Une tribune pour les luttes


« Je suis toujours resté à l’usine »

Entretien avec Christian Corouge, ouvrier chez Peugeot-Sochaux

Article mis en ligne le jeudi 16 juin 2011

http://atheles.org/agone/memoiressociales/resisteralachaine/

Ouvrier chez Peugeot-Sochaux depuis 1969, Christian Corouge sera en retraite en mai 2011. Au début des années 1980, ce militant syndicaliste rencontre le sociologue Michel Pialoux. Ils entament alors un long dialogue sur le travail à la chaîne, l’entraide dans les ateliers et la vie quotidienne des familles ouvrières. Cette discussion, jamais interrompue, forme le cœur d’un livre : Résister à la chaîne. Cet entretien avec Gilles Collas revient sur le parcours de Christian Corouge et la révolte qui l’anime toujours.

Je suis parti à Sochaux en 1969. J’avais fait des études au CET du Maupas, à Cherbourg. Peugeot, Citroën, Moulinex embauchaient les gens qui sortaient de formation professionnelle. Les sergents recruteurs de l’époque faisaient les tours des CET. J’avais 18 ans. Je me suis installé dans un foyer de jeunes travailleurs, le cursus normal d’un jeune ouvrier déplacé à l’époque. Je suis devenu militant un mois et demi après être entré à l’usine. J’y suis resté parce que le militantisme me paraissait plus important que le reste, c’était une époque, après Mai 68.

J’ai eu une chance dans ma vie, c’est, à partir de 1969, de travailler dans le groupe Medvekine. Je reste un des membres encore présents à l’usine, je suis le dernier, je crois. J’ai traversé toute cette période de ma jeunesse, jusqu’à 30 ans, avec ces gens, cinéastes, techniciens du cinéma, ce qui m’a permis d’avoir des rencontres différentes de celles d’un jeune ouvrier normal. J’avais beaucoup plus de contacts vers l’extérieur. J’ai milité, j’ai été longtemps élu comme délégué du personnel. J’ai arrêté de militer de cette façon-là parce que je m’y sentais à l’étroit. J’ai commencé à travailler avec Michel Pialoux et Stéphane Beaud sur des études sociologiques. Cela s’appelait «  Chroniques Peugeot ». On faisait ça dans Actes de la recherche en sciences sociales, de Bourdieu [1]. J’ai travaillé avec tous ces gens. Je continue encore à travailler avec eux puisque nous avons un livre qui doit paraître en mars, qui s’appelle Résister à la chaîne, chez Agone.

Je suis toujours resté à l’usine. Il y a eu des moments où j’ai eu envie de la quitter, où on m’a proposé de la quitter pour travailler dans des conseils généraux, dans ces trucs à trajectoire militante normale de l’époque. J’ai toujours refusé. J’ai une espèce d’attachement à cette usine, pas sentimental, mais je fonctionne bien intellectuellement dedans, c’est mon cadre, c’est là que la vie se passe. Je n’ai pas trop mal vécu l’usine. L’histoire de l’usine, c’est une histoire de haine et d’amour. J’aime bien l’usine dans ses rapports sociaux, ce qu’on peut faire comme découverte et, en même temps, je hais l’usine dans ses moments répressifs ou cette pression considérable, qui s’exerce forcément sur les plus petits, ceux qui ne sont pas diplômés, ceux qui sont en bas de l’échelle. Il y a cette haine de l’usine et cette tendresse pour ce milieu ouvrier que j’aime bien.

Je suis passé ouvrier professionnel tôlier retoucheur il y a une dizaine d’années. Tant qu’il y avait la répression syndicale féroce, j’étais resté OS. Je travaillais toujours en chaîne. Il y a une dizaine d’années, quand il y a eu des grands procès pour discrimination syndicale, on m’a proposé de passer professionnel. Pendant trente ans, j’ai été OS sur les chaînes. C’est terrible de travailler en chaîne. Mais ce n’était pas terrible parce qu’on savait pourquoi, parce qu’on avait un engagement syndical. Je n’étais pas en mission, je ne suis pas prêtre. Mais je savais très bien qu’en militant, c’était comme ça.

