Après avoir été accusés de « voler le travail des Français », voilà les immigrés transformés en fraudeurs une fois la retraite venue. Depuis quelques années, les vieilles et les vieux migrants sont devenus de nouvelles cibles des politiques d’immigration. La maltraitance institutionnelle envers eux s’effectue par le biais des contrôles, notamment des conditions de résidence pour l’accès aux droits sociaux (retraite, logement, maladie...). Si la résistance s’organise pour défendre les droits de celles et ceux qui ont passé leur vie professionnelle ici, y ont cotisé, y ont contracté des maladies professionnelles, quelques-uns font le choix d’un retour au pays, auprès des leurs, quitte à se voir déchoir de leurs droits.
Sommaire
Édito
L’Otan en guerre contre les migrants (http://www.gisti.org/spip.php?artic...)
Dossier — Vieillesse immigrée, vieillesse harcelée
Le contrôle par la résidence (http://www.gisti.org/spip.php?artic...)
Justice et dignité pour les chibanis
Une vie dans un sac Tati
Famille décomposée
Saisonniers : une retraite délocalisée
Des femmes invisibles
Jurisprudence [Cahier central]
Vieilles et vieux migrants et droit à pension de retraite
Hors-thème
Algérie des visas au compte-gouttes
Turquie : soigner le mal par le rien
À quand la fin de la double peine ?
Mémoire des luttes
Quand les nettoyeurs du métro se mettent en grève
Ont collaboré à ce numéro : Véronique Baudet-Caille, Emmanuel Blanchard, Mathilde Blézat, Pauline Boutron, Hélène Bretin, Julia Burtin, Violaine Carrère, Frédéric Decosse, Nathalie Ferré, Marthe Gravier, Jérôme Host, Fériel Kachouck, Noura Kaddour, Claire Laudereau, Catherine Lévy, Stéphane Maugendre, Michelle Paiva, Juliette Pépin, Claire Rodier, Laurence Sinopoli, Serge Slama, Farida Souiah, Alexis Spire, Marie- Noëlle Thibault.
9 € + 1,90 € de frais d’envoi - ISSN 0987-3260 06
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Le contrôle par la résidence
Antoine Math
Chercheur, Institut de recherches économiques et sociales
Les contrôles de la condition de résidence habituelle en France des bénéficiaires de droits sociaux se sont fortement développés à partir de 2008, selon un calendrier et un rythme très variables d’une caisse de sécurité sociale à l’autre (Carsat, Cnav, Caf, MSA, CPAM) et avec de fortes différences d’un département à l’autre. Comme ces contrôles sont manifestement ciblés sur les migrants âgés, surtout ceux vivant en foyer ou dans des hôtels garnis, et qu’ils s’opèrent selon des modalités contestables comme l’a démontré la Halde à propos d’un contrôle réalisé dans un foyer par la Caf du Val d’Oise [1], le caractère discriminatoire de ces contrôles est apparu patent. Leur multiplication et la maltraitance qui en résulte pour de nombreux migrants âgés vivant en foyer ont suscité l’inquiétude et conduit à des réactions [2].
La condition de résidence en France pour la plupart des prestations sociales s’impose à tous, Français et étrangers, personnes vivant en logement ordinaire comme en foyer. Rien – pas même les techniques statistiques de « profilage » ou de « data mining » – ne devrait autoriser un ciblage accru de ces contrôles sur les personnes du fait de leur nationalité, de leur origine ou de leur condition de logement. D’autant que les conséquences, lorsque la caisse estime que la personne n’a pas rempli cette condition, sont particulièrement lourdes pour elle : il lui est réclamé de rembourser une année ou davantage de prestations du « minimum vieillesse » ou d’allocation de solidarité aux personnes âgées ou d’aides au logement, soit souvent plusieurs milliers d’euros. Et si la personne veut ré-ouvrir ses droits, elle doit refaire une demande, souvent plusieurs mois après, faute d’avoir compris ce qui lui était arrivé et d’être informée par les caisses. Ensuite, les caisses se remboursent des sommes « indues » sur les prestations à venir et ne laissent le plus souvent que quelques dizaines d’euros par mois à la personne pour survivre. Quand celle-ci n’est pas en plus poursuivie au pénal pour fraude… On ne pourrait alors mieux lui signifier qu’elle est indésirable.
