Une tribune pour les luttes

ENTRE VIOLENCE ET NON-VIOLENCE

Article mis en ligne le jeudi 24 février 2005


Cette remarquable synthèse publiée le 22 février 2005 sur le site de la CNT-AIT
mérite d’être largement diffusée.

MB


Par définition une société anarchiste ne peut reposer sur la violence. Or, pour parvenir à une telle société, il y a un préalable (abolir le pouvoir) et une grande question : comment se fera l’abolition de ce pouvoir ? Avec ou sans violence ? Avec violence ? Mais, dans ce cas, l’utilisation de la violence révolutionnaire, une fois le pouvoir détruit, aura-t-elle pour conséquence de rendre impossible l’édification d’une société sans rapports de domination ? C’est là une des questions auxquelles les militants anarchistes doivent s’efforcer de répondre. Cet article est une contribution à cet indispensable débat.

DE LA DYNAMIQUE REVOLUTIONNAIRE

C’est un lieu commun que de prôner une sorte de non-violence politiquement correcte, en imputant à l’utilisation de la violence les échecs des différentes luttes révolutionnaires. Ainsi peut-on lire : "Nous pouvons dire en toute sûreté que plus la violence est employée dans la lutte de classe révolutionnaire, moins cette dernière a de chance d’arriver à un succès réel" [1]. A l’appui de ces affirmations sont évoqués, de manière très furtive et au choix, la Terreur [2], la guerre civile ou la lutte armée voire le terrorisme. Et loin d’approfondir les leçons du passé, on s’enfonce de plus en plus dans des raccourcis faciles, imprégnés d’imagerie scolaire : "Il est criminel de croire ou de laisser croire, que couper quelques têtes et se baigner dans des fleuves de sang d’une guerre civile libératrice annoncée, fera avancer en quoi que ce soit le schmilblik de la rupture avec le capitalisme et celui de l’édification d’une société libertaire" [3].

Ces simplifications sont très utiles depuis deux cents ans à tous les réactionnaires qui utilisent la confusion entre la violence de masse et les épisodes de la Terreur. De là l’exclamation du député Front national Romain-Marie, à la tribune du parlement européen, à l’occasion du bicentenaire de la révolution française : "Le 14 Juillet 1789 a été le début du temps des assassins " [4].

Pour les anarchistes, il est au contraire fondamental de repérer dans l’histoire ces moments de rupture -qu’ils se situent en 1789, 1917 ou 1936- pendant lesquels la population quitte son rôle passif pour passer à l’action. C’est ce que fait par exemple Kropotkine qui, dans son ouvrage "La Grande Révolution", s’attache à montrer l’importance de l’action directe des masses dans la dynamique des événements révolutionnaires. En effet, si la Révolution de 1789 fut une révolution bourgeoise, la bourgeoisie par elle même n’aurait pu détruire la monarchie. Dans cet affrontement avec le pouvoir, comme c’est le cas plus généralement, ce n’est pas le degré de non-violence qui a déterminé le succès, mais très logiquement, le rapport de force qui a permis une dynamique offensive, protéiforme et décentralisée. Dans cet exemple comme dans d’autres, la destruction d’éléments symboliques du pouvoir a joué un rôle déterminant parce qu’elle a permis de libérer de nouvelles formes d’organisation sociale, fonction de l’imaginaire collectif et du niveau de conscience des individus.

Entre parenthèses, que la prise d’une forteresse ou la chute d’un mur puissent signer la fin de la monarchie ou du national-communisme nous autorise à dire que le pouvoir le plus féroce contient aussi sa part de fragile subjectivité. Pour revenir à notre sujet, observons que, même lorsque le niveau de conscience est insuffisant on peut assister à des épisodes de révolte massive, certes inabouties, mais qui peuvent tout de même nous éclairer sur la dynamique de masse.