L’usine à Sochaux en 1970, c’est 45 000 personnes. En 2011, on n’est plus que 12 000. Tout est passé à la sous-traitance. Si on regarde le nombre d’emplois sur le bassin industriel du Pays de Montbéliard, à 5 000 près, il y a autant de personnes qui travaillent. Sauf que les gens qui travaillaient à l’usine travaillent maintenant chez les sous-traitants, avec des salaires amoindris, beaucoup d’intérim, et des libertés syndicales, politiques et même de déplacement à l’intérieur de leur propre usine très réduites. La pression est très forte. Il y a beaucoup d’immigration, beaucoup de femmes isolées, des horaires de travail impossibles. C’est de cette manière que s’est traduit la transformation du tissu industriel dans la région. Et en même temps on a assisté à une espèce de ringardisation des ouvriers. Il arrivait des militants dans la gauche traditionnelle, très différents, très carriéristes. Les ouvriers, on les a mis en marge dans les prises de décisions, on ne les a même plus consultés, en disant qu’on ne comprenait plus rien, dépossédés par la technique, par l’informatique qui se mettait en place.

Chaque homme porte en lui une somme de révolte. Révolté par ce qu’on voit, ces attaques répétées sur les plus pauvres, les plus démunis. Faire payer les pauvres, c’est ça le vrai problème. Il est déjà dans la mise en route de cette Europe qu’on nous a bien vendue comme étant un lieu social. Or, on s’est aperçu qu’il s’agit de faire baisser nos salaires pour augmenter un peu ceux des pays de l’Est, des pays asiatiques. Et tout ça avec un désengagement de l’État.

Moi, je suis resté dans une logique où l’État doit être protecteur parce que lui seul peut réguler un marché qui est dans une recherche de profit épouvantable. Ce mouvement de révolte, les organisations comme le Front de Gauche en sont un peu l’aiguillon qui permet d’emmener un débat un peu différemment. Je ne suis pas adhérent au Front de Gauche, je ne suis pas adhérent au parti communiste. Politiquement, je ne suis engagé nulle part. Mais je participe à des débats parce que ça me semble nécessaire qu’il y ait des paroles ouvrières qui soient données. Parce que ça fait longtemps que le parti socialiste a abandonné l’idée des ouvriers. Les socialistes préfèrent même, à la limite, que les ouvriers n’aillent pas voter. Et ils restent entre eux, petits technocrates, petits énarques, tranquilles, en faisant leurs salades, tout ça en oubliant la réalité sociale du mal-être, du mal-vie. Moi, ça me rend profondément triste.

La difficulté est créée par un type de société qui a été mis en place, l’endettement des ménages, cette façon de prêter du fric facilement aux gens et les tenir coincés par un crédit. On dégrade l’habitat social. Dans le pays de Montbéliard, il y a des grands ensembles qui ont été bâtis dans les années 1970, 1975, pour accueillir tous ces ouvriers, on les a laissés se dégrader d’une façon épouvantable, on a mélangé tous les travailleurs qui pouvaient venir, Marocains, Turcs, Yougoslaves, et on a permis à ceux qui travaillaient encore un peu de bâtir une maison, pas un château, une petite maison. Mais il faut rembourser et ça, c’est la corde au cou. D’une classe ouvrière qui était locataire dans les années 1970, on est passé à une France de petits ouvriers propriétaires de petites maisons, mais avec un endettement considérable. Ils ne peuvent plus se permettre de manquer seulement une journée de travail, de débrayer une heure parce que la pression est trop forte. Le système du mérite a été mis en place, il ne faut pas manquer, il faut toujours être servile pour pouvoir bénéficier d’une petite augmentation de 15 ou 20 euros, ce qui permet de mettre un peu de beurre dans les épinards. C’est toute la société qui est transformée. Cela ne s’est pas opéré comme ça, indépendamment de tout. Il y a eu une réflexion politique pour arriver à cet état de fait. On endette les ouvriers. Les gens sont très révoltés et ne voient plus comment s’organiser.

En même temps, on a bien vu pour les retraites que rien n’était si simple, on a assisté à des mobilisations importantes, avec des soutiens populaires importants des gens qui ne pouvaient pas faire grève qui étaient tout à fait solidaires. Ce que je crains plutôt, avec l’attitude de Sarkozy et du parti socialiste, c’est qu’on arrive à un vrai vote d’extrême droite. Ce qui fait très peur. Chez les ouvriers, à force de voir le parti socialiste s’entre déchirer entre des Vals et des Hollande, des Royal et des Strauss-Kahn, on se dit « Tous pourris, autant voter extrême ». C’est ça le danger, c’est pour ça que le Front de Gauche a son intérêt, qui est de contrebalancer toutes ces idées préconçues. Avoir des valeurs de gauche, c’est avoir des valeurs de solidarité, sentimentales, éthiques, qui sont complètement différentes.

