du temps et progressions, des élèves exécutant le plus exactement possible des consignes.
L’école du second type est celle des méthodes dites actives. Les élèves y sont moins passifs, le maître fait appel à leur motivation, cherche par tous les moyens à rattacher son enseignement à la réalité. Mais l’enseignant en reste le véritable acteur.
Dans l’école du 3ème type, c’est la présence des enfants dans un groupe et dans un environnement réels qui entraîne les processus d’apprentissages et la construction des langages. Ce n’est plus l’enseignant qui déclenche les processus.
Bernard Collot

Préface

Toute notre vie, c’est la reconnaissance de ce que nous sommes que nous recherchons dans les relations interpersonnelles. Notre identité ne nous est pas donnée, elle se construit, jusqu’à la fin de nos jours, dans le regard des autres. Respect de soi et respect d’autrui sont étroitement liés.
Dominique Picard, psychosociologue

J’ouvre la fenêtre et j’entends les bruits de la rue, deux vieilles femmes qui discutent douleurs de dos, tristesse et temps qu’il fait ou fera, le bus qui freine, les lointains sons mêlés du marché hebdomadaire. La fenêtre refermée, je me retrouve seul face à des rangées de bureaux bien alignés devant le tableau, dans cette classe vidée de ses élèves. Je n’entends plus rien. Est-ce que j’entends même les battements de mon cœur ?
J’ouvre la fenêtre et j’entends les voisins parler jardin, lapins, coqs et poussins, un tracteur au loin qui laboure ou herse, un aboiement solitaire et perdu, les cloches qui sonnent l’heure. La fenêtre refermée, je me retrouve seul devant des bureaux groupés par quatre, dans cette classe vidée de ses élèves. Je n’entends plus rien. Est-ce que j’entends même les battements de mon cœur ?
J’ouvre la fenêtre et j’entends le bruissement des feuilles, la course d’une eau courante, les oiseaux qui se cherchent, la respiration de la terre et du ciel. La fenêtre fermée, je me retrouve seul dans une chambre bien meublée, siège de tranches de vie, comme la maison dont elle fait partie. Je n’entends plus rien. Mais mon esprit vagabonde dans le souvenir de ces bruits qu’une fenêtre ouverte sur le monde me donne à entendre. Je ne suis pas seul. Que je sois là, enfermé dans une chambre, là au sommet d’une montagne ou au bord d’un ruisseau, ici ou ailleurs, je ne suis pas seul, je renferme en moi le monde avec lequel ou contre lequel je me suis fait et continue à construire mon être et ma vie. Je suis le résultat des communications multiples que j’ai subies ou provoquées, du tâtonnement formidable des communications avec les autres humains, avec la matière et l’environnement, avec moi-même. Depuis que mes parents m’ont conçu, j’ai emmagasiné des millions d’informations avec tous mes sens, je les ai mémorisées, je les ai reproduites ; je les ai transformées, assemblées, mariées, refoulées pour en créer de nouvelles, pour agir. J’ai moi-même émis des millions d’informations qui me sont revenues en écho, ou par des réponses de différentes formes qui se sont mêlées à nouveau aux autres ou par des non-réponses si difficiles à accepter.
Non, décidément, même la fenêtre fermée, je ne peux pas oublier que la vie est communication.

