Une tribune pour les luttes

Une histoire de grabataire - chapitre 3/12

La Fenêtre - Jean Michel Calvi

Article mis en ligne le samedi 12 mars 2011

Une histoire de grabataire

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Un grabataire cloué sur un lit toute une vie ressent-il le besoin d’un espace plus grand ? Des milliers d’élèves et d’enseignants cloués sur une chaise à longueur d’années scolaires ressentent-ils le besoin d’un espace plus grand ? Pas sûr, n’est-ce-pas ? Comment en vient-on à se dire que ce n’est plus possible, que le carcan dans lequel on évolue est trop exigu, ne nous convient plus ?
Ils avaient besoin d’espace, mais... ils ne le ressentaient pas encore....
 Il était une fois, dans une grande forêt lointaine, une toute petite maison qu’on appelait l’école. Elle était occupée par...
Non, décidément, ce serait trop facile. Encore une histoire pour s’endormir heureux, pour faire croire aux mondes parallèles, si merveilleux quand un beau parleur les décrit alors qu’il ne les a jamais habités. Laissons cela aux âmes bien nés qui nous notent, nous gouvernent, nous enseignent...
Il était une fois un jeune enseignant devant participer au mouvement des instituteurs. Il met sur sa liste de voeux uniquement des écoles à classe unique, alors qu’il n’avait qu’une vague idée de ce que ça pouvait être, mais avec le pressentiment que ces lieux devaient constituer les quelques rares espaces de liberté et d’aventure accessibles dans l’Education Nationale. C’est ainsi qu’il atterrit dans un petit village de moyenne montagne, perdu entre neige et brouillard.
14 élèves. Une seule salle de classe de 38 m2. Des bureaux vieux de plus de 50 ans, des tableaux, quelques livres... et c’est tout. Et c’était bien. Elèves et maître étaient des grabataires, avec un bel emploi du temps affiché, des progressions tournées vers l’avenir, des préparations préparées, des gamins sympas, assis sagement sur leurs bancs. Il ne ressentait, ils ne ressentaient aucun besoin d’espace supplémentaire. A quoi bon ? Pour quoi faire ? L’espace, ils l’avaient dehors, quand ils exploraient les bois, quand ils jouaient dans les prés. Mais...
Mais un jour que le soleil brillait et que quelques rayons pénétraient suavement dans la salle de classe : et si nous faisions un journal, pour raconter nos histoires, un journal qu’on vendrait dans le village ? Premiers numéros écrits à la main et polycopiés à l’alcool... Pas terrible... Puis tapés à la machine à écrire (Quelle galère pour corriger les nombreuses fautes de frappe). Mais quel plaisir quand même de pouvoir se raconter, et puis on se parle plus, on mène un projet ensemble. Et leurs quatre murs continuent à leur suffire.
Première fête, premier argent gagné par la coopérative. Ils achètent une imprimerie d’occasion pour faire vraiment un vrai journal imprimé. Ils se poussent un peu pour installer les casses avec leurs lettres en plomb, un vieux rétroviseur de voiture pour relire les lignes qu’il faut composer à l’envers, la presse à main... Oui mais...

Mais « On ne peut pas tous faire en même temps », « Où on fait sécher les feuilles ? », « Ils nous gênent parce qu’ils parlent ceux qui sont à la presse, et ils mettent de l’encre de partout ». « On arrête tout, alors ? Ah non, vous avez vu ces belles feuilles que j’ai faites avec mon texte, et j’ai même fait une chouette décoration en découpant un chien dans de la chambre à air et en l’imprimant avec la presse ! »
ILS ONT BESOIN DE PLUS D’ESPACE, c’est tout.
Une salle crasseuse, pleine de choses à jeter.
Leurs regards et leurs pas se sont tournés vers une salle désaffectée, en face de la classe, sans lumière, sans chauffage, crasseuse et pleine de choses à jeter. Ils étaient tellement bien dans leur cage qu’ils ne la remarquaient plus depuis longtemps. Ils jettent, ils balaient, ils ouvrent les volets. Le voilà, leur atelier d’imprimeur, un imprimeur qui se gèle, oui, mais un imprimeur libre de ses gestes et paroles. L’horizon a changé. Les grabataires ont quitté leur lit pour faire quelques pas. Leur horizon a changé. La correspondance avec une autre école a commencé.
L’emploi du temps a jauni à certains endroits : avec tous ces trucs à écrire ou imprimer, ils n’ont plus le temps de faire autant d’exercices bien assis sur leurs bancs. Ce serait bien d’avoir un coin pour lire des livres tranquille. Ils se poussent à nouveau dans la classe, quelques planches d’agglo, des étagères, des coussins... un nouvel espace est né, et ils ne sont pas mal dans leur petit cocon, même à 22 élèves. Mais...
Mais trois révolutions viennent à nouveau chambouler tout ça :
L’école a la permission d’accueillir les petits dès 3 ans, une cantine est créée, et ils se lancent dans l’aventure du ski de fond.
Avec l’aide des parents et de la mairie, la salle "imprimerie" reçoit néons, chauffage, peinture, lino, évier, cuisinière, frigo, tables... Des W.C. intérieurs rognent un bout des vestiaires. Ils achètent 15 équipements de ski, puis 20 et 30. Ils achètent une vieille grosse photocopieuse d’occasion. Le plan "informatique pour tous" leur amène son barda.
Les petits, ça remue, ça fait du bruit... Il faut leur acheter des petites tables et petites chaises... La crise du logement, ils ont connu !
Ils sont pris dans un piège...
Alors ils restent un peu plus assis, ils redeviennent un peu grabataires. L’imprimerie est supprimée et remplacée par l’ordinateur et la photocopieuse. Ils sont bien, mais il y a comme un désenchantement. Un je ne sais quoi de nostalgie d’une façon de fonctionner, d’une façon d’être et de faire ensemble. Ils sont pris un peu comme dans un piège dont ils ont l’impression de ne pouvoir sortir.

