Une tribune pour les luttes

ACRIMED (Action-Critique-Médias)

Au Palmarès des détestations du Figaro : Pierre Bourdieu

par Henri Maler
+ Dossier : Les médias et la mort de Pierre Bourdieu.

Article mis en ligne le mercredi 25 janvier 2012


Communiqué d’Acrimed le 28 janvier 2002

http://www.acrimed.org/article161.html

Pierre Bourdieu et nous

Pierre Bourdieu avait soutenu, dès 1996, la constitution de notre association et approuvait, sans y participer, son activité. De son côté, Acrimed a trouvé dans l’œuvre de Pierre Bourdieu une de ses sources d’inspiration.

Une référence qui, sans être exclusive, était et reste décisive pour comprendre le milieu du journalisme et des médias, dès lors que l’on considère l’ensemble du travail théorique de Pierre Bourdieu et pas seulement ses rares interventions directes sur le sujet (comme le pensent les journalistes pressés d’en découdre sans comprendre).

L’œuvre de Pierre Bourdieu mérite un débat à sa mesure : un débat sans déférence - ainsi qu’il le souhaitait lui-même. Sans déférence, mais non sans admiration pour l’ampleur de son œuvre.

Pourtant c’est encore trop demander à quelques éditorialistes qui occupent des positions dominantes dans les médias et qui, depuis quelques années, ont fabriqué de toutes pièces un personnage médiatique sans grand rapport avec l’homme et le penseur. Et c’est parce qu’ils ont construit un Bourdieu à leur mesure, c’est-à-dire à leur image, qu’ils peuvent croire en triompher par des critiques superficielles, quand elles ne sont pas venimeuses. Cela leur suffit pour se donner l’illusion de " se payer Bourdieu ".

Il faut dire que, parmi les motifs de cet acharnement médiatique, figure en bonne place le crime le plus grave que puissent concevoir les puissances éditoriales, à savoir le crime de lèse-journalisme.

Pierre Bourdieu avait préféré s’abstenir de répondre à la véritable campagne médiatique dont il avait été l’objet et qui avait culminé en 1998. Comment ne pas l’approuver ? Toute réponse n’aurait fait que relancer la machine à débats médiatiquement orchestrés dans lesquels quelques éditorialistes jugent, arbitrent, tranchent par un abus de pouvoir dont ils n’ont même pas toujours conscience. N’a t-on pas vu se répandre dans nombre d’émissions de radio et de télévision tel philosophe médiatique qui dénonçait la médiatisation, jugée par lui excessive, du sociologue, confondant " intellectuel médiatique " et penseur esquinté par les médias.

Si Pierre Bourdieu intervenait peu dans les médias, ses rares apparitions donnaient lieu à des polémiques violentes et à sens unique sans doute parce qu’il était, en ce domaine comme en d’autres, sans concession dans sa dénonciation de la nomenklatura médiatique et de ceux qu’il appelait joliment les fast thinkers. Dans l’univers des médias, le film de Pierre Carles - " La sociologie est un sport de combat " - fait exception et constitue une approche indirecte mais appropriée de l’œuvre parce que, modestement et sans commentaires superflus, il se borne à laisser la parole au sociologue afin que chacun puisse juger sur pièces.

Comme ce fut le cas avec Sartre, Foucault et quelques autres, la mort de Pierre Bourdieu est l’objet d’un traitement médiatique qui est parfaitement révélateur des rapports entre les médias et les oeuvres de la culture. Plus exactement : entre les médias et les auteurs des oeuvres de culture.

Conformément aux objectifs de notre association, nous nous interrogerons sur ce que les " réactions " - comme on dit - à la mort de Pierre Bourdieu révèlent du fonctionnement des médias : une façon modeste de lui rendre hommage.


Les médias et la mort de Pierre Bourdieu
... Ce que peut le journalisme quand il s’empare d’une oeuvre majeure.

Le "rituel de célébration" auquel se sont livrés les médias après l’annonce de la mort de Pierre Bourdieu permet de constater ce que fait et ce que peut le journalisme quand il s’empare d’une œuvre majeure.

Dossier réuni par Henri Maler.

http://www.acrimed.org/rubrique55.html


Un billet pamphlétaire est par nature simplificateur.
Mais aucun code de déontologie ne prescrit qu’il doive être falsificateur…

Au Palmarès des détestations du Figaro : Pierre Bourdieu

par Henri Maler,

le 23 janvier 2012

http://www.acrimed.org/article3755.html

Le problème avec la bêtise, c’est qu’on ne peut rien lui opposer [1]. On peut corriger une erreur, discuter un argument, combattre l’ignorance par le savoir. Mais contre la bêtise, on ne peut rien. Et contre la bêtise, arrogante, ignorante, vaniteuse et haineuse, que faire ? Au moins ne pas la laisser se répandre sans rien dire…

Ainsi, il y eut un journaliste du Figaro, et pas des moindres – un directeur adjoint, responsable de la rubrique « Culture » –, pour commettre sur son blog, le 7 janvier 2012 un article finement intitulé : « Au secours, Bourdieu revient ! ».