Territorialité de la protection sociale
Quelles sont les raisons d’une généralisation de ces contrôles depuis quelques années ? D’où vient cette condition de résidence ? Une condition de résidence s’applique en France à presque tous les dispositifs de protection sociale, et ce, depuis toujours. Cette condition consacre le principe de « territorialité » de la protection sociale : il faut vivre en France pour bénéficier de la protection sociale française. Cette condition connaît une exception majeure : les pensions de retraite contributives (retraites du régime général, retraites complémentaires) sont des prestations « exportables », c’est-à-dire qu’on peut les toucher même si on a transféré sa résidence hors de France. Dans le cadre de certaines conventions bilatérales de sécurité sociale ou des règlements communautaires sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, des possibilités d’exportation d’autres prestations existent, en particulier en matière d’assurance maladie, de pensions d’invalidité et de rentes d’accidents du travail [3].
Pour ouvrir des droits, une personne vivant en France ne rencontre en général guère de problème pour justifier de cette condition. La résidence habituelle en France est en effet une situation de fait, indépendante de la régularité du séjour, ou encore du fait d’avoir une adresse postale ou de justifier d’un domicile. Selon le Conseil d’État, cette condition est « satisfaite en règle générale, dès lors que [la personne] se trouve en France et y demeure dans des conditions qui ne sont pas purement occasionnelles et qui présentent un minimum de stabilité. Cette situation doit être appréciée, dans chaque cas en fonction de critères de fait et, notamment, des motifs pour lesquels l’intéressé est venu en France, des conditions de son installation, des liens d’ordre personnel ou professionnel qu’il peut avoir dans notre pays, des intentions qu’il manifeste quant à la durée de son séjour » [4]. Si cette condition ne pose donc guère de souci à l’ouverture des droits, les problèmes apparaissent pour leur maintien.
La condition de résidence en matière de sécurité sociale existe depuis la création de cette dernière en 1945 et elle n’a, pendant longtemps, jamais posé problème. Le code de la sécurité sociale prévoit que les assurés sociaux, allocataires ou autres bénéficiaires de prestations doivent « résider » sur le territoire, sans plus de précision.
Le premier changement est intervenu à la fin des années 1990 suite à la suppression de la condition de nationalité qui perdurait en matière de prestations non contributives de sécurité sociale – allocation aux adultes handicapés (AAH), « minimum vieillesse » et « minimum invalidité » – et qui conduisait à interdire ces prestations aux étrangers non communautaires. Cette suppression a eu lieu en 1998, après une quinzaine d’années de luttes juridiques au cours desquelles toutes les plus hautes juridictions (Conseil constitutionnel, Cour de justice européenne, Cour européenne des droits de l’homme, Cour de cassation) avaient banni une telle « préférence nationale » contraire à l’égalité de traitement.
Rapidement, des pratiques administratives ont tenté de contrer cette avancée législative ouvrant ces prestations aux étrangers justifiant d’un titre de séjour. La condition de résidence a été mobilisée, et ce d’autant plus que les étrangers ont vite été considérés comme naturellement davantage susceptibles de l’enfreindre. En témoigne la circulaire du 17 novembre 1998 [5] qui insistait sur le contrôle de « la réalité de la résidence effective sur le territoire » en supplément de la vérification de la régularité de séjour. En témoignent surtout les pratiques de certaines caisses, telles les Cram de Rhône- Alpes et de Paris qui, pour attribuer le « minimum invalidité » (allocation supplémentaire d’invalidité), se sont mises à exiger la présentation du passeport des migrants, et lorsque ces derniers s’étaient absentés du territoire, leur demandaient de rembourser les prestations correspondant aux mois d’absence.
Soutenus par le Catred en région parisienne ou l’ODTI sur Grenoble, certains contesteront et obtiendront gain de cause. Les juges rappelleront que des absences ponctuelles du territoire procèdent strictement de la liberté fondamentale d’aller et venir, « laquelle n’est pas limitée au territoire national », et ne peuvent en aucun cas être assimilées à un transfert de résidence pouvant justifier la suspension de l’allocation [6]. Ces décisions ont permis de mettre un frein aux comportements abusifs des caisses.
