Une tribune pour les luttes

Il y a cinquante ans...

8 février 1962, métro Charonne, 9 morts, des centaines de blessés,
un crime d’état toujours pas reconnu comme tel !


Article mis en ligne le mercredi 8 février 2012

Nous savions bien que la manifestation était interdite, mais on y allait avec l’idée de se faire taper dessus comme d’habitude, pas avec l’idée de mourir...
Voilà comment la sociologue Maryse Tripier se souvient du 8 février 1962, jour de répression policière au Métro Charonne .


Paris, février 1962. La perspective d’une fin de la guerre d’Algérie semble s’être éloignée depuis la suspension des pourparlers de paix, le 28 juillet 1961, entre le GPRA. (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne) et le gouvernement français. Cependant, dans les arcanes du pouvoir, tout le monde s’accorde à dire que la seule issue possible est l’indépendance de l’Algérie. S’accrochant désespérément à leur rêve d’une Algérie française, les fascistes de l’OAS. (Organisation Armée Secrète), multiplient les attentats en Algérie et en Métropole. Cette stratégie de la terreur vise à mettre la pression sur le gouvernement français, qui se dit de plus en plus favorable à de nouvelles négociations avec le GPRA.

Face à ce “péril brun”, les milieux de gauche se mobilisent autour du Comité Audin (Comité d’intellectuels luttant pour faire la lumière sur la disparition de Maurice Audin, militant du Parti Communiste Algérien), du PCF, de l’UNEF, et du PSU. Dans les universités, des journées de grève sont organisées avec succès, ce qui pousse de Gaulle à déclarer : “Le peuple n’a pas à se préoccuper du problème de l’OAS ; c’est aux forces de l’ordre d’agir”. Cependant, les forces de l’ordre ne sont pas aussi zélées dans leur lutte contre le terrorisme de l’OAS que dans la répression des sympathisants de la cause algérienne. Le 7 février 1962, dix attentats sont commis, à Paris, par l’OAS. Les cibles sont des universitaires, des écrivains comme Jean-Paul Sartre, des journalistes, ainsi que le Ministre de la Culture, André Malraux. La bombe qui visait ce dernier blesse grièvement une enfant de quatre ans, Delphine Renard, qui perdra un œil et sera défigurée.

Cette vague d’attentats pousse la gauche ( CFTC, CGT, UNEF, SGEN, SNI, auxquelles se sont associées les organisations de gauche, dont le PCF et le PSU) à organiser un rassemblement, le 8 février 1962, place de la Bastille à Paris. Or, suite à l’état d’urgence décrété le 21 avril 1961, un arrêté préfectoral interdit toute manifestation sur la voie publique.

Le jour de la manifestation, les consignes sont claires : il ne faut tolérer aucun rassemblement et “faire preuve d’énergie” dans la dispersion des manifestants. Cette “énergie”, les policiers dépêchés sur place vont la fournir de façon dramatique. Le quadrillage de la manifestation est parfait ; c’est en direction d’une véritable toile d’araignée policière que se dirigent les manifestants, à partir de 18h00. 2845 CRS, gendarmes mobiles et policiers sont organisés en cinq divisions entourant le quartier de la Bastille, de la gare de Lyon aux métros Filles du Calvaire et Saint Ambroise, et de la rue Saint Antoine au boulevard Voltaire.

Côté manifestants, on souhaite un rassemblement pacifique ; un communiqué radio précise, le 8 février, que “les manifestants sont invités à observer le plus grand calme”.

A l’heure du rassemblement, des dizaines de milliers de manifestants sont venus, bravant l’interdiction de manifester. Selon Alain Dewerpe, il s’agit « d’une manifestation de militants et, toutes obédiences confondues, de militants souvent durablement engagés dans la lutte anticolonialiste ». Il relate aussi, d’après témoignages, que « l’UNEF et le PSU sont majoritaires en tête et au sein du cortège". Le FUA (Front universitaire antifasciste) a largement mobilisé dans les facultés. Plusieurs cortèges tentent de se rejoindre dans le XIe arrondissement, deux des principaux cortèges fusionnent sur le boulevard Beaumarchais. La foule devient excessivement dense, interdisant tout repli au moment des charges. On matraque des manifestants, des passants, les hommes, les femmes et personnes âgées, jusque dans les cafés et les stations de métro.
Mais c’est boulevard Voltaire et rue de Charonne que la répression est la plus violente. Alors que les organisateurs donnent le signal de dispersion, les forces de l’ordre, commandées par le Commissaire Yser, chargent le cortège avec une telle brutalité et de façon si soudaine, qu’un mouvement de panique s’empare des manifestants, qui tentent de fuir vers la station de métro la plus proche.