Ce titre est, à lui seul, un chef d’œuvre. Quel est donc ce retour qui alarme notre figaresque rubricard ? Rien de plus qu’un retour dans l’espace médiatique, dix ans après le décès du sociologue, de comptes-rendus de son œuvre. L’appel désespéré du blogueur désemparé résonne comme un aveu : une œuvre n’existe pour un certain journalisme culturel que si les médias en parlent. Au point, d’ailleurs, que certains essais ne semblent rédigés que dans le but de mobiliser les journalistes culturels. Et qu’importe au directeur-adjoint du Figaro si l’œuvre de Pierre Bourdieu est l’une des plus diffusées à l’échelle internationale, n’a pas cessé de susciter des recherches et des controverses en sciences sociales, et n’a pas quitté ceux qui l’étudient et la critiquent, arguments à l’appui, pour faire progresser, s’ils le peuvent, la sociologie.

Quoi qu’il en soit, il est vrai que la sociologie de Pierre Bourdieu avait quasiment disparu des colonnes de journaux, après l’exécution qui, dans nombre de médias dominants, tint lieu de nécrologie à la mort du sociologue en janvier 2002 [2]. Il ne restait plus et, pour certains folliculaires, il ne reste encore qu’un qualificatif générique – « bourdieusien », quand ce n’est pas « bourdivin » – destiné en général à réprouver et à disqualifier à peu près n’importe qui et n’importe quoi. Mais il est exact que, dix ans après, l’œuvre de Pierre Bourdieu a bénéficié de rappels convenables et parfois beaucoup mieux dans certains médias, comme Libération, Mediapart et France Culture (dans une série d’émissions animée par… Laure Adler [3]).

Il n’en fallait pas plus pour que l’atrabilaire du Figaro s’insurge, contre « la gauche radicale-chic », comme il la nomme joliment, qui, écrit-il, « sort du musée Grévin le sociologue et ses concepts marxisants à l’intitulé si poétique : la violence symbolique, le capital culturel, la reproduction… ». Une gauche radicale qui, à la fin de l’articulet, subit une mutation et devient – comprenne qui pourra – « gauche molle »…

Mais que dit Sébastien Le Fol, puisque tel est le nom du « directeur adjoint » du Figaro ?

Passons sur l’évocation des « concept marxisants » : Le Fol, qui ne sait rien de Marx, ne sait rien de Bourdieu, pas même que la sociologie de Bourdieu s’est démarquée de Marx.

Passons sur la fine remarque selon laquelle les ouvrages de Bourdieu constitueraient autant de « petits livres rouges pour une certaine intelligentsia » : si Le Fol trouve « petits » des ouvrages de plusieurs centaines de pages qui demeurent discutés par des sociologues du monde entier vingt, trente, ou quarante ans après leur publication, c’est qu’il ne connaît que les dix dernières éditions du Bottin mondain, lecture favorite d’une incertaine intelligentsia.

Passons sur sa découverte d’une «  grille de lecture simpliste et sectaire de la société, réduit à un affrontement entre dominants et dominés » : la grille de lecture de Le Fol n’est ni simpliste ni sectaire puisqu’il ignore à la fois qu’il existe des rapports de domination, que, pour Bourdieu, précisément, les rapports entre dominants et dominés sont multiples [4], et que, par exemple, il existe des rapports de domination spécifiques au sein du microcosme médiatique et peut-être même au Figaro

Passons sur l’affirmation suivante : « Considéré comme un pion déterminé par sa position sociale, l’individu est le grand absent de ce système d’interprétation systématique.  » C’est inepte : tout lecteur de La misère du monde, par exemple, pourrait en convenir ; mais cela nous apprend au moins que M. Le Fol est un individu.

Passons sur la trouvaille selon laquelle la culture de Pierre Bourdieu a « épaté le bourgeois » et lui a « donné mauvaise conscience ». Ce qui est certain, c’est que, pour Le Fol, il est urgent de délivrer le bourgeois de toute mauvaise conscience… Ce qui est étrange, c’est que le responsable de la rubrique « Culture » du Figaro, quand il entend le mot culture, exhibe son pistolet à bouchon. En attendant de sortir son revolver, chargé de balles, s’il le faut ?

Passons, sur l’assertion selon laquelle « le “bourdivisme”, c’est un système en béton dans la mesure où il fige la société dans sa pensée » : on se demande encore ce que signifie « figer la société dans une pensée ».

Passons sur l’apothéose : « La méthode Bourdieu donnait en effet froid dans le dos. Le modèle inavoué du mandarin, c’était Fox Mulder, le héros paranoïaque de la série X-Files. Il voyait des machinations derrière chaque porte. » À quoi servirait-il d’opposer au psychiatre de salon qu’il devrait soigner son inculture pathétique et sa haine pathologique ?

