Une tribune pour les luttes

Bug Brother

Un policier fait trembler l’Intérieur

Jean Marc Manach

Article mis en ligne le jeudi 20 octobre 2011

A lire avec les liens et le graphique :
http://bugbrother.blog.lemonde.fr/2...

20 octobre 2011

La France a peur d’un… gardien de la paix. C’est ainsi qu’en 2009, je me faisais l’écho du calvaire vécu par Philippe Pichon, un commandant de police que le ministère de l’Intérieur voulait expulser de ses effectifs, au motif qu’il avait osé dénoncer les dysfonctionnement du "système de traitement des infractions constatées" (STIC), ce méga-fichier policier qui, fichant plus de 5 millions de suspects, et plus de 28 millions de victimes -soit plus de la moitié de la population française- est par ailleurs truffé d’erreurs.

Philippe Pichon est convoqué, ce 20 octobre, au tribunal administratif, qui va le juger sur le fond, et qui pourrait bien le révoquer, définitivement, et donc l’expulser de la police nationale. Paradoxalement, le juge d’instruction chargé de son dossier a pourtant dressé une saisissante compilation de ce pourquoi tout le monde, de son supérieur hiérarchique aux plus hautes instances de la police nationale, en passant par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), reconnaît que Pichon a... raison.

Après avoir, en vain, dénoncé auprès de sa hiérarchie les problèmes posés par le STIC, Philippe Pichon fut mis à la retraite d’office pour avoir confié à Nicolas Beau, en octobre 2008, les fiches STIC de Jamel Debbouze et Johnny Halliday, que ce journaliste de Backchich lui avait demandé lorsque, dans la foulée du scandale autour du fichier EDVIGE, l’opinion publique commençait à s’inquiéter des problèmes posés par les fichiers policiers.

Le 5 mai 2009, saisi, en référé, de la mise à la retraite d’office du commandant Pichon, le juge avait estimé qu’il existait « un doute sérieux quant à la légalité de cette décision, dès lors qu’il ressort qu’il [Philippe Pichon, ndlr] avait vainement appelé l’attention de sa hiérarchie sur les dysfonctionnements affectant la gestion du Stic. »

A qui profite le STIC ?

L’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel de Philippe Pichon, que j’ai pu consulter et qui a vocation à démontrer ce pour quoi Philippe Pichon devrait pouvoir être condamné, démontre pourtant paradoxalement ce pour quoi il devrait, a contrario, être remercié.

Au magistrat instructeur qui l’interrogeait sur ce pour quoi il avait confié à Nicolas Beau les fiches STIC de Johnny & Jamel, Philippe Pichon qualifia son "geste (de) citoyen" en raison des nombreux dysfonctionnements du STIC, au sujet desquels il avait plusieurs fois alerté sa hiérarchie, en vain, ayant même "évoqué la possibilité de s’en ouvrir à la presse ou dans un cadre universitaire". De fait, ses dénonciations répétées des dysfonctionnements du STIC lui avaient valu une "mutation sanction".

William Bourdon, son avocat, parle même de "cri d’alarme" entraîné par le "refus de son supérieur hiérarchique de veiller à une stricte et légaliste utilisation du STIC". Il se trouve que son supérieur n’est autre que celui qui, récemment, a reconnu que les policiers devaient accepter de violer la loi pour parvenir à remplir les objectifs chiffrés de résultat imposés par le ministère de l’Intérieur...

Or, et pour justifier le refus de confronter Philippe Pichon à ce supérieur hiérarchique (qui, récemment, l’a décrit comme son "ennemi personnel"), le juge d’instruction expliqua quant à lui qu’elle ne serait pas utile à la manifestation de la vérité dans la mesure où... "l’un et l’autre conviennent de dysfonctionnement concernant l’utilisation du STIC".

Dans un autre article, intitulé "Le fichier STIC inquiète les patrons de la police", Nicolas Beau et Xavier Monnier révélaient d’ailleurs le contenu de deux circulaires émanant de la Direction générale de la Police nationale (DGPN) dénonçant les "nombreuses erreurs contenus dans le STIC".

Dans son ordonnance de renvoi, le juge d’instruction reconnait même que ce fichier "a été unanimement critiqué et l’est encore notamment par la CNIL qui avait relevé de singulières défaillances et avais émis 11 recommandations"...

Pire : en réponse aux observations de l’avocat de Pichon, qui contestait la légalité du STIC, le juge d’instruction laisse entendre qu’il pourrait effectivement être illégal :
Il appartiendra au Tribunal de se prononcer en tant que Juge du fond sur la légalité de l’acte administratif réglementaire ayant présidé à la création du STIC.