Dans la bouche du métro Charonne, la bousculade provoque la chute de plusieurs personnes sur lesquelles les suivants s’entassent, matraqués par les policiers qui projettent sur eux des grilles d’arbres, ainsi que des grilles d’aération du métro descellées à cet effet, tout en lançant des grenades lacrymogènes. Au milieu des cris, des gémissements, des couches de blessés enchevêtrés, on retire six cadavres . Deux autres manifestants sont tués à l’extérieur de la bouche de métro .
Certaines victimes sont mortes étouffées ; dans d’autres cas, le décès semble dû à des fractures du crâne sous l’effet de coups de matraque administrés par les meurtriers. Telle sera encore la cause d’un neuvième décès, intervenu, plusieurs mois plus tard, à l’hôpital, des suites de ces blessures. Toutes les victimes étaient syndiquées à la CGT et, à une exception près, membres du Parti communiste :
- Jean-Pierre Bernard,
trente ans. Dessinateur à la direction des Télécommunications. Secrétaire de la section du PCF dans le 15e arrondissement de Paris. Père de trois enfants.
- Fanny Dewerpe,
trente et un ans. Secrétaire. Famille décimée par les nazis. Mère d’un garçon de neuf ans. Elle est morte à son arrivée à l’hôpital Saint-Louis.
- Daniel Féry,
quinze ans et demi. Apprenti à la SERP, la société qui assurait le routage de “ l’Humanité ”. Membre des Jeunesses communistes et de la CGT.
- Anne Godeau,
vingt-quatre ans. Employée des PTT. Communiste.
- Édouard Lemarchand,
quarante ans. Artisan menuisier, il venait d’entrer à l’Humanité comme vendeur organisateur.
- Suzanne Martorell,
trente-six ans. Mère de trois enfants. Travaillait au service routage de “ l’Humanité ”.
- Hippolyte Pina,
cinquante-huit ans. Maçon. Ce communiste avait fui le fascisme italien. Il a succombé à ses blessures le 9 février 1962 à l’hôpital Saint-Antoine.
- Raymond Wintgens,
quarante-quatre ans. Typographe. Militant de la CGT.
- Maurice Pochard,
quarante-huit ans. Deux enfants. Durement matraqué, il est hospitalisé d’urgence. Coma. Quatre opérations. Il meurt après deux mois et demi de souffrances.
De très nombreux blessés dont certains resteront handicapés à vie sont par ailleurs dénombrés.

Au lendemain du drame, la presse, de façon unanime, stigmatise la responsabilité des forces de l’ordre. Le Ministre de l’Intérieur, Roger Frey, rejette quant à lui toute la responsabilité sur le Parti Communiste, qu’il accuse d’avoir tenu la manifestation malgré l’interdiction officielle. Au passage, le ministre assimile les manifestants aux fascistes de l’OAS, car ce sont là, explique-t-il, “deux ennemis de l’intérieur”.
Le 12 février 1962, le Premier ministre Michel Debré se rend dans les locaux de la police parisienne, pour « apporter le témoignage de sa confiance et de son admiration » ; puis, le 13 avril de la même année, il écrit une lettre à Maurice Papon, rendant «  un particulier hommage à [ses] qualités de chef et d’organisateur, ainsi qu’à la façon dont [il a] su exécuter une mission souvent délicate et difficile

La répression soulève une vive émotion et des arrêts de travail sont largement suivis le lendemain. Partout, dans les entreprises, les bureaux, les administrations, tant en Région Parisienne qu’en Province des arrêts de travail, de recueillement seront organisés en hommage à ces victimes. Le 13 février, une grève générale arrête les trains et ferme les écoles. Toute activité est interrompue en région parisienne et une foule évaluée : entre 500 000 et un million de parisiens défile derrière les cercueils jusqu’au Père Lachaise.


Ce crime d’Etat n’a jamais encore été reconnu officiellement et donc toujours pas condamné.
Comme pour les massacres du 17 octobre le sinistre Maurice Papon n’a jamais été inquiété, malgré ses responsabilités. Une loi d’amnistie fut votée en 1966 couvrant la manifestation d’octobre 61 et celle de Charonne.
Sur le plan civil, victimes directes et indirectes ne bénéficièrent que d’une faible indemnité, les tribunaux retenant la thèse d’une responsabilité partagée : du fait de l’interdiction, les manifestants auraient dû s’abstenir. _ Le pouvoir tenta de même d’effacer la mémoire du crime, interdisant par exemple, jusqu’en 1982, de manifester sur les lieux du drame.

Alors que des stèles sont érigées sur le domaine public en "hommage" à ces "héros" de l’OAS,
il a fallu attendre 2007, pour que le carrefour du Boulevard Voltaire, où se trouve la station de métro "Charonne" devienne Place du 8 Février 1962 .

A signaler la somme historique du fils d’une des victimes
Alain Dewerpe, Charonne. 8 février 1962. Anthropologie historique d’un massacre d’Etat, Gallimard, « Folio Histoire », 898 pp., 10 €.

et la parution cette année du roman graphique
"Dans l’ombre de Charonne" , dessinateur : Alain Frappier,
scénariste : Désirée Frappier, d’après le témoignage de Maryse Douek-Tripier, aux toutes nouvelles éditions du Mauconduit. 18,50 €.

Documents INA
Commémoration du 20e anniv. de la manifestation de charonne.
http://www.ina.fr/economie-et-socie...

Il y a 50 ans.
http://tempsreel.nouvelobs.com/vide...


Retour en haut de la page

Soutenir Mille Bâbords

Pour garder son indépendance, Mille Bâbords ne demande pas de subventions. Pour équilibrer le budget, la solution pérenne serait d’augmenter le nombre d’adhésions ou de dons réguliers.
Contactez-nous !

Thèmes liés à l'article

Histoire c'est aussi ...

0 | 5 | 10 | 15 | 20 | 25 | 30 | 35 | 40 | ... | 235