Et puis vient... le Minitel.
Ils se font ouvrir une boîte sur un réseau de classes. Ils y entrent sur la pointe des pieds. Mais y’a d’la vie, là, et si on ouvre un peu trop l’écran, ça va faire éclater les murs !
Et ça a fait éclater les murs !!!
Multiplication des correspondants. Nationaux et internationaux, réseaux d’échange de journaux français et étrangers, rencontres, discussions, recherches, pistes. L’emploi du temps s’efface peu à peu, parce qu’il y a trop d’urgences, trop d’imprévus qui leur arrivent, trop d’envies.
Il craque !
Mais 15 ou 20 grabataires qui veulent se lever, agir, vivre, ça fait du bruit, ça brasse. « Il faut un coin pour que je bricole ce bateau, il faut un coin pour faire ce circuit électrique, un coin pour enregistrer cette cassette ou écouter celle qu’on vient de recevoir, chut, taisez-vous, on enregistre, arrête de taper avec ce marteau, toi, n’entrez pas, on prépare une pièce, attention, tu vas casser mon moulin en légos techniques, où je me mets pour faire ma peinture, la cuisinière a besoin des tables... Allez, tout le monde en récréation, je craque !!! »
« On ne peut plus continuer comme ça. Qu’est-ce qu’on fait ? On arrête tout ? Ah non ! 
ON A BESOIN DE PLUS D’ESPACE, c’est tout. »
Oui, mais ils ne peuvent pas l’inventer, l’espace. Ils ont beau mettre les skis au plafond, mettre les portemanteaux dans l’entrée, mettre l’atelier son entre le lavabo et les W.C., changer les bureaux de place... les murs sont là. Il faut se limiter, redevenir un peu grabataires, pas autant qu’avant, mais un peu...
Il y aurait bien, oui, il y aurait bien... là-haut, cet appartement de fonction, occupé par une institutrice de l’école du village voisin. Si elle pouvait partir…
Elle va partir !
Oui , un jour, ils apprennent qu’elle va partir ! Demande officielle à Monsieur le maire, avec explications, re-explications, re-re-explications. Et Monsieur le Maire accepte !
Les murs ont explosé. Les grabataires ont pris des ailes.
Espace conquis qui se transforme en possibilités de multiplier les activités sans gêner les autres, en liberté, en autonomie, en non-violence, en organisation nouvelle, en possibilités de communications les plus diverses ; et ce formidable tâtonnement qui se continue années après années, secondes après seconde pour s’approprier cet espace, l’aménager selon leur évolution, leurs besoins qui changent, les échanges de plus en plus complexes. Ce tâtonnement, c’est un peu ce nouvel ordre cherché après la mise en "désordre" de leur espace, de leur façon de fonctionner, de leur vie. Pas toujours facile à vivre, d’ailleurs.
L’ouverture sur l’extérieur, la vie qu’ils laissaient pénétrer dans la classe, les communications qu’ils laissaient s’épanouir, tout ceci a permis aux grabataires de ressentir que, finalement, l’espace leur manquait. A l’inverse, chaque fois qu’ils étaient allés au bout de leur espace, il y avait régression. La vie était à nouveau bloquée, les grabataires se trouvaient à nouveau bien dans leur lit. S’ils étaient restés une structure morte en se fermant aux communications, avec un maître déversant son savoir sur des élèves passifs, ce besoin d’espace ne se serait pas fait sentir, ne serait pas devenue une revendication primordiale.
Entre neige et brouillard, ils ont ouvert la fenêtre de l’école, et ils crient sans le savoir, à qui veut l’entendre, dans ces grands groupes scolaires installés comme des forteresses, que l’espace à conquérir, il existe surement. Qu’il suffirait d’oser parmi les kilomètres de couloirs vides, d’escaliers vides, de préaux vides. Que pour ne serait-ce que le voir, il suffit d’ouvrir une fenêtre et d’entendre ce cri, puis se parler, brancher un écran, laisser échapper quelques miettes salissantes de vie de sa serviette bien propre, bien pliée par l’amidon d’une sécurisante mort quotidienne. Avant de gémir, de se plaindre, de manifester. Dans un cercueil, on peut quand même bouger les doigts de pieds, ce n’est pas si mal, et même souvent se gratter là où ça démange, le luxe !
Ils ont installé l’atelier bois, l’espace math, les sculptures .....
Depuis qu’ils ont aménagé un vrai espace pour les petits avec piscine à balles, blocs de mousses, briques, château..., qu’ils voulaient un espace maths, que les sculpteurs de la pierre tendre ramenée de chez les correspondants mettaient de la poussière de partout, ils ont installé l’atelier bois et sculpture sous le préau, entre la cabane et les placards.
Ils louchent maintenant sur un bout de pré que la commune pourrait leur acheter... et sur le grenier qui pourrait devenir une vraie petite salle de spectacle...
La gangrène, si on ne la soigne pas dans des hôpitaux psychiatriques, s’étend inexorablement.

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