En matière de protection sociale, et notamment de sécurité sociale, aucun texte de valeur législative ou réglementaire ne précisait de manière claire et précise la notion de résidence jusqu’aux années 2000, et aucun texte ne fixait une durée au-delà de laquelle une personne perdrait sa qualité de résident.
Une situation insatisfaisante et source d’insécurité juridique dès lors que la haute technocratie et les caisses étaient désireuses de contrôler la résidence effective et de supprimer les prestations aux migrants qui s’absenteraient trop longtemps. Des décrets sont donc venus préciser la condition de résidence pour le maintien des prestations, d’abord pour l’AAH en 2005 et le RMI en 2006 puis pour la majorité des prestations du code de la sécurité sociale en 2007 [7]. Ce dernier décret donnera lieu à une circulaire ministérielle en juillet 2008 [8] puis à des circulaires des caisses nationales de sécurité sociale à partir de 2009.
Contrôle systématique
Ces nouveaux textes expliquent le changement de comportement des caisses intervenu à partir de 2008-2009. Ils ont donné le signal d’un contrôle plus systématique de cette condition. Les discours, injonctions politiques et nouveaux moyens pour lutter contre la fraude sociale ont fait le reste. Les caisses y ont été d’autant plus incitées dans un contexte de discours emprunts de racisme social contre les « assistés » abusant de notre système social. Enfin le ciblage sur les étrangers s’est renforcé, les plus hautes autorités de l’État stigmatisant les « fraudes sociales des étrangers ».
Claude Guéant, lorsqu’il était ministre de l’intérieur, avait visé les étrangers, en particulier les « vieux migrants » qui font « des allers et retours entre la France et leur pays d’origine, passent plus de temps dans leur pays et touchent des allocations en France » [9]. L’injonction faites aux caisses de contrôler et, surtout, de débusquer suffisamment de fraudeurs, politique du chiffre oblige, va conduire certaines d’entre elles à trouver plus commode de contrôler en une seule fois plusieurs centaines de personnes vivant en foyer, plutôt démunies et passives face aux exigences administratives. Alors même que la condition de résidence s’applique à tous, Français et étrangers, y compris pour le maintien de l’assurance maladie aux riches rentiers, ce sont surtout les migrants pauvres et âgés qui font les frais de ces nouvelles pratiques.
S’ils ne lèvent pas toutes les imprécisions, les nouveaux textes réglementaires relatifs à la condition de résidence ont pourtant été bien accueillis par les associations d’usagers. Le principal décret, celui qui s’applique à quasiment toutes les dispositions du code de la sécurité sociale [10], s’aligne sur la notion de résidence applicable en matière fiscale [11] : en résumé, pour continuer à remplir la condition de résidence, la personne doit avoir, sur le territoire métropolitain ou dans un département d’outre-mer, son foyer permanent ou bien, à défaut, le lieu de son séjour principal, ce qui suppose, en tout état de cause, de vivre plus de six mois (180 jours) en France. Ces deux notions alternatives, le foyer permanent et le lieu du séjour principal, sont donc mobilisées.
Mais les caisses ont tendance à ne retenir que la notion de lieu du séjour principal alors qu’elle est subsidiaire à celle de foyer permanent. Une personne, bien qu’ayant résidé dans l’année moins de 180 jours sur le territoire, peut en effet parfaitement remplir la condition de résidence si elle a en France son foyer permanent, c’est-à-dire qu’elle y a ses principaux centres d’intérêts. Comme le rappelle la circulaire ministérielle de juillet 2008, cette dernière notion « s’entend du lieu où les personnes habitent normalement, c’est-à-dire du lieu de leur résidence habituelle […]. Le foyer est une notion objective et concrète qui doit être appréhendée à partir d’un faisceau d’indices de toute nature économique, juridique, familiale, sociale voire affective et qui atteste de la présence permanente et continue en France ». Et, comme en matière de résidence fiscale, les caisses sont invitées à un examen au cas par cas. Parmi les indices à retenir, la circulaire, selon des préconisations plutôt restrictives, cite l’exercice d’une activité professionnelle en France, la déclaration fiscale des revenus en France, la fréquentation assidue par les enfants d’un établissement scolaire, un engagement reconnu et stable dans des activités associatives de toute nature, la production d’un titre de séjour.