J’ai 60 ans, je pars en retraite au mois de mai. À Montbéliard, il y a un grand musée sur l’automobile. Peugeot présente ses merdes, ses vieilles bagnoles, aux touristes. Il m’a toujours semblé anormal qu’il n’y ait pas un musée de l’histoire sociale de l’usine. C’est bien joli, les bagnoles, mais il y a eu des centaines de milliers de gens qui y ont travaillé dans cette usine. J’aimerais bien qu’un jour leur histoire sociale y soit montrée, développée, analysée, toute cette histoire de grèves, de malentendus, de répression, de collaboration pendant la guerre. On va mettre au point cette histoire sociale du pays de Montbéliard.
Christian Corouge

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Ce texte reprend un entretien téléphonique réalisé par Gilles Collas le 10 janvier 2011 et publié sur son blog. http://uneimagejuste.blogspot.com/2...

Christian Corouge est co-auteur avec Michel Pialoux de Résister à la chaîne. Dialogue entre un ouvrier de Peugeot et un sociologue (Agone, mars 2011).
Notes

[1] Christian Corouge et Michel Pialoux, « Chroniques Peugeot », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1984 et 1985


Extraits

Ce qu’on attendait, nous, de la gauche. C’était pas demander le paradis… non ! C’était simplement demander un minimum de lois, parce qu’on savait bien, on le sait tous qu’on est incapable de changer une société comme ça, du jour au lendemain. À moins d’une révolution et là, ça devient complètement différent, et personne n’est mûr pour faire ce genre de truc à l’époque actuelle, et c’est pas si simple. Bon, on s’attendait au moins à avoir un minimum de lois-cadres. Regarde, moi, la gauche m’aurait permis… aller à l’université. Et pourquoi que j’aurais pas demandé un congé de trois mois, moi, merde ! Pourquoi j’aurais pas droit à une bourse d’études ? Je me sens pas plus con qu’un fils de toubib, qu’un fils de notable, bon Dieu, quoi ! Et même quitte à reprendre des études ! C’est vrai que j’aurais dû piocher beaucoup plus que les autres. C’est vrai ! Mais pourquoi que j’y serais pas arrivé ? Et pourquoi que ça n’a pas été fait ?
Pour un prolo, c’est dur, il est fatigué, toute la semaine sur une chaîne, il est crevé, surtout un OS qui a gratté sur sa chaîne. Un mec qui a vingt ans, que tu vois son corps, petit à petit, se racornir sur lui-même, ne plus parler, se recroqueviller petit à petit, intellectuellement et puis physiquement. Et ce mec, s’il veut apprendre quelque chose, il est obligé d’aller le samedi, sur son temps de loisir, apprendre, contrairement à tous les autres qui peuvent y aller pendant leurs heures de travail, contrairement à tous, et qui sont payés. Enfin, moi, je trouve ça complètement immoral, mais dégueulasse, et pourquoi personne n’en parle ? Quand t’es OS et que t’arrives dans une usine comme ça, quand tu veux un livre, c’est à Besançon qu’il faut que t’aille l’acheter. Parce qu’ici t’as même pas un libraire qui est dépositaire de bouquins, qui a tous les bouquins. C’est un choix politique de Peugeot, sans doute. Il règne en maître sur cette région. Mais ça n’a jamais été non plus la revendication d’aucune organisation syndicale ou politique. Et alors, si ce n’est pas une revendication, c’est pas comme ça que le rapport de force s’établira, à un moment donné, que Peugeot sera obligé de lâcher du lest…

