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Une histoire du fichage en France

Jean Marc Manach

Article mis en ligne le dimanche 22 janvier 2012

A lire avec les liens et documents :
http://bugbrother.blog.lemonde.fr/2...

20 janvier 2012

L’exposition "Fichés ?", qui revient sur l’histoire du fichage en France, du Second Empire aux années 60, se clôt ce 23 janvier. Le 25, les sénateurs devront se prononcer sur le projet de fichier des "gens honnêtes" (qualifié ainsi, par les parlementaires, pour ne pas le confondre avec l’un des 80 autres fichiers policiers français de "suspects" -dont 45% sont illégaux, au demeurant).

L’objectif affiché est de moderniser la carte d’identité, avec deux puces RFiD (identifiables à distance, & sans contact : une pour l’administration, l’autre pour le commerce électronique), mais aussi d’effectuer un fichage centralisé des identifiants biométriques (empreintes digitales et photographie reconnaissable par les dispositifs de reconnaissance faciale) de tous les Français de plus de 15 ans (soit, à terme, entre 45 et 60 millions de gens), afin de lutter contre l’usurpation d’identité.

In fine,, il s’agit aussi de soutenir les industriels français, leaders mondiaux des empreintes digitales et des papiers d’identité sécurisés, qui gagneraient notablement en crédibilité s’il parvenaient également à vendre leurs technologies -essentiellement vendues, en l’état, à des "pays émergents", voire peu ou pas démocratiques- à des démocraties, à commencer par leur propre pays, la France.

Occasion de revenir sur l’histoire du fichage en France, à quelques jours de la fermeture de cette édifiante exposition.

L’exposition "Fichés ?" permet en effet de contextualiser cette volonté des autorités de nous ficher. On y découvre des milliers de fiches policières, photographies et papiers d’identité d’étrangers, proxénètes & prostituées, meurtriers, réfugiés, exilés, prisonniers, drogués, communards, bagnards, vagabonds, délinquants, résistants, militants (fascistes, anarchistes ou communistes, notamment), espions, traîtres, Juifs, apatrides...

Les "repères chronologiques" inscrits en annexe du catalogue reviennent par ailleurs en détail sur cette montée en puissance du fichage, en France. On y apprend par exemple qu’en 1908, la Sûreté générale avait prescrit le fichage (identification et photographie) des "vagabonds, nomades et romanichels circulant isolément ou voyageant en groupes". Mais pas seulement :

1912 : obligation du carnet anthropométrique d’identité pour les nomades, du carnet d’identité pour les forains.

1917 : la carte d’identité pour les étrangers devient obligatoire.

1921 : le préfet de police instaure une "carte d’identité de Français" pour les citoyens domicilés à Paris et dans le département de la Seine.

1938 : pour lutter contre les faux papiers, les étrangers doivent fournir des photographies "de profil côté droit, oreille dégagée et sans chapeau".

1940 : le 27 septembre, les autorités allemandes imposent le recensement des Juifs. Le 27 octobre, le gouvernement de Vichy rend obligatoire la "carte d’identité de Français" pour les individus âgés de plus de 16 ans.

1941 : création de la Police nationale par l’étatisation des polices municipales des communes de plus de 10 000 habitants. Paris conserve son statut particulier (préfecture de police).

1959-60 : en Algérie, recensement obligatoire de la population, avec photographie et empreintes digitales obligatoires.

Vers la carte d’identité obligatoire

Le catalogue de l’exposition fournit d’autres éléments d’appréciation :

Le 27 octobre 1940, un décret de l’Etat français rend obligatoire une "carte d’identité de Français" pour les individus âgés de plus de 16 ans. Cette création de Vichy a été préparée par plusieurs tentatives de généralisation menées au cours de l’entre-deux guerres, notamment en 1921 par la préfecture de police ou en 1935 par le ministère Laval.

De fait, jusqu’en 1940, les nombreuses cartes d’identité en circulation sont facultatives. Elles sont délivrées par de multiples autorités et n’obéissent à aucune normalisation. Pour être performante, l’idée de carte d’identité obligatoire suppose, en complément visible et collectif, l’existence d’un fichier de référencement qu’"il faut bien distinguer du document dont l’individu est porteur".