Je n’entends plus rien ? Si, j’entends au loin le rire si beau, clair, vrai, de deux petites filles, mes petites filles, déjà vieilles de 18 mois bien remplis. Ces petites merveilles, outre bien sûr l’amour que je leur porte, je les observe avec attention et j’essaie de capter quelques chemins qu’elles empruntent pour grandir et apprendre, comme un sujet d’étude. Et c’est passionnant de voir en réel ces communications agir sur ces processus d’apprentissages, les aller-retour entre ce qui est émis, ce qui revient, la réaction ou l’adaptation qui provoquent une autre émission, et ceci en direct sur quelques minutes dans une activité précise, ou sur un temps plus long comme pour l’appropriation de la marche ou du langage.
En si peu de temps, je suis effaré par le nombre de compétences qu’elles ont déjà acquises. Les premiers cris et pleurs, les sourires et les différentes mimiques ou balbutiements des premiers jours ont obtenu des réponses qui ont constitué une des premières constructions de leur monde, leurs premières compréhensions, avec ces tâtonnements que sont la reproduction à l’identique du message, puis son adaptation, ses tentatives de modifications qui évoluent suivant les retours… Et puis les gestes, et les premiers essais de paroles qui ne sont que cris de différentes intonations, onomatopées, puis reproductions de sons construisant des mots, puis prononciation plus élaborée, précision, identification des mots avec les objets. Apparaît ensuite plusieurs mots faisant phrase, parce que donnant un sens réel au message… Hier nous avons entendu cette phrase absolument bouleversante « Anna contente », qui, au-delà de l’émotion, montre l’entrée dans l’abstraction des sentiments et son expression. Quant à l’acquisition lente de la marche, chacun sait bien tous les tâtonnements qu’elle induit de la part de l’enfant, de la station assise au maintien debout, la marche à quatre pattes, les premiers essais, les premiers pas hésitants… Mais il y a aussi toutes les autres expériences, celles que l’on voit, celles qu’on soupçonne et celles qui nous ignorons totalement. Il serait trop long d’énumérer tout cela.
Julia joue avec une boîte en bois contenant des pions (pour les cartes). Cette boîte est un pavé en bois qui ferme avec deux petites languettes en métal munies d’un petit trou qui doit entrer dans un petit picot pour que le couvercle ferme correctement. Passionnant de voir ses cheminements pour appréhender les faces de la boîte, observer le système de fermeture, le comprendre, le faire fonctionner, répéter le geste des dizaines de fois. Passionnant de la voir prendre les pions, les transvaser dans des récipients de différentes formes et différents volumes, de les trier suivant leur forme ronde ou rectangulaire. Dans cette activité toute bête, même pas avec un jeu étiqueté comme tel pour enfant, elle a appréhendé avec une certaine compréhension, la notion de volume, de face, d’arête, de sommet (en se cognant la tête sur l’un d’eux), de levier, de tri, de bois, de plastique, de réflexe pour ne pas se coincer le doigt… et j’en oublie sûrement tant !
En nommant les personnes autour de la table, et en les renommant, en allant de l’un à l’autre, tout en se rassurant de l’existence pérenne de ceux qui les entourent, elles font l’expérience aussi de l’addition, de la soustraction quand l’un part…

Je m’étonne toujours et je suis émerveillé par ce bouillonnement qui se déroule en direct devant nous. Nous n’y prenons pas assez garde, tout ceci nous semblant naturel. Ce n’est pas naturel, c’est le résultat des communications, des inter-relations entre tous les membres qui composent, habituellement ou épisodiquement le groupe dont font partie mes petites filles. Ce groupe devient une structure grâce à ces relations, simples, complexes, diversifiées, et cette structure est le vecteur de leurs apprentissages. Personne ne s’est amusé à suivre une méthode pour leur apprendre, à un âge déterminé à l’avance, à marcher. Mais chacun a marché, couru, sauté… devant elles et a été présent pour donner la main quand il fallait passer une marche pour la première fois. Et il y avait l’espace à découvrir… Personne n’a voulu, en suivant une méthode scientifiquement prouvée, leur apprendre, à un âge prédéterminé, à prononcer tel son ou tel mot, avec un ordre défini, du plus simple au plus compliqué par exemple (marrant d’ailleurs de les entendre arriver à dire certains mots compliqués et pas d’autres simples), mais chacun a parlé, crié, chanté, leur a parlé, a dialogué avec elles, a dit sa compréhension ou sa non-compréhension... Tous ces apprentissages ne sont pas le fait d’un acte d’enseignement d’un maître sur son élève, ils sont appropriation autonome par mes petites filles par le jeu du tâtonnement des communications rendu possible par la construction et l’aménagement de la structure ou des structures auxquelles elles participent. On touche du doigt alors l’importance de la richesse de ces structures, richesse qui est produite uniquement par le nombre et la diversité des communications qui les font vivre. Cette richesse va être dépendante notamment de l’hétérogénéité des membres du groupe et de la multiplicité des langages utilisés. Les inégalités commencent ici, dans cette richesse de la structure produite consciemment ou inconsciemment par les parents, grands-parents et autres, richesse pas forcément induite par le type de milieu social.

