Une tribune pour les luttes


Osmose - Chapitre 9/12

La Fenêtre - Jean Michel Calvi

Article mis en ligne le samedi 2 avril 2011

Osmose

09-Osmose-La fenêtre-JMCalvi

Louise est veuve, une veuve jeune dont le mari s’en était allé, emporté par la maladie, la laissant avec deux enfants en âge maintenant d’être au collège. Pour s’en sortir et parce qu’elle ne supporte pas, non vraiment pas, la solitude, elle a accueilli chez elle un homme, veuf lui aussi, brave des braves, discret, et qui était d’accord pour jouer au mari et un peu au père de remplacement. Tout se passe bien. Dans le village, bien sûr, les langues fonctionnent, mais sans plus, avec juste ce qu’il faut de sous-entendus scabreux. Louise aime bien les enfants, surtout papoter avec eux, et c’est tout naturellement qu’elle a accepté de recevoir à manger chez elle, à midi, les élèves de la petite école du village qui viennent des hameaux. Il n’y a pas de cantine. Sa maison en fait office. Louise aime aussi entendre tout ce que racontent les enfants sur l’école, ce qu’ils y font, ce que fait un tel ou un tel. Et c’est ainsi que tout le pays le sait aussi.
Pour ces enfants des hameaux plus ou moins lointains se posaient également le problème du transport. Ils peuvent venir à pieds, certes, comme dans le temps, mais l’hiver est souvent long, avec de la neige, les brouillards… et l’époque a changé. Les parents d’élèves ont pris ce problème à bras le corps, sans se défausser sur des élus ou des responsables quelconques. L’école, c’est leur affaire, leurs enfants, leur village. L’école, c’est l’affaire du village et de tous ses habitants. Ils ont demandé à un habitant qui a du temps s’il ne pouvait pas effectuer le ramassage de ces enfants avec sa voiture particulière, moyennant rémunération, bien sûr. Il a accepté. Matin et soir, ce ramassage maison fonctionne à merveille. Pour financer cela, les parents organisent un concours de belote auquel tout le village participe. Ils organisent également une kermesse, avec soupe au choux gratuite le matin, repas à midi, concours de pétanque l’après-midi… Presque tout le village vient donner un coup de main pour la préparation : monter les chapiteaux, préparer la soupe, vendre les tickets de tombola, ranger et nettoyer après.
Louise aime bien faire les mots fléchés du programme télé, mais elle aime bien lire aussi, surtout des livres qui parlent du terroir. Elle va chercher ses livres à l’école qui a un dépôt du bibliobus du département. Aujourd’hui, elle en profitera pour voir une exposition sur Victor Hugo et pour s’inscrire au voyage en car que l’école organise le lundi de Pentecôte pour les parents, les enfants et les habitants s’il reste des places. Elle y va chaque fois. Il y a une bonne ambiance, tout le monde pique-nique ensemble et on visite souvent des endroits qui valent le coup. Il faut qu’elle pense aussi à demander une photocopie de sa facture EDF.
Marcel est le maréchal du village. Même si les chevaux ont quasiment disparu et qu’il s’est recyclé dans la réparation des machines agricoles avec un de ses fils, on l’appelle toujours le maréchal. Aujourd’hui, il est tout frétillant, il a un cheval à ferrer, peut-être le seul de toute l’année, peut-être la dernière fois. Il passe à l’école pour prévenir que c’est pour 9 H ce matin. A 9 H, tous les élèves sont présents pour voir ce spectacle. La forge est allumé, le maréchal est devant son énorme enclume et il tape le fer qu’il vient de fabriquer, tout rouge, étincelant et tout fumant quand il le trempe dans l’eau. Le cheval est énorme, de grosses pattes, du solide. Quel spectacle ! Raboter la corne tout en parlant au cheval, clouer les fers d’un geste sûr, gueuler quand il le faut, jurer si ça vient pas ou si la bête s’impatiente. Les odeurs de cheval, de corne brûlée. Tout cela sera notifié dans le journal de l’école, avec des dessins, des recherches, des foules de textes informatifs mais aussi personnels. Le journal sera distribué dans le village, il fera partie de la mémoire commune, il participera à la mémoire commune, à l’histoire commune du territoire. Il partira aussi dans plusieurs autres écoles dans toute la France et même à l’étranger, et les mémoires de tous ces territoires se mêleront, se compareront, s’interrogeront.
Daniel a toujours eu envie d’avoir un étang. Un jour, l’occasion se présente d’acheter un terrain qui se prêterait idéalement pour en créer un, avec de la bonne eau de source. Aujourd’hui, il a un bel étang empoissonné, ombragé à certains endroits. Les canards viennent s’y poser, parfois quelques grues de passage. Aujourd’hui, il a organisé une journée de pêche pour l’école. Chaque enfant à sa petite canne et chacun essaie d’attraper des petits poissons avec les conseils de Daniel. Les élèves le connaissent bien, cet étang. C’est là qu’ils viennent essayer les bateaux qu’ils fabriquent dans les différents ateliers de l’école, qu’ils viennent constater si leur moteur électrique fonctionne bien, si leurs montages et soudures sont corrects, si leur commande avec marche avant et arrière marche bien… et si le bateau ne coule pas.
Pierrot a une petite entreprise de transport, toute petite avec juste un camion. Il vit bien, il vend aussi du charbon, des aliments pour bétail et autres animaux et autres babioles. Deux ou trois fois dans l’année, gratuitement, il charge les vieux papiers que l’école a récupérés pour les mener à celui qui les rachètent pour les recycler. Quand le préau est plein à ras bord. Le mercredi matin, il n’est pas rare de voir quelques enfants pousser une petite charrette et faire le tour des maisons pour récolter les journaux et magasines.