Non seulement les caisses ignorent la notion de foyer permanent et tendent à ne considérer que la notion subsidiaire de lieu du séjour principal, mais elles le font de façon très contestable. Certaines décident que la condition n’est pas remplie et suppriment les prestations dès lors que les absences du territoire dépassent six mois sur douze, de date à date, alors même que l’intéressée n’a pas dépassé six mois d’absence sur une année civile, seule façon légale de procéder. Enfin, alors même que les circulaires demandent un examen avec bienveillance lorsqu’il manque quelques jours, certaines caisses sanctionnent les personnes dans pareils cas.
En outre, les éléments présentés par les intéressés pouvant attester de leur présence effective en France, telles que des visites médicales, des témoignages ou des quittances de loyer, tendent à être systématiquement refusés par les caisses tandis que les tampons sur le passeport sont privilégiés, alors qu’il n’est pas rare que certains passages en douane à l’occasion d’une entrée en France n’aient pas fait l’objet d’une indication dans le passeport. Pour de nombreux vieux migrants, le refus de nombreux justificatifs les empêche de prouver leur présence en France plus de six mois. Enfin, les procédures de contrôle ont souvent été menées de manière illégale, les personnes n’étant pas averties, et se voyant souvent couper les prestations sans même que la décision ne leur ait été notifiée et qu’elles aient pu s’expliquer.
Aux remboursements qui grèvent lourdement des revenus déjà faibles, s’ajoutent les accusations de fraude insupportables pour ces migrants. Des témoignages relatent le cas de vieux migrants qui, se retrouvant totalement démunis pour de longs mois avec une dette énorme et se voyant traités en délinquants, décident de partir définitivement.
La Halde, dans une très belle délibération, a condamné les contrôles discriminatoires et les illégalités commises lors d’un contrôle, et des actions locales ont parfois permis de freiner les pratiques les plus contestables, sans interrompre la montée de ce qu’on peut appeler un harcèlement des vieux migrants. Quelques actions contentieuses ont été menées mais, à ce jour, très peu de décisions ont été rendues.
Discrimination
De toute évidence, ces contrôles de la condition de résidence ne devraient pas être exercés de manière discriminatoire. Or de ce point de vue, la mise en avant dans les documents et discours des caisses de l’usage de techniques de ciblage des contrôles laissent craindre que soient effectivement utilisés des critères tels la nationalité, par exemple couplée à un âge élevé [12].
Plus fondamentalement, on peut se poser la question de la pertinence d’une telle condition de résidence s’agissant de pensionnés des caisses de retraite françaises. Au risque de perdre quasiment tous leurs droits sociaux (assurance maladie, aides au logement, prestations non contributives de vieillesse ou d’invalidité, autres aides sociales, etc.) ainsi que la possibilité de se faire soigner, et de ne plus recevoir de quoi les faire vivre eux et leur famille, ces personnes se retrouvent de fait « assignées à résidence », c’est-à-dire obligées parfois de rester en France ou d’y vivre plus qu’elles ne le souhaiteraient. Une telle « assignation à résidence » est absurde. Un réel droit d’aller et venir entre « ici et là-bas » exige un droit au maintien des droits sociaux pour ces retraités, et pas seulement leurs retraites contributives : leurs droits sociaux devraient être considérés comme acquis, au moins lorsqu’ils se trouvent en France, par toute une vie passée dans ce pays.
Les pièges de la carte « retraité »
La carte « retraité » trouve son origine dans le rapport de Patrick Weil remis au Premier ministre durant l’été 2007 : il s’agissait de « permettre aux vieux travailleurs étrangers de circuler librement entre leurs pays et la France ». Cette carte aurait pu être une bonne idée si n’avait été totalement et volontairement ignorée la question cruciale des droits sociaux. Créée par la loi du 11 mai 1998, elle est réservée aux titulaires et anciens titulaires d’une carte de résident (dix ans), et à leur conjoint, à condition pour ce dernier d’avoir résidé régulièrement en France. Sont concernées d’une part les personnes qui ont encore leur carte de résident et qui désirent repartir définitivement dans leur pays d’origine et, d’autre part, celles qui n’ont plus cette carte de résident car elles sont déjà retournées au pays et ont perdu tout droit au séjour en France. Sont écartés du bénéfice de cette carte, les nombreux retraités ayant travaillé pendant longtemps en France, mais qui n’ont jamais eu de carte de résident.