Passons… Passons… Passons… Mais que reste-t-il ? Rien. Et dans ce néant, Le Fol a vomi toute sa bile.

Qu’on se le dise : il faut discuter l’œuvre de Bourdieu, parce qu’elle, au moins, est discutable, c’est-à-dire digne d’être discutée. Encore faut-il l’avoir lu, même distraitement. Ce qui est en cause ici, c’est l’emprise d’un certain journalisme sur la culture. Il existe – heureusement – des journalistes préposés aux rubriques culturelles qui comprennent ce qu’ils lisent, en rendent comptent et, le cas échéant en débattent, non pour se faire mousser à peu de frais aux dépens des auteurs, mais pour contribuer au débat démocratique ou à la diffusion des connaissances. Mais quand un Grand Chambellan de la culture – c’est le titre qu’il convient de donner à certains serviteurs de leur propre royauté (de Guillaume Durand à Franz-Olivier Giesbert et vice versa, par exemple) – se mêle de ce que manifestement il ignore, sur la foi de ce qu’il croit devoir dire pour promouvoir ses maigrichonnes opinions, cela donne parfois des chefs d’œuvres, comme celui d’un certain Le Fol qui atteint en quelques centaines de signes le sommet de la bêtise haineuse.

Un billet pamphlétaire est par nature simplificateur, mais aucun code de déontologie ne prescrit qu’il doive être falsificateur. Aucun, d’ailleurs, n’empêche véritablement de telles falsifications. Pourtant, ce n’est pas seulement pour défendre la liberté de pensée – même quand toute pensée est absente – qu’il serait nocif de tenter de se protéger des jappements de certains bassets de l’intelligence, en imposant à ces derniers le port d’une muselière. Il est même salutaire qu’ils s’expriment : sinon, comment saurions-nous seulement qu’ils existent ?

Henri Maler


Annexe : Les jappements d’un préposé à la culture

Certains articles méritent de passer à la postérité. Tel est le cas de celui de Monsieur Le Fol. C’est pourquoi nous le reproduisons entièrement. Il va de soi que nous supprimerons cette annexe si nous est opposé le droit d’auteur ou le remords d’un auteur gagné par la honte.

***

« Au secours Bourdieu revient ! » par Sébastien Le Fol

Pour incarner le « changement », on ne pouvait pas trouver figure plus archaïque que Pierre Bourdieu. Alors que l’on publie ses cours au Collège de France, la gauche radicale-chic sort du musée Grévin le sociologue et ses concepts marxisants à l’intitulé si poétique : la violence symbolique, le capital culturel, la reproduction… Des Héritiers à Sur la télévision en passant par La noblesse d’Etat, ses ouvrages demeurent autant de petits livres rouges pour une certaine intelligentsia. Le prêt-à-penser y trouve une grille de lecture simpliste et sectaire de la société, réduit à un affrontement entre dominants et dominés. Considéré comme un pion déterminé par sa position sociale, l’individu est le grand absent de ce système d’interprétation systématique. Mais le discours de Bourdieu était si bien enrobé (son côté khâgneux, ses citations d’Heidegger et de Pascal, ses néologismes), sa posture d’indigné antilibéral tellement bien étudiée, qu’il a épaté le bourgeois. Mieux, il lui a donné mauvaise conscience. Le « bourdivisme », c’est un système en béton dans la mesure où il fige la société dans sa pensée. Une sorte de congélateur théorique. La méthode Bourdieu donnait en effet froid dans le dos. Le modèle inavoué du mandarin, c’était Fox Mulder, le héros paranoïaque de la série X-Files. Il voyait des machinations derrière chaque porte. Le soupçon était chez lui une seconde nature. Quelle mouche a donc piqué la « gauche molle » de vouloir exhumer ces vieilles lunes ? Son ralliement à l’économie de marché et à la social-démocratie lui donnerait-elle mauvaise conscience ? Ironie de l’actualité, un documentaire d’inspiration « bourdivine » en salle mercredi prochain, Les nouveaux chiens de garde (voir l’extrait ci-dessous), intente le procès à charge de cette même gauche. Les patrons de Libération, du Nouvel Observateur et d’autres médias se voient accuser d’imposer une pensée unique « néolibérale » (sic). Camarade Bourdieu, réveille-toi, tes enfants sont devenus fous !

Notes

[1] Je crois que j’ai piqué cette idée à quelqu’un, Deleuze peut-être. Mais pas moyen de me souvenir.

[2] Lire notre rubrique « Les médias et la mort de Pierre Bourdieu ».

[3] Dont le rôle à la direction de France Culture ne fut guère apprécié par Pierre Bourdieu.

[4] Ils prennent des formes variées et produisent des effets particuliers selon le « champ » où ces rapports existent. « Champ » ? Sûrement un « concept marxisant »…

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