Une tribune pour les luttes

Bulletin n° 233 - semaine 42 - 2011

Les réflexions de Fanon sur la décolonisation des sciences humaines ont aujourd’hui de l’écho dans le milieu universitaire

Article mis en ligne le mardi 1er novembre 2011

http://comaguer.over-blog.com

Le texte qui suit est la traduction par Comaguer d’un article diffusé en anglais par la Fondation Frantz Fanon. Signé par un universitaire étasunien il a été publié récemment par la presse sud africaine. Il est accompagné de deux documents éclairant la situation politique et sociale dans l’Afrique du Sud post-apartheid.

Prendre la dignité et la démocratie au sérieux

Par Nigel C Gibson [1]

Dans un récent discours de remise des diplômes, Saleem Badat, le vice-doyen de l’Université de Rhodes, a appelé les diplômés de mettre leurs connaissances et leur savoir travail "au profit de la société au sens large" à travers une « une conduite éthique, une intégrité sans faille, un effort visionnaire, une mise au service du public et un engagement pour le peuple et pour les responsabilités ».

Pourtant, est-il devenu paradoxalement plus difficile d’être un humaniste critique oppositionnel dans l’Université post-apartheid ? Je me le demande parce que durant les années 1980 certains espaces intellectuels assez stupéfiants ont été ouverts dans les universités, souvent en lien d’une certaine façon aux mouvements sociaux, au mouvement syndical et ainsi de suite, dans les luttes contre l’apartheid.

Après 1994, le problème semblait être pratique, conduisant à des politiques insistant sur le développement d’unités d’études universitaires plus réfléchies. En outre, la logique de l’Université dans les processus mondiaux néo-libéraux (ainsi que l’autoritarisme économiste des coupes budgétaires) a engendré une hiérarchie où une élite peut encore se permettre des études en « Humanités » [2] avec les garanties d’un futur emploi, tandis que ceux qui ne peuvent pas se payer une formation universitaire font des études professionnelles pratiques axées sur l’emploi, souvent avec « des sciences humaines » de base, mais très secondaires et souvent mal dotées dans l’enseignement général

Les problèmes sont réduits à comment mettre pleinement à l’œuvre les mécanismes du marché. L’esprit d’entreprise (en matière sociale, politique, économique et psychologique, nous dit-on, est le modèle le plus rationnel et le plus équitable. Cependant dans le même temps, a ajouté Badat, l’Afrique du Sud devient une société « où sévissent de plus en plus souvent sur le mode les plus primitif et le plus ravageur le matérialisme grossier, la corruption, la soumission à l’esprit d’entreprise et l’enrichissement débridé. »

L’Afrique du Sud reste une société intensément politisée marquée par des rébellions constantes et des révoltes qui débouchent rapidement sur des discussions politiques sur les défauts de la société dans son ensemble. Mais qu’est-il advenu des questions fondamentales et des discussions sur la création d’une nouvelle société ? Loin du bruit de ce qui pourrait être considéré comme du bavardage politique ou du discours électoral sur l’amélioration de la qualité des services, des questions continuent à être posées exactement sur les points que Frantz Fanon aurait attendus.

Lors d’une réunion le mois dernier à Pietermaritzburg, Ntombifuthi Shandu du réseau Rural a fait remarquer que la vie est devenue plus difficile depuis la fin de l’apartheid, reflétant la brutalité de certains de ceux qui gouvernent, et elle s’est demandé si « nous sommes dirigés par des personnes qui ont été endommagées par la lutte durant l’apartheid ».

La remarque m’a immédiatement rappelé les notes Fanon dans les damnés de la terre. Fanon a compris que la lutte pour la « vraie libération » engendrait aussi des pathologies et des troubles psychologiques, ainsi que des traumatismes et des stress créés par des situations extrêmes qui devront être soignés par la sociothérapie.

Mais les commentaires du Shandu m’ont aussi fait penser à Fanon écrivant avec « la peine au cœur » sur une politique basée sur le ressentiment qui prend simplement la place et les attitudes du colonisateur.