Pour ceux retournés au pays et pouvant prétendre à cette carte, l’intérêt est d’autoriser l’entrée en France à tout moment, pour des séjours en principe d’une durée maximum d’un an, sans avoir à demander un visa. Mais c’est tout. En fait, un vieux migrant a vraiment beaucoup à perdre lorsqu’il échange sa carte de résident contre une carte « retraité » car à la différence d’un « vrai » titre de séjour, les initiateurs de cette carte ont souhaité faire perdre de manière définitive la qualité de « résident » à son titulaire. S’il vient à changer d’avis, même s’il a vécu et travaillé de nombreuses années en France, la situation est irréversible. Du point de vue de la préfecture, il ne dispose plus d’un droit au séjour, se trouve dans la situation d’un étranger primo-arrivant n’ayant jamais vécu en France et ne peut compter que sur une faveur de la préfecture pour obtenir de nouveau une carte de résident ou une carte de séjour temporaire…
Même si le législateur a permis au titulaire de la carte « retraité » de faire des séjours en France, il a clairement souhaité lui faire perdre, avec la qualité de résident, les droits associés à cette qualité, en particulier les droits sociaux qui sont pour la plupart conditionnés à la résidence en France à l’exception des pensions de retrait contributives. En dépit des alertes d’associations face à ce risque de spoliation, le législateur n’a pas cédé lors des débats parlementaires en 1998, si ce n’est, de façon très limitée, pour une petite partie des droits à l’assurance maladie. Selon le texte voté, si le titulaire de la carte « retraité » justifie avoir cotisé au titre de la retraite pendant plus de quinze ans, lui et son conjoint ont droit, lors de séjours en France, aux prestations en nature de l’assurance maladie du régime de retraite dont ils relevaient au moment de leur départ de France, mais uniquement « si leur état de santé vient à nécessiter des soins immédiats ». Ce qui signifie que la prise en charge est possible pour une grippe ou une fracture du bras mais pas pour des maladies déclarées avant l’arrivée en France. Par exemple, et selon le texte voté, une personne âgée ayant opté pour la carte « retraité » ne peut voir ses soins liés à une maladie longue (cancer, asthme, diabète, etc.) pris en charge. Ces retraités qui ont cotisé toute leur vie à l’assurance, et continuent de le faire via des prélèvements sur leur pension, se voient privés de l’assurance maladie au moment où ils en ont besoin. Si le titulaire de la carte « retraité » justifie d’une durée d’assurance au titre de la retraite inférieure à quinze ans, lui et son conjoint perdent définitivement tout droit à l’assurance maladie lors de leur séjour en France, même pour des soins inopinés.
Mais ce n’est pas tout. En perdant la qualité de résident, le titulaire de la carte « retraité » perd la plupart des autres droits sociaux conditionnés à la résidence en France : prestations non contributives de sécurité sociale (« minimum vieillesse » ou allocation de solidarité aux personnes âgées, allocations aux adultes handicapés, allocation supplémentaire d’invalidité), RSA, aides au logement, prestations familiales, aide sociale aux personnes âgées, aide sociale aux personnes handicapées, allocation personnalisée d’autonomie, etc. Pour les étrangers encore titulaires d’une carte de résident, la carte « retraité » est un piège : les organismes sociaux peuvent leur refuser tout nouveau droit et leur supprimer les droits en cours, tels que la carte Vitale ou le « minimum vieillesse ». Reconnaissons que, durant les premières années, l’incidence négative a été limitée car la plupart des caisses de sécurité sociale n’y prêtaient guère attention, les agents ne distinguant pas encore cette carte « retraité » de la carte de résident et continuant à renouveler les droits. Mais, à la suite de plusieurs circulaires préconisant explicitement d’écarter les titulaires de la carte « retraité », tel n’est plus le cas, en particulier en matière d’assurance maladie. Il convient en conséquence d’informer et de conseiller aux titulaires d’une carte de résident de conserver cette carte et de refuser d’opter pour la carte « retraité ». La carte de résident permet en effet à l’étranger de conserver la plupart des droits sociaux même s’il s’absente quelques mois. On a constaté qu’au moment du renouvellement de la carte de résident, des vieux migrants acceptaient la carte « retraité » que la préfecture leur proposait « en échange », sans réaliser les implications préjudiciables et irréversibles de ce « choix ».