De fédératrice et assimilatrice qu’elle avait été jusqu’alors, la carte d’identité créée par le régime de Vichy devient un moyen d’exclusion. Il s’agit de rejeter les individus qui ne répondent plus aux nouveaux critères racieux ou nationaux. Aussi dans les fichiers des préfectures, figure la mention du mode d’acquisition de la nationalité et de la qualité de "juif". (p.111)

Cartes d’identité pour les étrangers comme pour les Français, cartes d’identité de fonctionnaires, cartes de travailleurs, certificats de démobilisation, de libération dans les centres de séjour surveillés, visas de sortie et de transit, récépissés, sauf-conduits, permis provisoires de séjour, de circulation, Ausweis et passeports pour les travaileurs du STO, etc., jamais il ne fut exigé autant de papiers d’identité que pendant l’Occupation. (p.118)

Les "fichiers juifs"

Dans toute l’Europe occupée par les Nazis, l’exclusion puis l’extermination des Juifs a imposé l’étape préalable de l’identification. En France, le terme de "fichier juif" recouvre des réalités différentes. Les 27 septembre 1940, les autorités allemandes imposent aux Juifs de se faire enregistrer. Par la loi du 2 juin 1941, le régime de Vichy organise son propre recensement par l’intermédiaire des préfectures. (p. 124)

L’usage des fichiers par le régime de Vichy a laissé des traces et, dans les années d’après-guerre, le devenir des dispositifs d’"encartement" des citoyens fait l’objet de nombreux débats (et) l’identification des citoyens à travers une carte d’identité obligatoire soulève le plus de questions.

En 1955, le ministère de l’Intérieur décide finalement d’instaurer une carte nationale d’identité facultative, d’un modèle unique, gérée seulement à l’échelon départemental, par les préfectures.

Le ministère de l’Intérieur prend ainsi ses distances avec Vichy. Les conflite liés à la décolonisation et surtout la guerre d’Algérie provoquent toutefois une recrudescence dans la création de fichiers et l’instauration de pratiques inédites. A Paris, le fichage des "Français musulmans d’Algérie" donne lieu à une première utilisation des cartes perforées.


De la nécessité de pouvoir frauder

Considéré comme le «  père inspiré de la loi Informatique et libertés », Raymond Forni fut le rapporteur de la Loi sur l’abolition de la peine de mort, mais aussi, et par trois fois, élu vice-président de la CNIL entre 1981 et l’an 2000, poste qu’il quitta pour présider l’Assemblée Nationale.

En 1980, évoquant le projet du Ministère de l’Intérieur de traitement automatisé des cartes nationales d’identité et, dans la foulée, les titres de séjour des étrangers, Raymond Forni déclarait que «  rien n’a jamais été réalisé d’approchant en France si ce n’est au détriment des Juifs pendant la dernière guerre » :

«  Dans une démocratie, je considère qu’il est nécessaire que subsiste un espace de possibilité de fraude. Si l’on n’avait pas pu fabriquer de fausses cartes d’identité pendant la guerre, des dizaines de milliers d’hommes et de femmes auraient été arrêtés, déportés, sans doute morts. J’ai toujours été partisan de préserver de minimum d’espace sans lequel il n’y a pas de véritable démocratie. »


"Fichés ?"
exposait ainsi plusieurs papiers d’identité contrefaits, datant de l’Occupation, ainsi qu’un mode d’emploi détaillé expliquant pas à pas comment créer des faux papiers. Le gouvernement a récemment reconnu que 10% des passeports biométriques en circulation seraient des faux, alors même qu’ils avaient été conçus, précisément, pour lutter contre les faux papiers.

J’oubliais : d’après Cartocrime, le site de statistiques de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, le nombre d’infractions révélées par les services en matière de "faux documents administratifs" (comprenant, notamment, de fausses cartes d’identité), oscille entre 6000 et 10 000, par an. Ce pour quoi il convient donc urgemment de faire adopter, par quelques sénateurs et députés (lors des précédents examens de la proposition de loi, ils n’étaient jamais plus de 11 dans l’hémicycle), sans prendre la peine de recueillir l’avis du Conseil d’État, ni fournir une étude d’impact, le fichage de 60 millions de "gens honnêtes" :

jean.marc.manach (sur Facebook & Google+ aussi) @manhack (sur Twitter)
auteur de "La vie privée, un problème de vieux cons ?"
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