Une Justice très sélective

L’enquête de l’inspection générale de la police nationale (les fameux "boeufs carottes" chargés de fliquer les policiers) avait permis d’identifier pas moins de 610 fonctionnaires ayant interrogé le STIC au sujet de Djamel et 543 au sujet de Johnny. 24 fonctionnaires avait par ailleurs imprimé la fiche de l’humoriste, et 16 celle du chanteur.

Mais seuls deux policiers avaient imprimé les deux fiches concernées : Philippe Pichon, et une gardienne de la paix, qui expliqua avoir oeuvré par "ennui", qu’elle comblait en lisant la presse à scandale, ce pour quoi elle avait consulté les fiches STIC de 80 personnalités du show biz, et imprimé 24 d’entre-elles.

En résumé : plusieurs centaines de policiers ont consulté les fiches STIC de Johnny et Jamel. Avec l’accord de ces derniers, Nicolas Beau les a rendu publiques, afin de dénoncer les dysfonctionnements de ce fichier, et le fait qu’il ne respecte toujours pas la loi informatique et libertés, ce dont tout le monde convient, même et y compris la hiérarchie du commandant Pichon.

Ce dernier n’en sera pas moins le seul à risquer d’être exclu, définitivement, de la police nationale, quand bien même, de tous ceux qui ont consulté ces fiches STIC en-dehors de tout cadre légal, il fut le seul à le faire pour, précisément, dénoncer les dysfonctionnements, sinon l’illégalité, de ce fichier policier.

Son renvoi au tribunal correctionnel, pour violation du secret professionnel, accès frauduleux à un système automatisé de données et détournement d’informations à caractère personnel, a quant à lui été fixé au 22 mai 2012. Juste après les présidentielles...


Un fichier truffé d’erreurs

Créé en 1994, légalisé en 2001, le " système de traitement des infractions constatées" (STIC) a fonctionné en violation de la loi informatique et libertés pendant 6 ans. Ce qui lui valu d’ailleurs d’emporter un Prix Orwell en l’an 2000, et de figurer comme l’article 1 des Big Brother Awards, l’ONG qui (dés)honore ceux qui s’illustrent en matière d’atteinte aux libertés et à la vie privée -et dont je suis.

Lorsque la CNIL fut enfin autorisée à contrôler le fichier, dans la foulée, ses investigations la conduire "à faire procéder dans 25 % des cas à des mises à jour, ou même à la suppression de signalements erronés ou manifestement non justifiés" :
Par exemple, une personne signalée par erreur comme auteur d’un meurtre, ou encore un enfant de 7 ans signalé dans le STIC pour avoir jeté des cailloux sur un véhicule…

En 2008, la CNIL constata un taux record de 83% d’erreurs dans les fiches STIC qu’elle fut amenée à contrôler. Et, au terme d’une enquête approfondie de plus d’un an, la CNIL estima que plus d’un million de personnes, blanchies par la justice, étaient toujours fichées comme suspectes dans le STIC...

A toutes fins utiles, le pourcentage des taux d’erreur (en vert) n’est bien évidemment pas de 250 ou 830%, mais va bien de 25 à 83%, comme indiqué dans l’article ; je n’ai tout simplement pas réussi à trouver un moyen de l’afficher proprement, sur ce graphique, ce pour quoi j’ai multiplié par 10 ces pourcentages afin qu’ils ne soient pas noyés dans la masse des erreurs recensées, l’objectif étant de permettre de visualiser le taux de progression des erreurs recensées (25% en 2001, 83% en 2008).

Voir aussi :
UNE MÉMOIRE POLICIÈRE SALE - 34 millions de citoyens fichés, le livre qu’il en a tiré
Le droit à l’exception citoyenne, la tribune libre qu’il vient de publier, et, sur ce blog :
Comment contourner la censure sur l’Internet ?
Il est interdit d’interdire (le Net)
Un fichier de 45M de « gens honnêtes »
Pourquoi le FBI aide-t-il les terroristes ?
Peut-on obliger les policiers à violer la loi ?
Le gouvernement Sarkozy veut censurer internet
10 ans après, à quoi ont servi les lois antiterroristes ?
jean.marc.manach (sur Facebook & Google+ aussi) @manhack (sur Twitter)
auteur de "La vie privée, un problème de vieux cons ?"

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20 octobre 2011
Un policier fait trembler l’Intérieur

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