En fait, la seule situation dans laquelle cette carte n’est pas un piège est celle d’un retraité d’un régime français, déjà retourné au pays et ayant perdu tout droit au séjour en France, qui désire y revenir pour des séjours relativement courts sans avoir à demander un visa à chaque fois. Mais, dans les faits, il s’avère qu’il est très difficile d’obtenir une carte à laquelle ces retraités ont pourtant droit. On peut citer l’exemple d’un retraité qui avait travaillé et vécu plus de vingt ans en France, et était retourné avec son épouse vivre en Turquie. Ils souhaitaient obtenir la carte « retraité » pour venir visiter en France leurs enfants et petits enfants de nationalité française, en s’épargnant à chaque fois les tracasseries occasionnées par la demande d’un visa : un trajet de 500 kilomètres entre le domicile et les services consulaires impliquant aussi de passer une nuit à l’hôtel, des heures d’attente, divers frais et humiliations, des angoisses liées aux imprévus et incertitudes inhérents à cette démarche… Il a fallu quatre années de démarches, et la menace de porter l’affaire au contentieux pour que ces retraités obtiennent enfin gain de cause.
L’idée de départ de la carte « retraité » – faciliter les allers-retours – s’est donc muée du fait de l’objectif inavoué d’encourager surtout les retours en un échec patent, comme l’atteste d’ailleurs le faible nombre de cartes finalement délivrées chaque année.
Notes
[1] Sur cette délibération n° 2009-148 de la Halde, voir le cahier de jurisprudence dans ce numéro.
[2] Voir l’article de Jérôme Host et Juliette Pépin dans ce numéro.
[3] Sur ces textes internationaux, voir l’excellent site internet du Centre des liaisons européennes et internationales de sécurité sociale (Cleiss) : www.cleiss.fr
[4] Avis du Conseil d’État du 8 janvier 1981 sur la notion de résidence en matière d’aide sociale. Des définitions très voisines sont données tant dans la jurisprudence nationale que dans la jurisprudence communautaire s’agissant de la coordination des systèmes de protection sociale.
[5] Circulaire DSS/DAEI/98/578 du 17 novembre 1998 relative à la mise en oeuvre du principe d’égalité de traitement entre ressortissants français et étrangers résidant en France pour l’attribution et le service des prestations non contributives.
[6] Cour de cassation, 2 novembre 2004, n° 03-12899. D’autres décisions obtenues par le Catred sont commentées dans Les jurisprudences du Catred. Protection sociale. Combat pour le droit, 2005, www.catred.org.
[7] Décret n° 2007-354 du 14 mars 2007, article R. 115-6 code de la sécurité sociale.
[8] Circulaire DSS/2A/2B/3A n° 2008-245 du 22 juillet 2008 relative aux modalités de contrôle de la condition de résidence pour le bénéfice de certaines prestations sociales.
[9] « Guéant veut croiser les fichiers pour lutter contre les fraudes sociales des étrangers », AFP, 27 novembre 2011. « Lutte contre la fraude sociale : Claude Guéant cible les étrangers », Le Monde, 29 novembre 2011.
[10] Les autres textes s’appliquent d’une part à l’AAH (art. R 821-1 CSS), d’autre part aux diverses aides au logement pour lesquelles une condition d’occupation effective du logement de 8 mois par année civile se substitue à la condition de résidence, de fait moins exigeante (art R 831-1 CSS pour l’allocation de logement à caractère social ; art. D 542-1 CSS pour l’allocation de logement à caractère familial ; art. R 351-1 du code de la construction pour l’aide personnalisée au logement).
[11] Article 4 B 1.a. du code général des impôts
[12] Une circulaire interministérielle n° DSS/2012/32 du 23 janvier 2012 relative à la lutte contre les fraudes aux prestations versées par les Caf porte notamment sur la « fraude à la condition de résidence » et indique que « le risque de non-résidence en France est difficile à cerner. Les nouveaux ciblages mis en oeuvre dans le plan de coopération renforcée se sont révélés beaucoup plus efficients que les contrôles traditionnels, et seront donc généralisés ».