A l’inverse, les épisodes de réaction se caractérisent par le retrait de la scène historique des masses populaires, qui laissent ainsi la place à des fractions politiques. Ces dernières mettent un terme à toute destruction du pouvoir pour, au contraire le reconstruire, le défendre et le conquérir. Le résultat est un mouvement centralisateur, étatique et militariste. Une lecture plus fine de l’histoire montre que ce sont ces mouvements de réaction, et non l’action révolutionnaire, qui produisent la Terreur comme la guerre. Les événements les plus sanglants sont le produit du reflux révolutionnaire (par exemple, la Bataille de l’Ebre, en 1938) et non les causes de son insuccès.

NON-VIOLENCE ET POLITIQUE

La violence révolutionnaire n’est donc autre chose que la quantité d’énergie nécessaire à produire une rupture historique. Mais le discours dominant nous habitue à un concept de violence aussi polyvalent que creux. Ainsi, si l’on en croit les médias, il y aurait des "violences" à l’école tout comme il y a des "violences" en Irak. Inversement, le terme de violence est absent du discours journalistique et politique relatif au Paris-Dakar, quelque soit le nombre de fillettes écrasées par les camions. Le flou est total et cette confusion conceptuelle, loin d’être due au hasard, découle de la volonté des politiciens de tracer une frontière entre ce que le système permet et ce qu’il ne permet pas. Est dès lors réputée violente toute action qui ne rentre pas dans le moule de la protestation "citoyenne", du syndicalisme intégré, ou des autres formes de contestation politiquement correctes. Globalement, le qualificatif "violent" est essentiellement une étiquette qui permet de stigmatiser l’adversaire. Par ce tour de passe-passe, il n’y a de violence que chez ceux qui contestent le système, tandis que les oppresseurs, qu’ils bombardent une cité, affament la moitié d’un continent ou torturent dans les commissariats et les camps, sont toujours les gardiens du droit et de la justice et finalement de véritables non-violents auxquels rien -si ce n’est une regrettable bavure de temps en temps- ne saurait être reproché. Les révolutionnaires qui se prennent à singer cette rhétorique nous font assister à un étonnant spectacle et donnent l’impression de chercher à s’excuser de vouloir renverser l’ordre établi. Coincés dans leur contradiction -puisque la violence révolutionnaire ne peut trouver sa place dans le cadre juridique de la bourgeoisie- ils finissent par élaborer une espèce de théorie de la légitime défense qui justifierait, quand on en aurait besoin, la fin de la non-violence : "Nous devons nous défendre et la violence peut nous être imposée" [5]. Cette banalité, puisée dans les idées reçues, est source de bien des piéges.

La révolution libertaire ne peut triompher que par la participation des masses. C’est cette participation, qui détermine le rapport de force. Plus celui-ci est élevé et plus la violence est limitée. C’est donc quand ce rapport de force est élevé (et non en état de "légitime défense" ou pire, lorsque la violence est imposée par une provocation) que les masses peuvent détruire la légitimité qui permet les conditions de leur exploitation et de leur domination. Ceux qui prônent la non-violence à ce moment là, (quand tout est possible et que la violence peut être très limitée), pour ensuite réfuter la non-violence en période de reflux (par le recours à la "légitime défense"), prouvent deux choses : qu’ils utilisent la non-violence comme concept tactique (et non comme un postulat philosophique qui mériterait d’être discuté autrement) et qu’ils l’utilisent mal. En effet ils sont à rebours de toute la dynamique révolutionnaire, car ils raisonnent en dehors des masses, comme si le mouvement anarchiste devait être coupé d’elles. Certains en arrivent à tant les mépriser, à force de confusion historique et légaliste, qu’ils peuvent tenir des propos, tels que "Les pauvres par eux-mêmes ne peuvent que foutre le bordel""Qu’est-ce que le prolétariat ?", [6], qui constituent la négation même des capacités d’auto-organisation des masses. Ce qui revient à nier la base de la philosophie libertaire.