Plutôt que de bâtir une culture de discussion (et de la démocratie) il soutient qu’il existe dans le parti nationaliste, une « sclérose » qui conduit à une « brutalité de la pensée ». Bien entendu, aujourd’hui, qu’il ne serait pas difficile de lire l’essai du Fanon sur les « Pièges de la conscience nationale » comme une critique du post-apartheid en Afrique du Sud, mais ce que Shandu a exprimé profondément la préoccupation de Fanon que la haine, le ressentiment et la vengeance, sentiments souvent encouragés durant la lutte pour des objectifs à court terme, ne peut pas favoriser la libération ni créer des êtres libérés.

Ce qui est absolument essentiel, conclut Fanon, c’est la force de l’intelligence, la création de nouvelles dimensions pour les hommes et les femmes. Et tout comme les colonisés comprennent la « pensée » du régime colonial, les anciens colonisés sont prompts à comprendre la réalité politique postcoloniale. Pour Fanon Le problème pour les intellectuels formés par l’Université, est le manque de compréhension de la pensée à l’œuvre parmi les exclus de la nouvelle répartition - les pauvres, les paysans sans terre, les chômeurs - mais qui n’ont jamais renoncé à l’idée de liberté.

Ceci répond aux préoccupations de Badat sur la pertinence des « sciences humaines » dans la formation universitaire , qui doit aider autant que possible à maintenir vivant, et à encourager le débat public sur les questions théoriques et intellectuelles et, en même temps, doit demeurer libre de paradigmes politiques étroits ou politiciens, qu’ils soient nationaux ou globaux, y compris la distance critique envers des discours comme le « développement » et les « droits de l’homme ».

Fanon soutient que la violence n’a pas de fin tant que la brutalité du colonialisme, avec toutes ses pratiques deshumanisantes, se poursuit dans la phase d’Independence. La Violence, soutient Fanon, est structurelle et s’exerce à de nombreux niveaux ; elle pénètre dans les pores de l’individu et le suit à son domicile ; elle est intériorisée et reproduit constamment la déshumanisation.

La préoccupation de Fanon pour la continuation de la brutalité est liée à sa notion de décolonisation comme restructuration de la conscience. C’est là où doit s’instaurer une discussion sur le rôle des « sciences humaines » critiques, ou peut-être mieux, des « sciences humaines » décolonisées, qui doit être reliée à un projet plus large d’éducation décolonisée. Fanon insiste sur le fait qu’un tel changement dans les consciences ne sera pas terminé rapidement et ne pourra certainement pas être réalisé par quelques slogans et quelques campagnes de marketing. Il a une base matérielle, mais il requiert également de la patience et du temps pour recentrer les psychismes fragmentés par le colonialisme et l’oppression et pour inculquer aux personnes l’idée que ce sont elles et pas tel ou tel démiurge qui façonneront la nouvelle société

Des « sciences humaines » décolonisées prendront les questions de la liberté, de la démocratie et de la dignité humaine au sérieux en rapport avec l’insistance de Fanon sur le fait que tout doit être repensé, et que tous devraient participer à imaginer l’avenir. La libération et l’invention, qui ne peuvent se réduire aux ressources humaines et aux bilans, ont besoin d’engagement et d’autonomie

Le développement des « sciences humaines » ne peut donc être compris comme un retour à un projet libéral élitaire ou refaçonné comme une notion commerciale ou africanisée de « sciences humaines » au service des actions entrepreneuriales (comme fournir de l’éthique aux étudiants en gestion des entreprises) il doit être socialement engagé et critique (dans le sens où il ne doit pas être effrayé par ses conclusions) en cherchant à aller à la racine des problèmes.

S’engageant à surmonter l’aliénation et l’oppression, au sens du Fanon, les « Humanités » décolonisées doivent inclure des discussions sur la nature de la société et ainsi aider à déverrouiller la capacité et les pouvoirs humains pour consciemment refaire le monde. Ceci exige une inclusion démocratique, la responsabilisation et l’égalité ainsi qu’une atmosphère de questionnement, de critique (liberté en termes de libération des projets) et une ouverture où tous sont invités à participer à la réflexion.
En d’autres termes L’idée de fanon de tout repenser, ne peut être soumise à aucune évaluation externe ou à un organisme de financement. La Recherche sérieuse est un projet ouvert et démocratique. Les résultats ne peuvent être prévus à l’avance ni mesurés selon tel ou tel schéma technocratique.

