Une tribune pour les luttes


Mélusine - chapitre 6/12

La Fenêtre - jean Michel Calvi

Article mis en ligne le mercredi 23 mars 2011

Mélusine

06-Melusine-La fenêtre-JMCalvi

« Peigne moi les cheveux avec ce peigne d’or. Mets ces bijoux autour de mon cou. Je vais boire un verre d’eau… Oh, j’ai fait une erreur ! J’ai bu l’eau empoisonnée. C’est le sorcier Camouf qui a mis le poison. Malédiction ! Tous les samedis je vais me transformer en sirène ! Oh ! Mon Dieu ! Qu’ai-je fait ?... Mais j’entends du bruit. C’est un cheval au galop. Quelle frayeur ! Qu’allons-nous faire ? »
L’enfant a fini sa tirade. La salle des fêtes du village est pleine. Toute la population est venue assister au spectacle annuel de l’école.
« Un lièvre ! Mince, raté ! … Super, je l’ai eu (le sanglier)… Zut, j’ai perdu ma gourde. Mince, je suis perdu. Pourquoi je suis allé aussi loin ?... Du jour, là-bas, ça doit être la fin de la forêt… J’entends de l’eau couler, je vais pouvoir boire. »
Chacun, dans l’obscurité, sourit, est attentif aux paroles, aux gestes des acteurs qui jouent, chantent, dansent sur une scène de 50 m² composée de tréteaux recouverts d’une double épaisseur de planche.

« Je m’appelle Mélusine
Je suis une fée
Une femme jeune et fine
D’une grande beauté.
Célèbre en Vendée
Ma légende est populaire dans toute la région.
Mais mon malheur est une terrible malédiction
Et cette pièce va vous la raconter. »

Chaque enfant a son rôle, parfois plusieurs. Il faut bien, ils ne sont pas très nombreux dans la classe unique du village, 15 à 20 élèves de 3 à 11 ans. Chaque année, ils écrivent eux-mêmes un spectacle d’une durée variant de 1 H 30 à 2 H. Les dialogues, les comptines, les chansons, ils écrivent tout, et composent la musique de nombreuses chansons. Ils fabriquent les décors, la plupart des costumes.

« Je m’appelle Raymondin
Je suis un chevalier
Ma spécialité, c’est chasser !
Beau et malin
J’adore les enfants,
Et je voudrais en avoir dix
Avec une princesse mystérieuse et habillée de blanc. »

Dans la salle, aux premiers rangs, sont assis des spectateurs peu habituels, une trentaine d’enfants qui ne sont pas du pays. Il y a une classe unique de Corrèze avec leur maîtresse et quelques élèves d’une autre classe unique de la Loire avec leur maître. Leur présence ici, un vendredi soir, a une histoire, car cette histoire a une histoire et que viennent donc faire Mélusine et Raymondin si loin de leurs terres de Vendée ?
Cette classe unique fait partie d’un réseau avec d’autres classes, d’autres écoles. Ils communiquent tous les jours avec eux grâce à la télématique, au fax, au courrier postal, à l’échange de journaux.
Ajoutées aux communications internes, cela rempli une grande partie de leur temps scolaire et souvent extra scolaire. Des structures vivantes s’entrechoquent, s’interpénètrent avec d’autres. C’est la vie dans toute sa force. Les enseignants de ces classes communiquent aussi entre eux et forment, sans qu’on le voit vraiment, une équipe pédagogique autrement plus liée et efficace que beaucoup d’équipes d’écoles importantes. Descriptions, analyses, recherches rebondissent sans cesse. Chaque année, il n’est pas rare que deux classes du réseau décident de mettre en place une correspondance plus approfondie, de classe à classe mais aussi d’élève à élève, avec deux voyages échange : une semaine chez les uns, une autre semaine chez les autres. C’est ce qu’ils ont fait avec cette classe de Corrèze. L’année suivante, ils sont partis en classe de neige 10 jours avec eux, en gestion libre. Et, en ce début d’année, cette même classe lançait un message sur le réseau en demandant qui voulait partir en classe de mer avec eux en Vendée. Ils étaient candidats ainsi qu’une autre classe unique du réseau. Les enseignants se connaissaient bien. C’était parti. Préparation commune, gestion commune, car commun qui prenait chaque classe sur le passage, 10 jours magnifiques et inoubliables de vie commune, d’expériences, de curiosités.
C’est tout naturellement qu’ils décidèrent au retour d’écrire le spectacle sur Mélusine dont ils avaient visité le château et parcouru les terres en Vendée et dont l’histoire avait marqué les esprits.