VIOLENCE ET POUVOIR

A priori, une question est tranchée : On ne saurait penser le pouvoir sans violence. Réciproquement, il faudrait éviter toute forme de violence pour ne pas reproduire les mêmes rapports de domination entre individus. Mais dire cela ne suffit pas à expliquer comment détruire le pouvoir en place. On peut toujours, comme le font certains réformistes et même des radicaux appeler à un non-pouvoir, un contre-pouvoir ou un pouvoir parallèle ! ! Ce faisant, après avoir reconnu le pouvoir comme violent, ce type de stratégie conduit à se mettre à sa merci et a n’exister que tant que le pouvoir le veut bien. Autrement dit, le fait de réfuter toute forme de violence pour éviter de reproduire le pouvoir est une invitation à subir éternellement la violence de l’État.

Cette façon de tourner en rond provient d’une incapacité à concevoir la société autrement que telle qu’elle existe à ce jour. La question doit donc être posée autrement : Est-ce qu’une société viable, non impuissante, c’est-à-dire capable d’organiser les rapports inter-individuels, ne peut, pour fonctionner, que reproduire éternellement les mêmes rapports de domination ? C’est dans les capacités de l’humain à modifier radicalement les rapports que nous vivons actuellement, à penser d’autres formes de société, dans lesquelles le pouvoir appartienne à l’ensemble de la collectivité, et non à une classe, ne s’impose à personne en permettant à tous de s’impliquer que réside la réponse. Cette capacité collective, l’humanité la possède, comme de nombreux faits le prouvent, que ce soit l’existence fort ancienne de sociétés sans État ou les pratiques contemporaines des collectivités et assemblées (soviets, conseils, collectivités de 1936..). Les anarchistes doivent, à mon avis, tout mettre en œuvre pour faciliter, dans les moments de rupture historique qui se produiront, ce basculement, sous peine de voir se reconstituer, une fois de plus, l’État [7] Car c’est effectivement l’incapacité à produire ce basculement, à abolir les divisions sociales qui, laissant le champ libre à la réaction, est la cause de la reproduction du pouvoir ; et pas, comme on voudrait nous le faire croire, la violence révolutionnaire des masses.

O.

A lire sur le sujet : "La grande révolution" de Pierre Kropotkine ; "La société contre l’État" de Pierre Clastres.

Retour en haut de la page

Notes

[1"A propos de la lutte armée" Jipé,C.S., rédaction de Montpellier, n°196.

[2De la chute des Girondins à celle de Robespierre

[3"Unité pour un mouvement libertaire", brochure, J.M Raynaud, 2002.

[4Bernard Marie a des trous de mémoire : le temps des assassins a commencé bien avant. Avec l’Inquisition par exemple...

[5A propos de la lutte armée" Jipé,C.S., rédaction de Montpellier, n°196.

[6Cercle Berneri, A Contre Courant, N°67, Sept 95.

[7Alexandre Berkmann écrivait à juste titre : "La tragédie des anarchistes au milieu de la révolution, c’est qu’ils sont incapables de trouver et leur place et leur activité "

[8"A propos de la lutte armée" Jipé,C.S., rédaction de Montpellier, n°196.

[9De la chute des Girondins à celle de Robespierre

[10"Unité pour un mouvement libertaire", brochure, J.M Raynaud, 2002.

[11Bernard Marie a des trous de mémoire : le temps des assassins a commencé bien avant. Avec l’Inquisition par exemple...

[12A propos de la lutte armée" Jipé,C.S., rédaction de Montpellier, n°196.

[13Cercle Berneri, A Contre Courant, N°67, Sept 95.

[14Alexandre Berkmann écrivait à juste titre : "La tragédie des anarchistes au milieu de la révolution, c’est qu’ils sont incapables de trouver et leur place et leur activité "

Vos commentaires

  • Le 27 février 2005 à 20:51, par millebabords En réponse à : La violence pour essayer de ne pas prendre le pouvoir...

    Quelque chose me questionne : pourquoi faut-il forcément "détruire le pouvoir" ? Pass qu’il faut proposer derrière une autre forme de pouvoir, qui est donc un pouvoir....