Cette nouvelle ère de renouvellement de la pensée doit commencer par une prise en compte complète des 17 années passées : la période post-apartheid, et doit commencer par un rejet de l’état d’esprit qui réduit le travail intellectuel à l’étude, même critique, des questions politiques. La théorie doit être comprise comme quelque chose où s’engager sérieusement et produite ainsi qu’utilisée en Afrique du Sud. En d’autres termes, doit être prise très au sérieux l’exigence de Fanon à la fin Des damnés de la terre que l’indépendance signifie vraiment fabriquer de "nouveaux concepts" dans les espaces géographiques de l’indépendance,

Publié dans le supplément n°10 du « Mail & Guardian » 26 août 10 septembre 2011

Une biographie de Steve Biko est jointe - annexe 1 - qui souligne que comme Fanon il était médecin et qu’il considérait l’apartheid comme une aliénation

Ahbalalibase Mjondolo est un mouvement décrit dans l’annexe 2 jointe qui vise à rassembler et à défendre les intérêts des actuels « damnés de la terre » dans la société post-apartheid, catégorie qui se retrouve dans tous les pays soumis à la tyrannie du capitalisme globalisé débridé.


ANNEXE 1
Steve Bantu Biko www.grioo.com/info29.html

Steve Bantu Biko naît le 18 décembre 1946, à King Williams Town en Afrique du Sud.

Très tôt impliqué dans l’activisme politique, il est lycéen à la Roman Catholic Boarding, dans la province du Natal. Il poursuit ensuite des études de médecine à la faculté de médecine de la province du Natal (University of Natal Medical School), dans la section réservée aux noirs, et adhère à un mouvement étudiant (National Union of South African Students). Mais le mouvement est dirigé par des étudiants blancs et ne s’occupe guère des problèmes des étudiants noirs. Biko démissionne en 1969 et crée avec des camarades la SASO (South African Students’ Organization), un mouvement étudiant composé uniquement de noirs, qui assiste les communautés noires défavorisées et qui va contribuer au développement d’une nouvelle philosophie pour les masses noires sud-africaines.

La philosophie de Steve Biko appelée "Black Consciousness Movement" (mouvement pour la conscience noire) est que les noirs ne peuvent se libérer politiquement de l’apartheid que s’ils cessent de se sentir inférieurs aux blancs. Sa position, bien que d’inspiration non violente, est plus radicale que celle de l’ANC. Elle lui vaut une attention internationale et est considérée par beaucoup comme l’un des tournants de la lutte anti-apartheid. Biko avait perçu la nécessité de libérer les noirs de l’aliénation à la fois physique et mentale, en restaurant leur dignité et leur identité. Le mouvement qu’il mène prend de l’ampleur dans les années 70 lorsque la lutte de libération semble s’essouffler, et que beaucoup de leaders de l’ANC sont en prison ou en exil. Biko pense que les noirs ne doivent pas compter sur l’aide ou l’assistance des blancs et doivent de ce fait se retirer de tout mouvement incluant des partenariats avec les blancs. Ils doivent se libérer eux même faute de quoi l’idée selon laquelle les noirs ne sont pas capables de prendre eux mêmes leurs propres responsabilités va continuer d’être admise et répandue.

En 1972, Biko est également l’un des fondateurs de la "Black Peoples Convention" qui rassemble alors près de 70 mouvements et associations noires, adhérant à la philosophie de la "conscience noire", y compris certaines (par exemple le South african students’ movement) qui joueront un rôle important lors des émeutes de 1976 à Soweto. Biko est le premier président du BPC et est aussitôt exclu de l’université où il étudie la médecine. Il commence alors à travailler à plein temps dans des projets sociaux autour de Durban (cours du soir visant à développer l’éducation dans les quartiers noirs défavorisés…).

Le gouvernement sud-africain prend les premières mesures contre lui en 1973, en restreignant ses mouvements et lui interdit de pendre la parole en public. Il est surveillé et harcelé par la police durant les quatre années qui suivent subissant plusieurs arrestations. Le 18 août 1977, Steve Biko et un de ses amis, Peter Jones sont accusés d’acte de terrorisme, arrêtés par la police, et emmenés pour interrogatoire.