Alice tient un des trois cafés du village et une petite épicerie, en plein centre. Quand un groupe a un projet de cuisine, les enfants, avec la recette, calculent ce qu’ils doivent acheter comme ingrédients, en respectant les proportions, pour que tous les élèves puissent avoir une part. Puis, ils vont prendre de l’argent liquide dans la boîte caisse de l’école, et deux d’entre eux vont acheter ce qu’il faut chez Alice. Quand ils repartent, elle a un œil sur eux pendant qu’ils traversent et ne manque pas d’en parler à l’instituteur s’il s’est passé quelque chose d’anormal.
C’est Mardi Gras, carnaval ! L’école n’organise rien, les enfants eux oui. Ils se donnent rendez-vous à un endroit précis et à une heure précise après l’école. Ils se déguisent et la troupe fait le tour de toutes les maisons. Qui me reconnait ? Les gens donnent des bonbons, des boissons, de l’argent. Tout ceci est récolté par « le trésorier », et ce jusqu’à la nuit noire, parfois plus. Les jours suivants, ils décident d’un mercredi pour se retrouver tous, jouer et manger et boire la cagnotte. Le samedi soir suivant, l’école organise le bal des bugnes, du nom de ces pâtisseries de la région lyonnaise qui ne se font qu’à cette époque. Tous les parents d’élèves fabriquent autant de bugnes qu’ils veulent ou peuvent. Ca sent l’huile chaude de partout. Au cours du bal, elles seront données gratuitement. Affluence garantie et recette assurée pour payer les voyages.
Samedi, c’est la course ? Oui, la neige est tombée pour la première fois de l’année et elle reste. Effervescence, affiches de dernière minutes, achat du pain, du chocolat, du fromage, des pâtes de fruit, du thé, du saucisson… Tu y vas ? Et toi ? Et tes parents ? Prêt du matériel gratuit. Ecole pleine, cœur du territoire et de ses potentialités.
La Marie, elle vit seule, un peu vieille, un peu rancie intérieurement. La Thérèse aussi. Elles sont avec quelques autres le vecteur de la circulation de l’information dans le village, même parfois un peu tronquée, mais pas vraiment plus que dans certains journaux plus officiels. Elles ne manqueraient pas d’être présente à la la salle des fêtes ce samedi après-midi pour assister au spectacle de l’école. Tout le village y est d’ailleurs.
Coucou, c’est moi, Thérèse. Je fais partie de la chorale depuis sa création par l’instituteur. J’aime bien me retrouver avec les autres chaque semaine et pour les concerts. L’ambiance est bonne, on rit et on chante, même si on ne sait pas chanter, et à quatre voix ! Tous les âges sont représentés, il y a même des élèves de l’école. On monte aussi des sortes de comédies musicales. A cette occasion, d’autres personnes se joignent à nous. C’est du travail, mais c’est extraordinaire. Chacun amène son savoir faire pour les costumes, les décors, pour l’organisation. Et il y a un monde pour venir nous voir ! Il a organisé des ateliers d’écriture pour qu’on écrive nous-mêmes les textes, mais heureusement qu’il retouche un peu tout ça, met des liens, invente des chansons. Un jour, je lui ai fait la remarque qu’on ne savait pas chanter, ni jouer, ni lire la musique et que pourtant on chantait tous ensemble, et parfois des chants difficiles, qu’on jouait et qu’on avait du succès… et qu’on faisait des progrès. Je lui disais même que si on me l’avait dit avant je n’aurais pas cru cela possible. Alors il a ri et il m’a dit : vous croyez que les enfants à l’école attendent de savoir lire et écrire pour écrire à leur correspondant et lire leurs lettres, qu’ils attendent de savoir toutes les opérations avant d’effectuer des calculs savants pour construire un bateau ou fabriquer un gâteau ; ils font, ils vivent, et ils apprennent à lire en lisant, à écrire en écrivant, et toutes choses en vivant des projets, exactement comme vous apprenez à chanter en chantant. J’étais contente, j’avais tout compris, et en rentrant chez moi, j’ai relu le journal de l’école que les enfants écrivent et que j’achète tous les mois. Et je comprends mieux pourquoi s’y trouvent des textes de tout petits. Et puis ça nous rend tout fier de nous tout ça. Ca me rappelle la première fois. Tout a commencé quand l’instit a voulu faire rejouer les Misérables à ceux qui l’avaient déjà joué quarante ans avant, avec les mêmes rôles. Etienne en père Fauchelevent à plus de 80 ans, Jean en évêque à plus de 80 ans, et même que ce même Jean, le lendemain du spectacle, racontait qu’il avait l’impression que tout le monde était heureux.
Claudius, assis comme à son habitude sur le pas de sa porte, voit passer des gamins qu’il ne connaît pas. Denise, sa femme, lui dit que c’est les correspondants de l’école qui sont là pour 5 jours. Chaque année ils font ça. Cette année, ce sont des petits gars de Picardie. C’est loin. Y paraît même que c’est tout plat là-bas, c’est le petit Bertrand qui me l’a raconté, parce qu’ils y sont déjà allés, les nôtres, en Picardie, et ils ont vu la mer et la baie de Seine, et des sortes de souterrains creusés dans la craie. Demain je sais qu’ils vont visiter la salaison. Et jeudi soir, ils font tous la fête avec les parents. Et ils sont venus comment ? Par le train, et les parents sont allés les chercher à la gare à Lyon. Pour ça, tout le monde participe. Même des fois les parents tissent des liens. L’été dernier, les correspondants du Sébastien avaient posé la caravane à côté de chez eux pendant quelques jours. Ils étaient de Bretagne. Ils ont bien dit au Joseph de venir les voir. Mais eux, ils iront jamais si loin.

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