Une semaine avant la date de la représentation, au conseil du matin, un enfant lance : « Et si on invitait St Chapeau et Les Propres au spectacle ? » Tout le monde d’exploser de joie, idée géniale. L’enseignant était plutôt dubitatif sur la faisabilité de cette idée en si peu de temps. Mais décision est prise de leur écrire un fax immédiatement. Deux enfants sont volontaires et le fax part quelques minutes plus tard. Pas de réponse le matin. L’après-midi se passe lentement sans que le fax ne donne une réponse. Ils s’en fichent ? C’est pas possible ? Vers 4 H, la sonnerie du téléphone retentit. Les têtes présentes dans la classe se retournent. Le responsable du téléphone décroche. « C’est St Chapeau, ils envoient un fax. ». Il appuie sur le bon bouton. Vite, attroupement devant la machine, et le papier qui défile à la vitesse d’un escargot. « On a parlé de votre invitation, on a consulté certains parents, on est allé voir le maire pour lui demander s’il pouvait financer ce projet, et comme il est d’accord, ON VIENT ! » Magnifique instant qui s’envole aussitôt mais qui imprime la mémoire de l’espace et de ceux qui l’occupent, comme un sillon profond, un labour prometteur qui donne maintenant et donnera encore demain, dans mille ans, des miettes de bonheur éternelles. Les jours suivants, il faut organiser cela. Ceux de Les Propres ne peuvent pas tous venir mais quelques uns viendront en voiture, ce n’est pas très loin, et repartiront le soir même. Ceux de St Chapeau prennent le train et ont 5 heures de trajet. Des parents iront les chercher en voiture à la gare de St Etienne le vendredi à 17 H, soit 3 heures avant la représentation. Ils repartent le lendemain matin, samedi. Ils décident que tout doit se passer à l’école et qu’ils doivent être ensemble tout le temps. Donc, repas commun avant le spectacle à l’école, qu’il faudra préparer avec l’aide des parents. Donc, après le spectacle, tout le monde dormira à l’école, même ceux d’ici. On recherche en vitesse tous les matelas nécessaires, on les installe un peu partout, heureusement que l’école est grande et que l’espace a été conquis. Donc on prendra le petit déjeuner ensemble, bien sûr, avant leur départ.

Tout se passa ainsi, foi d’animal, rien n’est inventé. Folie, oui, sans doute folie, mais folie calculée, voulue, organisée, pensée, parce que résultat de multiples projets, correspondances, voyages échange, classe de neige, classe de mer, spectacle, vie du réseau ; point d’orgue momentanée d’une partition s’écrivant au long cours où chaque note, chaque accord sonnant ou dissonant est la marque des communications d’un, de deux, de tous, isolés parfois, groupés parfois, mais construisant des humains.
Quelques quinze ans après, assis dans son bureau de directeur d’une grosse école de quinze classes, il repense à ces aventures, en remplissant le dossier de classe transplantée de deux classes de l’école, dossier épais empli d’attestations diverses, schémas de conduite divers, listes et qualité d’accompagnateurs divers, projet pédagogique trompe l’œil et très ponctuel coincé entre deux évaluations, dossier qu’il devra envoyer à l’Académie en quatre exemplaires huit semaines, hors vacances scolaires, avant le départ.

Il dédie cette évocation à l’enseignante de St Château qui n’est plus là pour s’en souvenir.
« J’entre. Non, je ne peux pas. Si, il faut que j’entre dans la chambre de Mélusine. Oh, non, je ne peux pas, ça va briser ma vie. Si, il le faut ; Je vais entrer… »
« Tu m’avais promis de ne pas venir. Notre amour est fini, je vais disparaître pour toujours. Sors de cette chambre ! »
« Ne fais pas ça. Je t’aime, Mélusine ! »
« Sors et adieu. »

Chapitre suivant : La réponse unique

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