Steve Biko meurt le 12 septembre 1977, après 16 jours de détention sans procès. Inconscient, le militant avait été transporté nu à l’arrière d’une fourgonnette de police sur une distance de plus de 1000 km. Six jours plus tard, cet homme de 30 ans qui jouissait d’une parfaite santé avant son arrestation, décédait des suites d’un traumatisme crânien et de blessures au foie, selon les rapports médicaux de l’époque. Le gouvernement raciste sud africain, qui accusait le mouvement mené par Biko d’abriter de dangereux "anarchistes" préparant un "climat révolutionnaire", finira par bannir le BCP en octobre 1977, un mois après la mort de son leader. Les déclarations du ministre de la justice sud africain, James Kruger, qui affirma que "la mort de Steve Biko ne lui faisait ni chaud ni froid", déclenchèrent un tollé général dans le monde, ce qui conduisit finalement les Nation Unies à prendre des sanctions contre l’Afrique du Sud.

En septembre 1997, cinq policiers qui ont reconnu avoir participé à l’assassinat de Steve Biko comparaissaient devant la commission Vérité et Réconciliation, présidée par Desmond Tutu. Ils admettent avoir frappé le prisonnier avec violence, avoir menti sur la date de sa mort mais gardent la même ligne de défense selon laquelle le décès était accidentel. Parmi les policiers, Gideon Nieuwoudt, qui a déjà reconnu avoir pratiqué la torture, l’enlèvement et l’assassinat de militants anti-apartheid. Un homme dont "la seule évocation du nom provoquait la terreur chez tous les prisonniers ", selon de nombreux témoignages recueillis. En novembre 1977, le magistrat chargé de l’instruction de l’affaire Biko avait déclaré : " à l’évidence, la mort du prisonnier ne peut être attribuée à un acte relevant d’une intention criminelle de la part de ses gardiens. "

Selon l’ANC, la position de Steve Biko se serait assouplie quelque temps avant sa mort, alors qu’il était plus confiant dans le possible triomphe de la cause noire. l’ANC a également révélé que l’arrestation de Steve Biko en 1977 n’avait pas permis la rencontre programmée avec Oliver Tambo, alors président de l’ANC et décédé depuis. Cette perspective de rapprochement inquiétait le régime d’apartheid et a sans doute précipité la mort du jeune leader noir.

25 ans après sa mort, Steve Biko reste un symbole et un des héros les plus incontestés de la lutte contre le régime pro-apartheid au pouvoir jusqu’en 1994. Sa vie a été immortalisée par le film "Cry Freedom" réalisé par Richard Attenborough (avec Denzel Washington dans le rôle de Steve Biko), salué par la critique internationale, et par une chanson du Britannique Peter Gabriel.

Quelques citations de Steve Biko
« Le mouvement de la conscience noire se réfère à l’homme noir et à sa situation, et je pense que l’homme noir est sujet à deux forces dans ce pays. Il est tout d’abord oppressé par une force externe qui s’exerce par l’intermédiaire d’une machinerie institutionnelle, au travers de lois qui l’empêchent de faire certaines choses, au travers de conditions de travail difficiles, à travers une éducation scolaire très faible, toutes choses qui lui sont extérieures. Il est ensuite oppressé (et c’est ce que nous considérons comme le plus important) par une certaine forme d’aliénation qu’il a développée en lui, il se rejette précisément parce qu’il rattache au mot "blanc" à tout ce qui est bon. »

« L’arme la plus puissante dans les mains des oppresseurs, est la mentalité des opprimés ! »

« Pour commencer, il faut que les Blancs réalisent qu’ils sont seulement humains, pas supérieurs. De même les Noirs doivent réaliser qu’ils sont aussi humains, pas inférieurs... »

ANNEXE 2
(Document du mouvement Abahlali Base Mjondolo)
Condamnés à vivre à perpétuité dans nos cabanes
http://eng.habitants.org/news/inhab...

Le peuple d’Afrique du Sud a demandé aux leaders du mouvement Abahlali Base Mjondolo pourquoi le gouvernement continue à ignorer les demandes des habitants des taudis. Ils ont demandé pourquoi, après toutes les manifestations, déclarations, rapports et réunions, Kennedy Road continue de brûler sous les incendies des cabanes.

Ils ont notamment fait référence au récent feu de cabane du dimanche 4 juillet 2010, tuant 4 personnes et laissé plus de 3000 personnes sans abri.
Sans rentrer dans les détails pour expliquer cette tragédie perpétuelle, nous avons répondu que les habitants des taudis de l’Afrique du Sud sont condamnés à vie. Tout le monde sait que nous ne sommes pas des gens qui comptons dans cette société. Mais la vérité à laquelle nous devons faire face est que nous avons été condamnés à une exclusion permanente de cette société.