Justice et dignité pour les chibanis
Jérôme Host & Juliette Pépin
Travailleur social, la Case de Santé à Toulouse / _ Avocate au barreau de Toulouse
En 2009, trois associations toulousaines, la Case de Santé, le Centre d’initiatives et de ressources régionales autour du vieillissement des populations immigrées (CIRRVI) et le Tactikollectif, décident de regrouper leurs forces pour lancer un appel national afin de dénoncer les conditions de vie de nombreux immigrés âgés. Cette initiative trouvera un écho dans plusieurs villes de France et aboutira à la création du collectif « Justice et dignité pour les chibanis » [1].
Dans nos associations, nos permanences juridiques et nos consultations médicales, nous accueillons au quotidien ceux qu’on appelle les chibanis. Pourquoi avons-nous tiré la sonnette d’alarme ? Parce qu’il était question de chibanis plus malades [2], plus mal logés [3] et plus harcelés par l’administration que les autres. C’est cette question du harcèlement administratif qui a poussé le collectif à se mobiliser et des immigrés âgés à se structurer. Un café social animé par l’équipe de la Case de Santé [4] depuis 2007 a servi de « camp de base » des futures mobilisations.
Nous avons d’abord concentré nos efforts sur la « carte retraité ». C’est d’ailleurs sur ce thème que la campagne « Justice et dignité pour les chibanis » a été lancée en novembre 2009 à l’occasion du festival « Origines contrôlées » organisé par le Tactikollectif [5] à Toulouse. Depuis quelque temps, nous rencontrions des chibanis titulaires de la « carte retraité » qui, en accédant à une chambre dans un des foyers Adoma toulousains, s’adressaient alors à la caisse d’allocations familiales (Caf) de Haute-Garonne afin de bénéficier de l’aide personnalisée au logement (APL). À leur grande surprise, cette aide sociale leur était refusée au motif que leur « titre de séjour n’[était] pas recevable ». Et derrière ces refus, c’était bien la condition de résidence attachée à cette carte qui était visée, ce qu’ont confirmé les actions en justice menées par la suite. La Caf y précisait que l’étranger titulaire d’un titre de séjour portant la mention « retraité » ne pouvait pas percevoir l’APL faute d’avoir sa résidence en France. Selon la Caf, la délivrance d’une telle carte prouve que la résidence est établie à l’étranger.
Début 2010, ces refus d’APL ont été contestés devant le tribunal administratif de Toulouse. Si les recours sont toujours en cours, la mobilisation toulousaine a déjà remporté une première victoire sur le terrain de la carte « retraité ». En effet, la Cour de cassation est venue préciser clairement que rien ne s’opposait à ce que l’étranger titulaire d’un titre de séjour portant la mention « retraité » ait également une résidence en France au sens des prestations sociales [6]. La Caf allait devoir changer de tactique. Ce qu’elle n’a pas tardé à faire en se rangeant derrière « de nouvelles instructions » pour tenter de minimiser son erreur, faisant ainsi référence à la circulaire n° 2010-49 du 6 mai 2010 de la Caisse nationale d’assurance vieillesse (Cnav) mentionnant qu’« aux termes de l’arrêt Ahrab, 2e ch. civile Cour de cassation du 14 janvier 2010 et conformément à la position de la Direction de la sécurité sociale, le titulaire d’une carte de séjour portant la mention "retraité" peut apporter la preuve de la résidence effective en France afin de bénéficier de l’Aspa au sens de l’article R. 115-6 du CSS, et ce en dépit de la détermination des conditions d’obtention de la carte de séjour "retraité" [7] ».
Si ces premiers cas liés à la carte « retraité » allaient permettre à la mobilisation toulousaine de prendre conscience des enjeux liés à la condition de résidence, c’est bien le contrôle massif des habitants d’un foyer Adoma, organisé de concert par plusieurs organismes sociaux au cours de l’été 2009, qui allait démontrer à quel point cette condit ion serait désormais le moyen de harcèlement des immigrés âgés, privilégié par l’administration. Avec sans doute pour objectif de provoquer le départ définitif au pays du plus grand nombre d’entre eux.
(...)
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Extrait du Plein droit n° 93 (juin 2012)
« Vieillesse immigrée, vieillesse harcelée »