    Cette question, avec celle de la capacité de diffuser en public (la médiatisation), sont carrément cruciales et conditionnent le basculement vers autre chose.

    Mais le "pouvoir n’est pas à prendre, mais à apprendre", pour citer sûrement quelqu’un.

    Pass que, on le voit, sans cadre moral ou légal, on partirait vite en sucette....

    Alors, la non violence est un apprentissage du pouvoir collectif..... et la violence réside dans la force en nous-même pour ne pas prendre ce pouvoir ....

  • Le 27 février 2005 à 20:53, par millebabords En réponse à : Au fait

    "Certains en arrivent à tant les mépriser, à force de confusion historique et légaliste, qu’ils peuvent tenir des propos, tels que "Les pauvres par eux-mêmes ne peuvent que foutre le bordel""Qu’est-ce que le prolétariat ?", qui constituent la négation même des capacités d’auto-organisation des masses."

    Bien sûr qu’on est pas éduqué !! Sinon ça se saurait !

  • Le 27 février 2005 à 20:58, par millebabords En réponse à : > La violence pour essayer de ne pas prendre le pouvoir...

    Pour faire bref avec mes pensées pleines de poncifs de petit-bourgeois sur le sujet :

    - je pense que la mise au jour d’une socété anarchiste ou communiste par la violence est vouée à l’échec, à moins qu’elle ne soit menée par des "saints" (laïques bien sur !)... l’étape révolutionnaire de la "dictature du prolétariat" jusqu’à ce que tout le monde soit d’accord (ou mort), a une facheuse tendance à s’éterniser là où elle a lieu...

    - que les révolutions (violentes ou non) sont des phénomènes contingents et complexes, dépassant les individualités, qui se produisent lorsque les déséquilibres entre les "membres" d’une société sont trop importants, mais qui sont forcément menées par des individus (t’as qu’à voir comment c’est complexe !)

    - enfin une petite remarque pour notre bondieu à nous : ton intervrention fort rondement menée je ne peux qu’en convenir, est une réponse à de la prose de la CNT à savoir des anarchistes. Or, pour ces braves gens, dont je me revendique quand j’suis pas en forme (de poire... ou alors c’est quand j’suis en forme... va savoir), si j’ai bien tout compris, point de "cadre" moral ou légal qui tienne sinon le sien propre et son sens du bien commun (cf le "concept" de la "prise au tas" où chacun ce sert des ressources abondantes selon ses besoins minima ni plus ni moins... ce qui ferait rire beaucoup d’obèses et pleurer beaucoup d’industriels dont le but est le profit)

    En conclusion pour citer ce chef d’orchestre frustré cher à mon coeur qui vivait à Monaco avec sa gueunon Pépée qu’était Léo Ferré (psst les latinistes, visez un peu ce pseudonyme !) Avant de faire la révolution dans la rue, il faut la faire dans sa tête

  • Le 3 octobre 2005 à 09:27, par coco84 En réponse à : > La violence pour essayer de ne pas prendre le pouvoir...

    Les Hommes d’aujourdui sont trop stressé et le stresse entraine la fatigue et entraine tous pleins d’autre chose dont la violence car quand l’on est fatigué ou stressé la moindre remarque nous faits explosez. Mais c’est malheureus de dire ca mais il en faut aujourdui car sinon on se laisse trop marcher sur les pieds je parle de la violence physique et moral ! cela n’a pas trop de rapport avec le texte mais je dit ce que je pense !

Soutenir Mille Bâbords

Pour garder son indépendance, Mille Bâbords ne demande pas de subventions. Pour équilibrer le budget, la solution pérenne serait d’augmenter le nombre d’adhésions ou de dons réguliers.
Contactez-nous !

Thèmes liés à l'article

Analyse/réflexions c'est aussi ...

0 | 5 | 10 | 15 | 20 | 25 | 30 | 35 | 40 | ... | 2110