Au fil des ans, on nous a fait comprendre que les villes ne sont pas pour nous, que les bonnes écoles ne sont pas pour nous, et que même les besoins les plus fondamentaux tels que l’hygiène, l’électricité, la protection contre les incendies et contre la criminalité ne seront pas remplis pour nous. Quand nous demandons après ces choses, nous sommes présentés comme déraisonnables, trop exigeants, et même comme une menace pour la société. Si nous étions considérés comme des gens qui compte, comme une part égale de la société, lors il serait évident que la véritable menace à l’encontre de notre société serait que nous vivions dans la boue, sans toilettes, sans électricité, sans assez de robinets et sans dignité.
Attendre notre « libération » ne nous délivrera pas de notre condamnation. Parfois la « libération » n’arrive jamais. Quand la « libération » vient, cela rend souvent les choses encore pires en nous forçant à vivre dans les cabanes du gouvernement, qui sont pires que les nôtres, qui sont des dépotoirs humains construits en dehors des villes. La « libération » devient un moyen d’officialiser notre exclusion.

Mais nous n’avons pas seulement été condamnés à l’exclusion permanente physique de la société et de ses villes, de ses écoles, de son électricité, de son système d’assainissement ou de traitement des ordures. Notre condamnation nous met aussi à l’écart des discussions qui peuvent avoir lieu dans notre société. Tout le monde est au courant de la répression que nous avons subi de la part de l’État, mais aussi maintenant, du parti au pouvoir. Tout le monde est courant des années d’arrestations et des passages à tabac dont nous avons soufferts entre les mains de la police, des attaques contre notre mouvement à Kennedy road.

Nous avons toujours affirmé, qu’aux yeux de l’État et du parti au pouvoir notre véritable crime fut d’organiser et de mobiliser les pauvres, en dehors de leur contrôle. Nous avons pensé pour nous-mêmes, examiné toutes les questions importantes pour nous, et pris les décisions sur toutes ces questions qui nous touchent. Nous avons exigé que l’État nous compte dans la société et nous donne ce dont nous avons besoin pour une vie digne et sûre. Nous avons aussi fait tout ce que nous pouvions pour faire de nos communautés de meilleurs endroits pour des êtres humains. Nous avons créé des crèches, organisé des campagnes de nettoyage, raccordé des gens à l’eau et à l’électricité, essayé de rendre nos communautés plus sûres, et travaillé très dur pour unir les gens de toutes les quartiers. Nous avons relevé de nombreux défis, mais nous avons toujours veillé dans l’ensemble de ce travail à ce que tout le monde traite l’autre avec respect et dignité.

L’auto-organisation des pauvres par les pauvres et pour les pauvres veut dire que tous ceux qui sont censés penser, discuter et prendre des décisions en notre nom – pour nous, mais sans nous – n’ont plus d’emploi. Notre décision de construire notre propre avenir n’est donc pas facile à accepter pour ceux qui ne peuvent plus continuer à décider et prendre la parole pour nous, mais sans nous. Certaines des personnes qui ont refusé d’accéder à notre demande sont ceux qui disent qu’ils sont pour la lutte des pauvres, mais pas au nom des pauvres de l’État. Certains sont au pouvoir. Certains sont de la gauche, souvent des universitaires ou des ONGs qui se considèrent comme une élite plus progressiste que celle du parti et de l’État, et qui visent à prendre place au nom de nos souffrances et de nos luttes.

Nous appelons cette gauche la gauche régressive. Pour nous le gauchisme en dehors de l’État, tout comme le parti au pouvoir, souhaitant des disciples et non des camarades, et qui est déterminé à ruiner toute politique qui ne peut se prononcer, est profondément régressive. Nous avons toujours résisté et résisteront toujours à leur tentative d’acheter notre loyauté comme nous avons toujours résisté et résisteront toujours aux tentatives de l’État et du parti au pouvoir d’acheter notre loyauté. Nous résisterons aussi à toutes les tentatives d’intimidation visant à abandonner notre autonomie. Nous défendrons toujours nos camarades lorsqu’ils seront attaqués. Notre mouvement sera toujours détenu par ses membres. Nous négocions sur de nombreux problèmes. Lorsque nous devons faire des compromis pour aller de l’avant, nous le faisons parfois. Mais sur cette question il n’y aura jamais de négociation.