***

Comment ça a démarré [la grève de 1981] ? Eh bien, Peugeot, pour relever le défi des Japonais – ils parlaient beaucoup des Japonais à l’époque –, a décidé d’augmenter un jour la productivité de 4 %. Seulement, si on parle d’augmenter la productivité, quand on est dans un BM et quand on est sur les chaînes, on reçoit ça différemment. Eux disent qu’il faut augmenter le pourcentage de véhicules construits par salarié : le raisonnement du BM, c’est mathématique. Mais pour nous, sur les chaînes, on sait très bien que, quand Peugeot parle de productivité, il y a trois solutions : ou bien il augmente la vitesse de chaîne, ou bien il supprime des postes, ou bien il bourre les bagnoles les unes sur les autres. Ou encore : on passe de véhicules « chers » à des véhicules moins « chers », parce que les bagnoles sont différentes. Sur une 305, par exemple, il y a un certain volume de travail à faire, alors qu’il y en a d’autres, une 604, par exemple, sur lesquels il y en a peut-être bien le double. Donc tu peux augmenter la productivité en laissant le même nombre de postes de travail, seulement les mecs ils vont gratter du début jusqu’à la fin de la journée ! Eh bien, c’était ça les 4 % que Peugeot prévoyait, c’était ça ! Bien sûr, au début, ça passait mal, c’est pour ça d’ailleurs qu’il avait annoncé la couleur 3 ou 4 mois avant. Tranquillement, il avait expliqué que c’était pour « relever le défi japonais »… Ensuite, il a vu que ça ne passait pas, alors il a promis deux jours de congé comme ça, deux jours supplémentaires si la productivité était augmentée de 4 %.
C’était aussi l’époque où on parlait de la cinquième semaine de congé, qui n’avait pas encore été votée à l’Assemblée nationale et que Peugeot ne voulait pas payer à un taux complet, c’est-à-dire qu’il ne voulait pas y inclure les primes. Dans nos congés payés, y’a beaucoup de primes qui sont liées directement au travail, y’a l’ancienneté, y’a la prime de chaîne, y’a la prime de doublage… Y’a plein de primes. Alors, quand t’es en congé, quand on ne te donne pas tes primes, ça te fait diminuer tes ressources de 20 à 30 % sur ta paye. Donc il ne voulait pas nous les payer, et c’est nous qui avons relancé, à ce moment-là, tous ces mots d’ordre, à savoir qu’on préférait avoir trente-huit heures par semaine et pas de chômeurs. « Trente huit heures et pas de chômeurs ! », c’était une revendication de l’époque qui avait été trouvée comme ça. Et puis il y avait le ras-le-bol ! Les mecs, ils en avaient marre de gratter comme ça. Ils avaient voté à gauche, il fallait que ça pète quoi !

***

C’est complètement différent ! Moi, si tu veux, ce que je trouve, c’est qu’on est revenu au travail à la chaîne du début des années 1970 où il y avait un climat social qui était, je ne peux pas dire bon, parce que les conditions de travail c’est jamais bon, c’est jamais sain, mais ce climat social, il avait au moins le mérite d’exister, alors qu’à la fin des années 1970 il avait été complètement détruit, complètement laminé, complètement supprimé. Tu n’avais plus le droit de faire du café sur le bord d’une chaîne, tu n’avais plus le droit d’avoir un canard, tu n’avais plus le droit de rien du tout, c’était une époque où tu n’avais même pas le droit d’avoir un tract à ton poste de travail, le chef passait, il te le prenait, alors que maintenant, si je vois un chef d’équipe quand je distribue, eh bien, ça ne me gêne pas, je rentre dans le bureau, et je lui en donne. Et souvent, le mec, il est content, et s’il n’est pas content, il n’est pas content et il le fout à la poubelle, c’est son problème, mais tout le monde est servi ! Mais ils ne vont plus t’emmerder, ils ne vont pas te courir après, alors qu’avant c’était la période où ils te couraient tous après, c’était systématique, tu ne pouvais pas faire un mètre quand tu étais délégué sans avoir deux ou trois mecs sur toi. Maintenant, non ! C’est un rapport de force qui a changé.
Peugeot a compris qu’il avait été trop loin, que les 600 cadres, par exemple, qu’il avait amenés un jour, ici, pendant le conflit, pour nous empêcher de bloquer une chaîne, ç’avait été de trop. Et depuis ce jour-là, il y a une haine vis-à-vis des cadres, en carrosserie. Tu ne vois jamais de mecs en cravate circuler sur les chaînes sans qu’il y ait les vieux slogans qui ressortent : « Les cravates à la chaîne ! » Et les mecs ont tellement honte qu’ils se tirent vite. Alors que, la cravate, c’est pas une chose tellement critiquable, tu peux même avoir une cravate et puis être… mais pour les mecs, c’est resté un signe… la cravate, c’est toujours apparu… T’as ceux qui sont bien habillés et qui se glandouillent. C’est pas qu’ils ne travaillent pas mais ils font un autre genre de boulot. Et puis t’as ceux qui sont dans le cambouis jusque-là, et, ceux-là, ils ne travaillent pas en cravate, quoi.

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