Passionnant aussi de constater que les deux petites filles ne prennent pas les mêmes chemins pour des apprentissages qui sont pourtant les mêmes. L’une a marché plus tôt et elles n’avaient pas la même technique de marche à quatre pattes. L’autre a prononcé des mots plus tôt avec une capacité très pointue à reproduire les sons. Manger seule avec une cuillère a pris différents processus, et encore maintenant, la façon de prendre la nourriture dans l’assiette ou le pot n’est pas la même et correspond à un aller-retour des communications entre elles et la nourriture ou la forme de la cuillère ou du récipient, entre elles et leurs parents, entre elles et leur propre corps… L’une et l’autre appréhendent différemment la confection d’un puzzle ou le montage des légos. L’une est d’une habileté manuelle étonnante mais ne met pas de déterminant aux mots. L’autre met certaine fois un déterminant et fait des phrases plus élaborée. Leur façon de ramasser quelque chose de lourd et de le transporter diffère… Je pourrais continuer longtemps. Cette différence dans le mode d’appropriation des savoirs, dans la démarche cognitive, est due au fait qu’elles sont deux personnes génétiquement différentes mais surtout qu’elles appartiennent à deux structures différentes même si elles interfèrent souvent. Et ces modes d’appropriation des connaissances, ces façons de « jouer » avec les communications, propres à chacune, vont imprimer dans leur mémoire et leur fonctionnement des chemins dont la trace est profonde et qui seront empruntés à nouveau pour d’autres acquisitions.
Chacun peut, même sans essayer de les analyser, prendre conscience de ces apprentissages et des modalités qu’ils suivent. Mais on oublie si vite ces toutes premières années de la vie des hommes, on les foule aux pieds, on ne les conserve que figées dans des photos mortes et l’on n’en garde que le folklore, la tendresse émue ou le souvenir embrumé de paillettes ou de désirs déçus.
Et l’école ! Sitôt passés les portes de l’école à 2 ou 3 ans, les enfants sont niés dans cette histoire qui leur est propre. L’école accueille des élèves sans histoire plutôt que des enfants déjà emplis de tant de vie, de temps d’expériences, de temps de stratégies efficaces pour eux-mêmes. Elle oublie le rôle essentiel, primordial, de la structure et des communications en fabricant des groupes homogènes, en tuant la plupart des communications autres que celles voulues, induites, commandées par l’enseignant, en codifiant chaque apprentissage dans un temps et un espace identique pour tous. On construit alors des grands groupes scolaires ou les plus petits sont regroupés. Les enseignants sont corsetés dans des programmes bien définis pour chaque niveau, par des impératifs institutionnels parfois infantilisants, par des objectifs et une attente de résultats immédiats qui tiennent plus du libéralisme économique que de la patience qu’il faut pour voir un enfant construire ses compétences et sa personnalité. L’enfant est saucissonné dans ses différents temps, sans rapport les uns avec les autres. On glorifie l’individualisme, notamment pour les enfants en difficulté scolaire pour lesquels les stratégies d’aide sont toujours pensées individuellement, en oubliant que toute pédagogie différenciée ne peut vivre que dans une dynamique de groupe, un tourbillon de communications.

Et pourtant, il suffit juste de laisser la fenêtre ouverte. Alors le souffle de la vie est là, dans cette brise d’humain que je laisse entrer dans cette classe où des enfants continuent tous ensemble, connectés au monde et à leur monde, leur lente aventure de leur construction d’homme. Tout y est aménagé pour qu’ils manipulent et s’approprient tous les langages dont ils vont avoir besoin pour comprendre, construire, créer et aimer la vie.

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