Nous avons fait beaucoup pour nous-mêmes, et par nous-mêmes. Mais depuis longtemps, ce que nous ne parvenions pas à faire pour nous était d’assurer de bonnes terres et des logements décents dans nos villes. Nous avions stoppé les expulsions, et nous ne reculions plus, mais c’était une vraie lutte d’aller de l’avant. Mais nous avons continué à pousser et faire quelques progrès ici et là. Cela a vraiment offensé les autorités au pouvoir. C’est devenu très clair et évident lorsque le gouvernement de la province de KwaZulu-Natal a adopté la fameuse loi sur les bidonvilles (Slums Act), signifiant que les habitants des taudis n’auront plus jamais de place dans nos villes. Notre contestation de la loi sur les bidonvilles auprès de la plus haute juridiction du pays a été couronnée de succès : elle a été un grand revers pour le plan du gouvernement visant à officialiser notre condamnation à vie par l’éradication de nos établissements et nos installations dans les dépotoirs humains. L’accord que nous avons négocié avec la municipalité d’eThekwini pour moderniser deux établissements et fournir des services de bases à quatorze établissements a été un autre frein à l’ordre d’éradication des politiciens. L’annonce récente de la municipalité d’eThekwini d’adhérer à notre demande de fourniture de services y compris, pour la première fois depuis 2001, d’électricité aux établissements à travers la ville, est une nouvelle victoire de notre lutte, et un nouveau revers majeur pour l’agenda d’éradication. Nous vainquons doucement mais sûrement les plannings d’éradication.

Quand l’Afrique du Sud a accueilli la Coupe du Monde, Abahlali a prévenu que ça ne serait pas profitable aux plus pauvres des pauvres de notre pays. Nous avons dit que ça rendrait les pauvres plus pauvres et plus vulnérables. En prélude à la Coupe du monde il y eut encore plus d’expulsions et d’affaires judiciaires dans les différentes régions du pays. Les pauvres marchands ambulants des rues ont vu leurs biens confisqués car ils n’avaient pas de permis pour vendre dans les zones réglementées, et l’industrie du taxi a subi la mise en fourrière de ses taxis. Arrêter la course à la célébration de la Coupe du monde en soulevant toutes ces questions et en condamnant toutes ces attaques immorales et illégitimes contre les pauvres a été comme une gifle en pleine figure pour les autorités. Malgré le fait que ces stades de football énormes, hôtels et autres projets aient été construits par les plus pauvres des pauvres, ils n’en ont pas bénéficié. Le gouvernement sud-africain a dépassé son budget dans la construction d’un « pays de classe mondiale » et ne pouvait pas équilibrer ces dépenses avec les besoins sociaux tels que des logements et la fourniture de services de base. L’argent qui a été dépensé pour la Coupe du monde aurait pu servir à construire au moins un million de logements pour les pauvres. Bien que nous reconnaissions les efforts qui ont été fait pour cet événement, nous pensons toujours que cet effort aurait pu servir à offrir des services et des infrastructures de base aux pauvres. Si cela avait été le cas, alors les habitants des taudis n’auraient pas été à chaque fois touchés par ces incendies incessants.

La vérité à propos de l’attaque contre notre mouvement a toujours été ferme et n’a jamais changée. Nous ne pouvons pas faire de commentaires publics sur des questions qui sont sous jugement, mais notre demande pour une commission d’enquête indépendante qui apporterait la lumière sur toute l’histoire demeure inchangée. Les Kennedy 5, une partie de ceux qui ont déjà purgé leur peine dans et en dehors des prisons, ont été libérés de la prison de Westville. Ils avaient déjà purgé dix mois de prison sans qu’aucune preuve de leur culpabilité n’ait été portée à la cour et sans qu’aucun tribunal ne dise quelque chose sur leur détention illégale. La constitution sud-africaine stipule qu’il ne doit y avoir aucune détention sans procès et qu’une personne ne peut être détenue plus de 24heures sans une audience de cautionnement appropriée. Le fait que, jusqu’à la libération des Kennedy 5, ce procès a été mené comme un procès politique en dehors des règles de la loi, même s’il avait lieu dans une cour de justice, nous montre quelque chose de très important sur la situation des pauvres dans l’après Apartheid de l’Afrique du Sud. Ceux qui ont rendu une sentence à perpétuité à notre égard veulent toujours nous exclure de l’accès juste et équitable à la cour de justice et à ses lois. Quand ils ne parviennent pas à atteindre cet objectif par la commercialisation du système juridique, ils sont prêts à miner activement le système d’en haut.

Le mouvement insiste sur le fait que le peuple doit gouverner, c’est que ce dit la célèbre Charte de la Liberté. Abahlali y tient. La force et l’autonomie du mouvement nous oblige tous à œuvrer pour un monde équitable, un monde libre, un monde juste et un monde qui s’occupe de ses créations. Nous restons convaincus que la terre et la richesse de ce monde doivent être partagées de manière juste et équitable. Nous restons convaincus que chaque personne de ce monde a le même droit de contribuer à tous les débats et aux prises de décision sur leur propre avenir. Pour réussir nous devons être humbles mais fermes dans ce que nous pensons être juste. Nous devons résister à tous nos geôliers, qu’ils soient de l’État, du parti ou de la gauche régressive, et prendre notre place comme leurs égaux dans toutes les discussions.

Nous savons aussi que le gouvernement sud-africain veut toujours faire bonne figure aux yeux de la communauté internationale et qu’il craint la honte et le déshonneur. Ils veulent montrer au monde Soccer City, mais cacher eTwatwa, Blikkiesdorp, la prison de Westville, les fourmis rouges, et les incendies des taudis dans tout le pays. Nous tenons à remercier tous les militants et organisations internationales qui ont fait part de leurs préoccupations contre la répression que nous avons rencontrée, y compris ceux qui ont organisé des manifestations contre les diplomates sud-africains dans leurs pays respectifs.

Nous espérons que l’Afrique du Sud deviendra un des pays qui compte pour le monde. Nous espérons qu’un jour notre société sera une source d’inspiration, plutôt qu’un choc pour vous. Comme Abahlali nous nous sommes engagés à atteindre cet objectif. Mais présentement nous sommes condamnés à la lutte contre tous ceux qui essaient de nous garder confinés dans la pauvreté, tous ceux qui exigent que restions à notre place – notre place dans les villes, et nos places dans les débats. Nous avons reconnu notre propre humanité et la puissance de nos luttes pour forcer la reconnaissance totale de notre humanité. Par conséquent nous restons déterminés à continuer de refuser de rester à notre place.

Écrit par Nsibande Zodwa et Zikode S’bu - Abahlali baseMjondolo mouvement SA.

Abahlali baseMjondolo, avec le Landless People’s Movement (Mouvement des gens sans terre) (Gauteng), le Rural Network (réseau rural) (KwaZulu-Natal) et le Western Cape Anti-Eviction Campaign (Campagne d’anti-expulsion du Cap-Occidental), fait partie de la Poor People’s Alliance (Alliance des pauvres) – un réseau national de l’adhésion démocratique fondée des mouvements des populations pauvres.

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Notes

[1Nigel C Gibson est basé à Emerson College de Boston, Massachusetts. Son livre le plus récent est Fanonian practices in South Africa. From Steve Biko to Abahlali BaseMondjolo, Publication de l’Université KwaZulu-Natal Press, Mars 2011.

[2l’auteur utilise le terme anglais « Humanities » qui recouvre dans l’enseignement tout le champ des lettres et sciences humaines : langues, philosophie, histoire sociologie, psychologie, anthropologie… Nous avons choisi de le traduire littéralement par « Humanités » bien que le terme soit très daté et peu utilisé dans la France contemporaine mais en pensant que rien ne devrait être plus proche de l’humanité, cette qualité, que les humanités !

[3Nigel C Gibson est basé à Emerson College de Boston, Massachusetts. Son livre le plus récent est Fanonian practices in South Africa. From Steve Biko to Abahlali BaseMondjolo, Publication de l’Université KwaZulu-Natal Press, Mars 2011.

[4l’auteur utilise le terme anglais « Humanities » qui recouvre dans l’enseignement tout le champ des lettres et sciences humaines : langues, philosophie, histoire sociologie, psychologie, anthropologie… Nous avons choisi de le traduire littéralement par « Humanités » bien que le terme soit très daté et peu utilisé dans la France contemporaine mais en pensant que rien ne devrait être plus proche de l’humanité, cette qualité, que les humanités !

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